Dans
ce conte fantastique (La Forme de l’eau/The Shape of Water, 2017), Guillermo del
Toro réactive la figure de la créature venue d’ailleurs. À l’instar de King
Kong (King Kong de Merian C. Cooper
et Ernest B. Schoedsack, 1933) ou de L’Étrange
créature du lagon noir (Creature from
the Black Lagoon de Jack Arnold, 1954), un nouvel alien, mi-homme,
mi-amphibien, capturé en Amazonie, a été ramené de force, au début des années
60, dans un laboratoire ultra-secret de Baltimore, pour devenir un objet
d’expérimentations scientifiques. Prisonnier, mis à l’isolement, martyrisé par
le responsable du programme, le colonel Strickland (Michael Shannon), l’humanoïde
aquatique voit son destin basculer lorsque Elisa (Sally Hawkins), jeune femme
muette, préposée au nettoyage des sols du laboratoire, tombe amoureuse de lui. Celle-ci
se démarque alors d’Ann Darrow (King Kong)
et de Kay Lawrence (l’Étrange créature du
lagon noir) terrifiées par ces monstes trop entreprenants, pour vivre
instantanément une passion amoureuse qui ne laisse pas indifférent l’humanoïde
amphibien. Lorsque Sally apprend que la créature, revêtue d’écailles, de
nageoires et de branchies est promise à une vivisection, elle décide de la libérer.
Cachée dans son appartement, cette dernière s’échappe toutefois un court moment
pour se réfugier dans le cinéma qui se trouve juste en-dessous. Dans une salle
vide, l’humanoïde s’arrête devant le film projeté, L’Histoire de Ruth (The Story
of Ruth de Henry Koster, 1960), un péplum dans lequel des esclaves travaillent
dans les mines de Judée sous les coups de fouet des garde-chiourmes et le
regard méprisant de leurs maîtres. Au-delà de la mise en abyme de la scène, l’être
aquatique ne peut voir dans ces hommes enchaînés que la reproduction de sa
propre condition. L’armée américaine a fait de lui un objet assujetti à sa
propre curiosité qui dans le contexte de la Guerre froide ne fait pas rimer
science avec conscience. Mais fasciné par l’image cinématographique, l’homme
amphibien ne se rend pas immédiatement compte de la présence de Sally, entrée à
son tour, toute en élégance chaplinesque, dans la salle de cinéma. Marginaux,
et donc singuliers dans ce monde qui n’est pas fait pour eux, les deux êtres «
incomplets » se font face, de part et d’autre d’une rangée de sièges et
engagent une étrange conversation, dénuée de mots, mais chargée de regards et
de gestes, dans une entreprise de séduction mutuelle. La belle et la bête sont
au diapason dans leurs identités respectives, acceptant de s’aimer en dépit de
tout ce qui les sépare. De manière foudroyante, Sally voit en cette altérité
son double, son alter ego en souffrance et en solitude et sait que chacun
partage les mêmes émotions, les mêmes humiliations et les mêmes désirs. La
salle de cinéma sert alors d’écrin pour
célébrer cet hymne à la différence, forgé par des élans passionnels
insoupçonnés. Par l’intensité du sentiment amoureux et l’espoir d’un ailleurs
dépassant le réel, la séquence paraît répondre à ce que nous mettons dans le
nom de romantisme. Nous avons l’intime conviction de croire que le cinéma en serait
la terre d’asile la plus extraordinaire.
samedi 30 décembre 2017
Le professeur de sciences chez Agnieszka Holland
Balloté
par les soubresauts et les tragédies de l’Histoire (la Nuit de Cristal en 1938,
l’invasion de la Pologne par les troupes allemandes et soviétiques en 1939, puis
celle de l’URSS par le IIIe Reich en 1941), Salomon Perel (Marco Hofschneider),
un jeune juif allemand, se retrouve successivement membre du Komsomol
(organisation de la jeunesse communiste soviétique) en Pologne, soldat dans la Wehrmacht sur le front russe,
puis membre des Jeunesses hitlériennes en Allemagne. Dans Europa, Europa (Hitlerjunge
Salomon, 1990), Agnieszka Holland dynamite au canon lourd et avec un humour
dévastateur la pseudo-science nazie dont les préoccupations étaient plus
idéologiques que scientifiques. Salomon - qui se fait désormais appelé Joseph
Peters – assiste à un cours de science dans un centre de formation desdites
Jeunesses hitlériennes, localisé à Brunswick, en Basse-Saxe. Le professeur
Goethke (Erich Schwarz) se targue de reconnaître un juif à certains traits
distinctifs. Très doctement, il commence sa leçon d’anthropologie et de
raciologie appliquées : « Génétiquement,
un juif est différent de nous, le juif a le front haut et le nez crochu,
l’occiput plat, les oreilles proéminentes et
une démarche de singe (..) il
gesticule des mains, a des manières serviles ». Joignant le geste à la
parole, Goethke imite la démarche d’un primate,
se déplaçant le dos courbé, l’air menaçant, les doigts écartés, fixant
les élèves d’un œil réprobateur. L’abomination de son discours et le ridicule
consommé de sa posture ne choquent manifestement pas ces élèves soumis à un
endoctrinement généralisé depuis de nombreuses années. « La science est objective » poursuit le professeur, sans que
celui-ci ne se rende compte qu’il se trouve face à un juif. Joseph, revêtu
comme tous ses camarades d’un uniforme brun comparable à celui du NSDAP, le
regarde, incrédule mais inquiet, face à ce déferlement de haine normalisée et assumée.
C’est la distance créée entre ce que sait le spectateur et ce qu’ignore le
professeur qui provoque le rire salvateur, celui qui empêche de pleurer, le
seul à même de souligner l’absurdité de ce que raconte cet « expert racial ». Mais
ce rire finit immanquablement par s’étrangler, puisque l’on sait que cette
théorie de la hiérarchie raciale servit à justifier et donc à légitimer les
pires atrocités. Le point de vue d’Agnieszka Holland souligne une volonté incontestable
de tenir en respect la barbarie d’un régime politique et de tous ceux qui le
servirent. Née à Varsovie en 1948, d’une mère catholique et d’un père juif, la
réalisatrice n’a pas connu l’occupation allemande, mais sa mère participa, au
sein de la Résistance polonaise, au soulèvement de Varsovie en 1944. Son film
lui rend hommage.
mardi 26 décembre 2017
L'onirisme chez Charles Laughton
1
2
Avec
les séquences de la douche ( Psychose/Psycho d’Alfred Hitchcock, 1960) et du
discours final du barbier juif (Le
Dictateur/The Great Dictator de
Charlie Chaplin, 1940), celle extraite
de La Nuit du Chasseur (The Night of the Hunter de Charles
Laughton, 1955), est l’une des plus célèbres du cinéma. Le cadavre de Willa
Harper (Shelley Winters) se retrouve attaché à une voiture au fond d’une
rivière. Elle vient d’être assassinée par son mari, le révérend Harry Powell
(Robert Mitchum), faux pasteur mais criminel névrosé, qui maquille son crime en
affirmant que sa femme a quitté le domicile conjugal. D’une noirceur totale,
l’image irradie néanmoins une poésie qui a fait de Willa une victime expiatoire
de l’hypocrisie et du fanatisme puritain que dénonce Charles Laughton. En dépit
de la corde qui retient son corps au siège du véhicule, la jeune femme semble
flotter dans ce noir et blanc aquatique (photogramme 1). La blancheur immaculée
de sa robe est surlignée par les rayons de lumière qui transpercent la rivière,
et son visage figé, encadré par la partie supérieure du pare-brise apparaît
paradoxalement apaisé, presque somnolant. Seul le mouvement de ses cheveux
accompagnant les ondulations des algues environnantes anime le cadre en
s’opposant à l’immobilité de la voiture. Ces algues et les branches immergées
d’un arbre mort cherchent à gifler ou à griffer la tête de Willa, comme si les
éléments naturels étaient dotés d’une vie propre, bien dans l’esprit de ce
conte macabre (photogramme 2). Cette esthétique vénéneuse doit beaucoup au
directeur de la photographie de Charles Laughton, Stanley Cortez, qui compose
des images oniriques, dépouillées de tout artifice, mais dotées d’un étrange
pouvoir de séduction donnant au film, outre son caractère symbolique, un style poétique qui le place dans la mouvance gothique anglo-saxonne. Willa incarne, en effet, « une image poétique de la mort, d’un
romantisme noir qui réunit l’épouvante et la beauté, la mort violente et la
grâce pour en faire l’expession d’une mélancolie infinie» (1). Au fond de
l’eau, l’infortunée Willa n’est plus que l’expression de nos terreurs enfantines :
une mère tuée par une figure inoubliable du Malin, un ogre dont les actes nous
font passer du conscient vers l’inconscient. Aujourd’hui reconnu comme un
chef-d’œuvre incontournable, un film culte, La
Nuit du Chasseur a été, au moment de sa sortie, un échec commercial et
critique (même François Truffaut n’y vit que du feu) qui empêcha Charles
Laughton de poursuivre sa carrière de réalisateur. Il fait partie, à l’instar d’un
Erich von Stroheim ou d’un Michael Cimino, de ces cinéastes démiurges brisés
par une industrie qui ne pardonne pas les échecs financiers.
(1) Burkhard Rowenkamp, La Nuit du Chasseur dans 100 classiques du 7e art, Volume 1 : 1915-1959, Éditions Jürgen Müller, 2008,p.342
mardi 19 décembre 2017
La propagande chez Ralph Bakshi
Les Sorciers de la guerre (Wizards,
1977) de Ralph Bakshi est un film d’animation d’une rare puissance graphique.
Après une déflagration atomique, le monde est sous la menace d’un être mutant,
Blackwolf, qui rêve de prendre le pouvoir et d’asservir ceux qui ont survécu à
la guerre nucléaire. Pour motiver ses troupes, il découvre, vestiges de
l’ancien temps, un projecteur de cinéma et
des images d’archives datant de la Seconde Guerre mondiale. Démiurge aussi
charismatique qu’illuminé, le sorcier Blackwolf projette devant ses soldats des
discours d’un Hitler extatique et des scènes de guerre mettant en action les
armées du IIIe Reich. Dans ce monde où la technologie avait disparu, le
projecteur apparaît soudainement comme l’irruption d’une science oubliée dans
un monde retourné à l’âge de pierre, régi par les lois de la barbarie.
Saisissant instantanément la puissance de cet objet, Blackwolf en fait un
extraordinaire vecteur de propagande belliciste, destinée aux masses . Il a
compris également que le véritable pouvoir ne pouvait être que médiatique, et
que celui-ci devait être contrôlé. Cette mise en abyme, animée par Ralph Bakshi,
renvoie à tous les totalitarismes du XXe siècle. Lénine, Staline, Mussolini et
Hitler ont toujours associé le cinéma à leur politique. Des trains spéciaux
avec salles de projection circuleront dans les campagnes de Russie en 1918 pour
vanter les mérites de la Révolution, les studios de Cinecitta fondés en 1937 à
Rome permettront à Mussolini de glorifier le passé romain et le régime
fasciste. Et Goebbels financera, dès 1933, toute l’industrie du film allemand.
Blackwolf est tout autant le successeur de ces régimes, que celui qui, des
profondeurs de l’enfer, détient l’arme ultime : l’image, capable de
tétaniser, de décerveler et, au final, de manipuler des populations entières. Ces
images guerrières sont instrumentalisées par le nécromancien qui cherche à
infuser la haine de même qu’une foi militariste jusqu’au-boutiste dans le
cerveau de ceux qui l’écoutent. D’un air vindicatif et les yeux injectés de
sang, il harangue son armée de mutants, alors que celle-ci se prépare à son
entreprise de conquête et de mort. Dans le premier plan, son regard caméra hypnotique
et menaçant prend à partie le spectateur, puis le retournement du contrechamp à
180 degrés permet de voir ce que regarde Blackwolf : des oriflammes nazies,
claquant au vent, et rappelant l’orchestration des défilés ou des cérémonies
nationales-socialistes dans les villes et les stades allemands. La superposition d’images
réelles sur un dessin n’est certes pas utilisée pour la première fois dans un film
d’animation (les studios Disney avaient déjà réalisé en 1964, sur ce principe, Mary Poppins), mais le choix de Bakshi
d’opposer des personnages cartoonesques à des images d’archives renvoyant à la
peste brune crée une intertextualité aussi troublante qu’originale. Le choc
entre la fiction et le souvenir de la guerre réelle – et à travers elle de
toutes les guerres – matérialise une fable politique antidysneyenne dans laquelle,
science, technologie, barbarie, guerre, pouvoir et propagande sont
indissolublement liés.
mercredi 13 décembre 2017
Le collaborateur chez Louis Malle
En 1944, dans un petit village du Lot, Lucien
Lacombe, paysan fruste, sans éducation ni conscience politique, se retrouve, sans choix initial déterminé, dans la Gestapo française. Lui qui partageait son temps entre le
nettoyage des sols dans un hôpital et des travaux au sein de la ferme
familiale, se retrouve propulsé dans un univers dont il ne maîtrise ni la
portée, ni les conséquences, au moment où les Américains viennent de débarquer
sur les plages de Normandie. Il est désormais le bras armé de l’occupant,
chargé de traquer les résistants et d’arrêter les juifs. Investi subitement d’une
omnipotence et d’un pouvoir de vie et de mort sur autrui qui ne peuvent
s’exprimer que parce qu’il est protégé par les Allemands, Lucien a tout d’abord
opéré un changement vestimentaire, forcément d’emprunt, à la hauteur de son
nouveau statut : la chemise blanche et le costume noir rayé tranchent
radicalement avec les vêtements grossiers qu’il portait jusque-là.
L’inclinaison de son corps et son attitude relâchée à la mesure de celle du
soldat allemand à sa gauche, traduisent la normalité et la proximité qu’il a
désormais avec les troupes d’occupation. Pourtant, Lucien sait à ce moment
qu’il est devenu un homme à abattre pour la résistance qui ne lui pardonne pas
sa trahison et son choix de se ranger au côté des tortionnaires. Mais, incapable
de justifier une quelconque opinion idéologique, et uniquement mû par dépit et par
le désir de revanche sociale, le jeune homme affiche la moue boudeuse de celui qui
refuse de faire marche arrière. À travers ce personnage, Louis Malle propose donc une réflexion sur le problème de l'engagement et de ses rapports complexes avec des choix idéologiques ou non. Lorsque le film Lacombe Lucien
est sorti en 1974, les critiques ont refusé de voir ce que Hannah Arendt avec
remarquablement théorisé dans « Eichmann
à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal » (1963), ouvrage dans
lequel la philosophe allemande pointait déjà l’insignifiance de l’organisateur
de la Shoah, son absence de tout sens moral et son incapacité à faire la
différence entre le bien et le mal. Lucien Lacombe, collaborateur de fortune, n’est
que l’incarnation de cette médiocrité que la France post-gaulliste, encore
imprégnée du résistancialisme (1) de l’après-guerre ne pouvait pas encore
envisager. Il était manifestement impossible de voir un Français s’engager
volontairement, sans conviction politique, dans la Gestapo, surtout en 1944. Dans
le contexte de la démission du général de Gaulle (1969) et de sa mort (1970), les
digues étaient pourtant en train de sauter une à une : Marcel Ophuls avait
déjà tourné Le Chagrin et la pitié en
1969, un documentaire décrivant la vie quotidienne peu résistante à
Clermont-Ferrand pendant l’Occupation, et Robert Paxton, universitaire
américain, avait publié en 1972, La
France de Vichy, 1940-1944, un livre dans lequel il décrivait toute
l’implication du régime de Pétain dans la collaboration, la déportation et
l’extermination des juifs. Le mythe de la France, unanimement dressée contre
l’occupant, ne s’en relèvera pas.
(1) Terme inventé en 1987 par l’historien Henri
Rousso pour qualifier l’idée développée par les gaullistes selon laquelle les
Français auraient tous résisté pendant la guerre.
jeudi 7 décembre 2017
L'Indien chez Raoul Walsh
Ces trois photogrammes donnent l’impression de
sortir tout droit de l’objectif du célèbre photographe et anthropologue Edward Sheriff
Curtis qui mit sur pellicule, entre 1907 et 1930, plus de 50 000
photographies sur les tribus indiennes des États-Unis. Persuadé que celles-ci
allaient disparaître, il décida d’établir l’inventaire de ce qu’elles avaient
été avant l’arrivée des colons. En fait, ces photogrammes sont extraits de La Piste des géants (The Big Trail) de Raoul Walsh (1930). Ce
premier grand western parlant relate l’épopée d’un convoi de pionniers
empruntant la piste de l’Oregon à partir du Missouri pour rejoindre la terre
promise. Au cours de leur odyssée ils devront affronter de multiples épreuves
dont celle, inévitable, de l’attaque des Indiens. Mais contrairement à ses
collègues James Cruze (La Caravane vers
l’Ouest/The Covered Wagon, 1923)
ou Cecil B.DeMille (Une Aventure de
Buffalo Bill/The Plainsman, 1936) qui font de l’Indien un mécréant, cruel et
sanguinaire, Raoul Walsh donne une véritable dimension humaine à ces Indiens. Tout
d’abord, ce ne sont pas des acteurs blancs grimés en Peaux-Rouges, mais
d’authentiques Cheyennes recrutés par la maison de production Fox Film
Corporation qui figurent ce qui est en train d’être codifié : l’incarnation de
la menace d’une Amérique primitive. Les coiffes et les vêtements ne sont
visiblement pas des accessoires cinématographiques, les chants scandés et le
langage des signes restituent une justesse ethnographique rarement vue à
l’écran. La proximité de la date du film (1930) avec la fin de la Conquête de
l’Ouest (1890) produit un hors-champ vertigineux qui donne leur valeur à ces
photogrammes. Les plus âgés de ces figurants ont connu les ultimes
feux de la vie nomade des tribus des Grandes Plaines, de la chasse au bison ou
de la Danse du Soleil (interdite à ce moment depuis 1904). Leurs parents ont
sans doute participé aux batailles de la Rosebud contre le général Crook (17
juin 1876) et de Little Big Horn contre le lieutenant-colonel Custer (25-26
juin 1876). C’est ce raccourci, entre réalité et fiction, que Walsh réussit à
capter de manière saisissante, dans ce noir et blanc apte à rendre les
caractéristiques d’un visage. Que pensent-ils de la recréation, forcément
factice, forcément tragique, de leur mode de vie d’un autrefois pas si lointain,
eux qui viennent tout juste d’obtenir la citoyenneté américaine en 1924 ? Être
recruté, exposé quelques minutes par celui qui a spolié sa terre, anéanti un
mode de vie, ne revient-il pas à accepter de n’être qu’une abstraction ou une
figure de cire comme Sitting Bull a pu l’être pour le Wild West Show de Buffalo
Bill en 1885 ? Même si les Cheyennes restent à l’arrière-plan du film, et s’ils
n’échappent pas à la représentation caricaturale de l’ennemi, obstacle de la
civilisation en marche, la noblesse de leur attitude tranche avec la
cinématographie qui précède, et surtout celle qui va suivre au moins jusqu’aux
années 50, y compris pour Raoul Walsh, pourtant très grand cinéaste
hollywoodien, qui commettra probablement avec les Aventures du Capitaine Wyatt (Distant
Drums, 1951), le western le plus raciste de l’histoire du genre.
mardi 5 décembre 2017
La chute chez Abraham Polonsky
Rarement l’infiniment grand aura à ce point
écrasé l’infiniment petit. Dans L’Enfer
de la corruption (Force of Evil),
premier film réalisé par Abraham Polonsky en 1948, Joe Morse (John Garfield)
est un avocat véreux, cynique et sans scrupules, lié à la mafia new-yorkaise. Chargé
de rendre légal un système de paris illégaux, ses activités vont contribuer à
l’assassinat de son frère Leo, bookmaker indépendant, honnête et désirant le
rester. Réalisant enfin l’abjection de l’organisation criminelle qui l’emploie,
il décide de se retourner contre elle et de la combattre. Rongé par le remords
et par une prise de conscience tardive, Joe court dans les rues de New-York à
la recherche du cadavre de son frère. En descendant cet immense escalier surplombé
par un mur cyclopéen, il s’enfonce dans les profondeurs vénales de son âme en
cherchant une rédemption à la hauteur de sa laideur morale passée. La
verticalité de la paroi murale s’apparente à une falaise dont les blocs de
pierre finissent par absorber la frêle silhouette dans son interminable
désescalade vers un purgatoire qui doit le libérer du mal qui a causé la perte
de Leo. Pour libérer sa conscience, payée au prix fort de la trahison
fraternelle, il doit traverser cet espace froid et impersonnel pour voir,
ultime catharsis, le cadavre de son frère, vision qui lui permettra de renaître
et de retrouver le sens de son humanité. Mais ce rempart, véritable abstraction
minérale, peut aussi matérialiser l’obstacle infranchissable que représente la
mafia et ses ramifications tentaculaires dans tous les secteurs de la société. Par
la grâce de la photographie de George Barnes, Joe n’est qu’un point quasiment
invisible, un mort probablement en sursis, la boursouflure grotesque d’un corps
social corrompu par le crime. Ayant perdu la puissance et son rang dans la
société, Joe court après son honneur déchu, n’hésitant pas à transgresser les
codes de son milieu, pour mieux tirer un trait sur son passé. Héro tragique d’une histoire qui le dépasse,
ce personnage va influencer une grande partie de la filmographie de Martin
Scorsese, de Mean Streets (1973) à Raging Bull (1980) en passant par Taxi Driver (1976), dans lesquels la
culpabilité, l’expiation des péchés et la rédemption sont omniprésentes.
Abraham Polonsky paiera cher sa description de la mafia fonctionnant comme une
entreprise capitaliste. Considéré comme « un très dangereux citoyen » par
Harold Velde, un des présidents de la sinistre Commission des Activités antiaméricaines,
le réalisateur, qui n’a jamais caché ses sympathies communistes, sera mis en
1951, en pleine période maccarthyste, sur une liste noire qui brisera net sa
carrière ascendante. Il devra attendre 1969 pour pouvoir mettre en scène son
deuxième et avant-dernier film. Ce sera Willie Boy (Tell Them Willie Boy Is Here) avec Robert Redford et Robert Blake.
vendredi 1 décembre 2017
Le joueur de poker chez Norman Jewison
Ce plan d’ouverture du film, Cincinnati Kid (Norman Jewison, 1965) a probablement été tourné par
Sam Peckinpah avant que celui-ci ne soit renvoyé avec pertes et fracas par le
producteur Martin Ransohoff pour être remplacé au pied levé par Norman Jewison.
Huit joueurs, dont nous ne voyons que les mains, sont réunis autour d’une table
et d’une partie de poker. L’angle de prise de vue, en plongée totale, et le
cadrage choisi permettent de ne pas individualiser les différents protagonistes
pour permettre de retarder le surgissement du personnage principal, Eric
Stoner, dit le Kid (Steve McQueen), un joueur de poker à la renommée
grandissante. L’action se passe à La Nouvelle Orléans et manifestement dans un
bouge. La table en bois, les cendriers ébréchés, les allumettes disséminées et les
manches défraîchies des joueurs témoignent du milieu dans lequel se déroule cet
affrontement autant psychologique que financier. C’est le hors-champ qui donne en
effet, toute sa valeur à ce plan : ce n’est pas un casino mais les
bas-fonds et le monde interlope de la cité bordée par le Mississippi que filme
Norman Jewison. Le bar sinistre, dans un sous-sol qui ressemble à une fosse,
les éclats de voix tranchant l’air empesté par l’alcool, la petite porte de
derrière permettant les fuites rapides de dernière minute, une galerie de
personnages vivant la nuit, plus ou moins marginaux, tout cela éclot de manière
instantanée. Le plan traîne une atmosphère fiévreuse, potentiellement porteuse
de drames et de règlements de comptes. Le cigare à gauche et les cigarettes
écrasées suggèrent une atmosphère enfumée, mais aussi une partie qui dure
depuis plusieurs heures. Éclairés d’une lueur blafarde par une ampoule dénudée
accrochée au plafond, ces hommes attablés dans ce tripot sont sur le point de
terminer une manche, et la tension qui se dégage de la scène est proportionnelle
au paquet de dollars au centre de la table, point de convergence des paires de
mains toutes aussi avides les unes que les autres. Les quatre cartes visibles à
gauche montrent qu’ils se livrent au Stud à cinq cartes, une des multiples
versions du poker. Le donneur qui tient les cartes au bas de l’écran est en
train de distribuer la dernière carte et c’est la combinaison la plus haute,
réunissant les cartes visibles de tous plus la carte connue du seul joueur qui
permettra à l’un d’entre eux de remporter la mise. Le joueur de poker est manifestement
un personnage « sollicitant la chance pour mieux la défier et pour lequel
perdre est une autre forme de jouissance, un balancement au-dessus de l’abîme »
(1). Tous ces hommes sont visuellement unis par leur posture identique, mais
séparés par la confrontation qui les oppose jusqu’au terme d’une épuisante
bataille.
(1) Dictionnaire
des personnages du cinéma, sous la direction de Gilles Honfleur, Bordas, 1988
p.232.
mardi 14 novembre 2017
L'égalité des droits chez John Ford
Une salle de classe dans la ville de Shinbone
quelque part dans l’Ouest. Un avocat, Ransom Stoddard (James Stewart),
momentanément transformé en instituteur, s’adresse à des « élèves » de tous les
âges et de toutes les origines. De gauche à droite, tenant une ardoise, Pompey,
un Afro-Américain (Woody Strode), une immigrée suédoise Nora Ericson (Jeanette
Nolan) elle aussi équipée d’une tablette à écrire, deux rangées d’enfants
d’origine mexicaine et Hallie (Vera Miles), la fille de Nora à droite de
Ransom, puis à l’arrière toute une galerie de personnages WASP (White Anglo-Saxon
Protestants), allant du shériff Link Appleyard (Andy Devine) adossé au mur à
des hommes et des femmes aux fonctions indéterminées. Dans cette séquence de l’Homme qui tua Liberty Valance (The Man who shot Liberty Valance de John
Ford, 1962) et à travers ce microcosme shinbonien, le réalisateur reconstitue
le creuset culturel, propre à la société américaine, fruit de la politique
d’intégration et d’assimilation pratiquée depuis les origines. Dans cet Ouest
encore sauvage où tout se règle encore à coups de poings et de colts, Ransom
Stoddard, épris de justice, entend imposer la loi, l’ordre et donc la civilisation
qui doivent inévitablement se substituer à la violence et à la sauvagerie. Pour
éduquer ses « élèves » et créer une adhésion autour de l’universalisme
républicain, Ransom introduit l’analyse de la Déclaration d’indépendance des
États-Unis rédigée par Thomas Jefferson en 1776 en leur demandant s’ils
connaissent ce texte fondateur. Pompey, hésitant, finit par lever la main et se
lève de son banc. John Ford ne nous dit pas grand-chose sur lui. Peut-être
est-il un ancien esclave qui a choisi de vivre dans l’Ouest ? Toujours est-il
qu’il est au service de Tom Doniphon (John Wayne) qui l’utilise comme homme à
tout faire. Debout donc face à Ransom (mais surtout face au spectateur), il ânonne
et ne parvient pas à dire les premières phrases du texte de la
Déclaration : « Nous tenons pour
évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont
créés égaux …..» À sa droite, une ombre se découpe sur le mur, sous le
portrait d’Abraham Lincoln posé sur une étagère. À ce moment, Pompey et le
Président qui a aboli l’esclavage le 1er janvier 1863 ne font plus
qu’un. Tout à sa honte de ne pouvoir dire les mots justes, le visage de Pompey
se voile d’un embarras et d’une gêne. En bon pédagogue, Ransom le félicite
néanmoins tout en surenchérissant sur le fait que nombreuses sont les personnes
qui ont oublié ce passage. Ce plan renvoie immédiatement à un autre film de
Ford, Le Sergent noir (Sergeant Rutledge, 1960) dans lequel
celui-ci a donné à Woody Strode le rôle principal d’un soldat afro-américain
accusé à tort d’avoir violé et tué une jeune fille blanche. Mais Ford
contextualise aussi l’attitude de Pompey. En 1962, le Mouvement des droits
civiques avait déjà, aux États-Unis, entamé la lutte pour obtenir l’égalité des
droits politiques. Le film se situe entre le décret du Président Kennedy
instaurant l’affirmative action pour
lutter contre les discriminations raciales à l’embauche (1961) et la Marche sur
Washington, au cours de laquelle Martin Luther King prononça son célèbre
discours I have a dream (1963).
Humaniste républicain, soucieux de justice et profondément mélancolique, John
Ford nous livre son point de vue sur ce que devraient être les
États-Unis : une société inclusive et ouverte sur toutes les différences, même
s’il sait probablement que les passages de la Déclaration de 1776 concernant
l’esclavage ont été finalement supprimés pour ne pas mécontenter les États du
Sud, dont l’économie reposait essentiellement sur la main d’œuvre servile.
mercredi 8 novembre 2017
L'impérialisme chez Douglas Hickox
Le 22 janvier 1879, au cours de la bataille d’Isandhlwana,
l’armée britannique subit en Afrique du Sud une débâcle retentissante, face à
une machine de guerre hors du commun, l’impi
(régiment) composée de 20 000 Zoulous. Au canons, aux fusils et à la
discipline britannique toute martiale, les Zoulous opposent des sagaies et des
boucliers. À priori supérieure sur le plan militaire et matériel, l’armée de
Lord Chelmsford s’est pourtant fait piéger dans ces collines herbeuses jaunies
par le soleil austral. Dans L’Ultime
attaque (Zulu Dawn, 1979),
Douglas Hickox tire à boulets rouges sur l’impérialisme britannique et son
arrogance à vouloir soumettre, au nom de la reine Victoria, un royaume encore
indépendant, le Zoulouland, à l’instar d’une partie de l’Afrique allant, du
Nord au Sud, de l’Égypte à l’Afrique du Sud. La puissance géopolitique britannique
est alors à son zénith et sa domination mondiale justifie le titre de «
l’empire sur lequel le soleil ne se couche jamais ». De cette omnipotence et de
ce sentiment de supériorité, les deux photogrammes indiquent pourtant tout le
contraire : deux cavaliers découvrent avec stupéfaction, en contrebas
d’une cuvette, l’impi qui s’était dissimulé
autour d’un plan d’eau. Un murmure à peine perceptible s’élève tout d’abord, puis
une immense clameur sortie de la gorge de milliers de Zoulous transperce le
calme précaire qui régnait jusqu’alors dans la région. Et soudain, une immense
vague noire se dresse face aux envahisseurs, déterminée à tout balayer sur son
passage pour préserver une culture et un mode de vie. Les coups sourds
démultipliés des lances sur les boucliers, les cris de guerre, le martellement
des pieds nus qui font tanguer la terre, la charge irrésistible au mépris des
corps qui tombent sous les salves britanniques, sont autant de signes
annonciateurs de la défaite de l’armée de Sa Majesté, défaite déjà visible dans
ces lignes de défense des red coats
très vulnérables, étirées sur des dizaines de mètres et incapables de subir un
choc frontal et massif d’une telle puissance. La tactique zouloue utilisée est
celle de la tête de buffle : deux corps d’armée sur les ailes
matérialisant les cornes d’un buffle et un autre au centre (photogramme 2) pour
la tête organisent l’impi, redoutable
force de frappe particulièrement quand les Zoulous sont en surnombre. À la
suite de Lindsay Anderson (If ….,
1968) ou de Tony Richarson (La Charge de
la Brigade légère/The Charge of The
Light Brigade, 1968) qui dynamitent tous les deux les certitudes, le
premier sur le système scolaire anglais et le deuxième sur l’intervention
britannique en Crimée en 1854, Douglas Hickox témoigne d’un désenchantement
politique en mettant à vif les enjeux qui sous-tendent l’impérialisme que son pays
a érigé en porte-étendard, particulièrement entre 1815 et 1914 : la
conquête de territoires au nom d’impératifs économiques (le sous-sol de
l’Afrique du Sud regorge de métaux précieux),
idéologiques (il faut éradiquer les pouvoirs locaux jugés barbares au
nom de la mission civilisatrice occidentale forcément supérieure), politiques
(le Royaume-Uni se doit de tenir son rang de grande puissance dans le monde) et
géographiques (l’Afrique du Sud et particulièrement la ville du Cap contrôlent la route maritime en direction des
Indes). Bien que victorieux à Isandhlwana, les Zoulous ne savent pas encore
qu’ils vivent en fait leurs dernières semaines de liberté. Leur défaite à la
bataille d’Ulundi, le 4 juillet 1879, achèvera de sceller leur sort.
mercredi 1 novembre 2017
La réserve amérindienne chez Taylor Sheridan
Aspirée par l’obscurité et écrasée par les cimes souveraines
des Rocheuses, Natalie, une jeune Arapaho court sur l’étendue enneigée d’une
vallée, quelque part dans la réserve amérindienne de Wind River au Wyoming. Un
plan de solitude et de mort dans un espace magnifié. Un souffle d’air glacé
traverse la séquence d’ouverture de Wind
River (Taylor Sheridan, 2017) pour évoquer une dramaturgie hivernale en
noir et blanc. Pieds nus, pleurant, gémissant, tout en courant à perdre haleine
et transie de froid, ce froid qui mord petit à petit tous ses membres, la jeune
femme semble fuir quelque chose ou quelqu’un. Éclairée par une pleine lune
spectrale, l’ombre de la silhouette de Natalie s’allonge démesurément sur le
manteau neigeux qui recouvre ce territoire immense, hostile et encore sauvage. La
nature n’est ici en rien contemplative, mais elle contribue par son âpreté et
son immobilisme à l’enfermement de l’infortunée amérindienne. Le choix du plan
de grand ensemble permet d’anéantir ce personnage, de le rendre plus fragile. La
distorsion des différentes échelles entre l’infiniment petit et l’infiniment
grand accentue encore la thématique qui organise l’image : le désespoir
d’une jeune femme qui doit lutter tout autant contre un hors-champ dont nous ne
savons rien pour l’instant, que contre une nature démesurée et grandiose mais
particulièrement dangereuse puisqu’infestée de loups et de coyotes, mais aussi
contre un hiver qui oppresse comme dans les mauvais rêves. Mais l’équation
réunissant réserve, tribu amérindienne et États-Unis contribue inévitablement
au surgissement mémoriel de films comme Willie
Boy (Tell them that Willie Boy is here
d’Abraham Polonsky, 1969), Powwow Highway
de Jonathan Wacks (1989), Cœur de
Tonnerre (Thunderheart de Michael
Apted, 1992), Phoenix Arizona (Smoke Signals de Chris Eyre, 1998) ou
encore Frozen River de Courtney Hunt
(2008). Les cinéastes y évoquent les problèmes endémiques auxquels doivent
faire face les différentes tribus : la pauvreté, le racisme, les ravages
liés à la drogue et à l’alcool, mais surtout les disparitions de femmes qui
n’intéressent guère les autorités autres que tribales, et qui sont destinées à
rester impunies. Scénariste de Sicario
(Denis Villeneuve, 2015) et Hell and High
Water (David Mackenzie, 2016), Taylor Sheridan filme la violence
immédiatement perceptible d’un présent qui n’a plus de futur. La neige est
encore blanche mais elle va, dans les secondes qui suivent, se teinter de
rouge. Prise de panique et incapable de raisonner, Natalie ne se rend pas
compte que l’air glacial va provoquer chez elle une hémorragie pulmonaire
fatale. Un instant interrompu par l’irruption des cris et des pleurs, le silence
de la vallée va reprendre ses droits, comme la neige va recouvrir un cadavre.
mardi 24 octobre 2017
La transgression chez Claude Chabrol
Marie Latour (Isabelle Huppert) est une femme
qui, dans la France de Vichy, brise tous les tabous. Insatisfaite à l’image
d’Emma Bovary, elle est, moyennant rétribution, faiseuse d’anges alors que la
morale corsetée pétainiste interdit l’avortement, elle loue une chambre à une
prostituée, Lucie (Marie Trintignant) pour profiter de ce commerce illicite, elle
repousse son mari Paul (François Cluzet), de retour de captivité qui est l'incarnation vivante de la défaite de 1940, elle néglige sa famille,
particulièrement son fils, alors que la devise Travail, Famille, Patrie, de la
« Révolution nationale » chère à Pétain, est dans tous les esprits et enfin elle
fréquente un collaborateur qui « ratisse les mauvaises herbes ». Dans Une Affaire de femmes (Claude Chabrol, 1988),
Marie, sans éducation, sans conscience politique et l’amoralité chevillée au
corps, tente par tous les moyens de survivre dans cette France du marché noir,
des restrictions alimentaires, du couvre-feu et de la guerre lointaine mais
omniprésente. L’argent gagné lui donne une indépendance et une liberté nouvelle
dont elle entend pleinement profiter et qui se reflète dans sa manière
d’être : sa coiffure au volume maîtrisé, son maquillage, son pull blanc en
angora témoignent d’une aisance financière qui tranche avec l’austérité de l’époque.
À rebours de la femme, bonne mère et épouse irréprochable, Marie transgresse la
politique nataliste du régime de Vichy, mais aussi tous les rapports de force
entre les hommes et les femmes qui structurent la société et qui ne peuvent
exister qu’au détriment de celles-ci. Enivrée par son indépendance et par cette
réussite aussi soudaine qu’improbable dans ce monde patriarcal, Marie finit par
être dénoncée et, alors qu’elle joue dans la cour de son immeuble avec, une
fois n’est pas coutume, son fils, deux policiers viennent l’arrêter. Les deux
hommes au premier-plan et le mur à l’arrière-plan l’enferment dans une nasse. Ses
yeux témoignent de son étonnement et de son incrédulité. Pourquoi vient-on
l’arrêter ? Quel mal a-t-elle fait semble-t-elle demander ? Sa combativité se fige
un instant et pour la première fois, le réel (la police de Vichy) rattrape
l’apparence (les vêtements de Marie) et l’aveuglement de celle qui croyait pouvoir
s’affranchir des règles de la société tout en choisissant son destin. Si les
autorités sont aussi promptes à l’arrêter, c’est d’abord pour mettre fin aux
avortements mais c’est surtout pour briser cette femme qui a osé affirmer haut
et fort sa liberté et ses désirs. À l’instar de Violette Nozière (Violette Nozière,1978) ou d’Emma Bovary
(Madame Bovary,1991), Marie Latour
fait partie de ces femmes qui fascinent Claude Chabrol par leur force et leur
détermination à exister envers et contre tous les préjugés. Faute de se fondre
dans un moule, elles ne peuvent qu’être broyées.
samedi 21 octobre 2017
Le spectre chez Kevin Costner
Cette apparition fantomatique est le fruit du
cauchemar que fait Charley Waite (Kevin Costner, devant et derrière la caméra)
dans Open Range (2003). Charley est
un cowboy qui sous les ordres de son patron, Boss Spearman (Robert Duvall),
mène un troupeau de chevaux à travers l’immensité des plaines de l’Ouest
américain. Leur itinérance les mène à Harmonville, un bourg contrôlé par un
grand propriétaire, Denton Baxter (Michel Gambon) et un shérif corrompu.
L’affrontement apparaît inévitable entre un potentat refusant qu’un troupeau
autre que le sien ne traverse le territoire qu’il contrôle et un groupe de
cowboys indomptés, refusant toute atteinte à leur liberté. Ce schéma
ultra-classique du genre est toutefois rehaussé par une dimension
fantastique assez rarement exploitée dans un cadre où le réel, fantasmé ou
pas, est le plus souvent de mise. Kevin Costner cadre ici un homme, silencieux
et immobile, dans l’encoignure d’une pièce. Sa silhouette statufiée se confond
avec le noir intense qui enveloppe le salon dans lequel s’est assoupi Charley. Alors
que l’orage gronde à l’extérieur, le reflet bleuâtre d’un éclair se réverbère
sur la tête de ce spectre recouverte d’une étoffe de drap blanc, percée de deux
trous au niveau des yeux. Son immobilité, dans cet espace subitement devenu
irréel, donne au personnage une aura glaciale et cauchemardesque. Cette
atmosphère crépusculaire renvoie directement à Impitoyable (Unforgiven,
1992) de Clint Eastwood. Le passé meurtrier de Will Munny (Clint Eastwood) est
le miroir de celui de Charley Waite. Les deux ont vécu autrefois dans la
violence et maîtrisent mal leurs démons intérieurs qui finissent
immanquablement par les submerger. Esthétiquement et figurativement, et dans
leur volonté de dépouiller l’Ouest de sa légende, Eastwood et Costner filment
un univers sombre dans lequel ces personnages tourmentés donnent de l’Amérique
une image trouble et morbide. Dans un
tel contexte, la violence la plus éruptive le dispute à la démythification des
héros. Mais si cette apparition spectrale matérialise un homme de main du grand
propriétaire que Charley a déjà croisé sur sa route, elle est surtout l’allégorie
d’une lutte permanente entre Charley et ses cauchemars, d’un passé qui le
hante, d’une résurgence de souvenirs qui le renvoient sans cesse à son enfance
et à son premier meurtre, à son intégration dans une unité spéciale, chargée d’exactions
pendant la guerre de Sécession, y compris contre des civils et à se mettre,
après la fin des hostilités entre le Nord et le Sud, au service d’individus
comme Baxter. Le spectre n’est donc que le double de ce que Charley a été
autrefois, un homme qui a tué et qui ne se remet pas de l’avoir fait. Ces fantômes
qui l’obsèdent sont sa damnation qu’il cherche par tous les moyens à
transcender. C’est finalement une femme, Sue Barlow (Annette Bening), qui
parviendra à faire renaître Charley.
samedi 30 septembre 2017
Le train chez John Sturges
Le générique du film, Un Homme est passé (Bad Day
at Black Rock, 1955) s’ouvre sur un train lancé à toute vitesse à travers
le désert. À partir de ce symbole de modernité et de technologie, John Sturges
emprunte tous les codes du western pour fixer les décors de sa trame narrative
qui se déroule au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quelque part en
Arizona (le film a été en fait tourné en Californie, à Lone Pine aux pieds des
Alabama Hills). Encerclé par le désert qui s’étend à perte de vue et au-delà, écrasé
par le soleil brûlant, Black Rock est un bourg assoupi, resté figé dans la
réalité immuable de la Conquête de l’Ouest du XIXe siècle. Des hommes autrefois
se sont installés ici et ont tenté de créer un îlot civilisationnel en dépit
des conditions climatiques et géographiques particulièrement répulsives. Des
maisons en bois, dont l’une, un hôtel, apparaît plus imposante que les autres
avec sa galerie, s’étirent timidement le long d’une rue principale. Black Rock
est avant tout un lieu de solitude humaine, contredit néanmoins par le train et
les poteaux télégraphiques qui le relient au monde extérieur. Mais la ligne de fuite
soulignée par la voie ferrée semble se fracasser sur cette chaîne de montagne qui
brise l’horizon, isolant encore davantage ce bourg figé dans la chaleur sèche
du désert. « Rarement la petitesse des hommes face à l’immensité de la nature a
été rendue avec tant de force » (1). C’est encore l’isolement et l’espace
fruste environnant qui déterminent les mœurs et la culture de ceux qui, de
manière volontaire ou contrainte, continuent de vivre ici, alors que les flux
migratoires liés à la découverte de l’or ou à la conquête de nouvelles terres
ont depuis longtemps cessé. Black Rock, angle mort géographique et humain, est
à peine un lieu de passage puisque le train ne s’y est plus arrêté depuis
quatre ans. En effet, quel voyageur assez fou ou assez téméraire, serait prêt à
choisir cet hôtel pour y passer ne serait-ce qu’une nuit ? Quel employeur
serait assez inconscient pour y créer une quelconque activité économique, alors
que les habitants se comptent sur les doigts des deux mains ? L’absence
d’église vient souligner de manière significative que la civilisation ne fait
que balbutier à Black Rock. Le cinémascope donne sa magnificence à ce décor
rude et austère qui s’étire à l’infini dans un silence que seuls le roulement
et l’aérodynamisme du train viennent troubler. Sauf que, contre toute attente et à la
surprise générale des habitants, ce train va cette fois-ci s’arrêter. L’homme
qui en descend va, à tout jamais, changer le cours de l’histoire de ce bourg
perdu.
(1) Un siècle de cinéma américain en 100 films,
tome 1 : Le règne des studios et l’âge d’or : 1930-1960 de Benoît
Gourisse, éditions Lettmotif, 2016, p.432
vendredi 22 septembre 2017
La délation chez Henri-Georges Clouzot
Ce plan tiré du Corbeau (Henri-Georges Clouzot, 1943) est d’une noirceur que le
temps n’a pas effacée. Marie Corbin (Héléna Manson) est une infirmière, accusée
d’être responsable des lettres anonymes signées « le Corbeau » qui circulent
dans la petite ville de Saint-Robin, quelque part dans la France occupée de
1943. Cette avalanche de lettres toutes plus ignobles les unes que les autres,
rompt la sérénité de ce bourg en accusant particulièrement les notables de tous
les maux et de toutes les turpitudes. Du médecin-chef de l’hôpital au maire, en
passant par l’assistante-sociale ou le substitut, personne n’échappe à la
campagne de délation orchestrée par un mystérieux inconnu. Or, la rumeur
publique se porte très rapidement sur l’infirmière Marie Corbin. Le portrait
qu’en fait le réalisateur est à l’image de tous les autres, particulièrement
corrosif : elle n’éprouve aucune compassion pour ses malades, n’hésite pas
à faire les poches du docteur Germain (Pierre Fresnay), ne craint pas de
détourner de la morphine au profit du docteur Vorzet (Pierre Larquet) et
surveille maladivement sa sœur Laura (Micheline Francey) qui se trouve être la
femme du docteur Vorzet. Dans ce microcosme urbain et social, elle est donc le
bouc-émissaire parfait, la coupable idéale, revêche, acariâtre, acrimonieuse,
catalysant toutes les haines et les rancoeurs d’une bonne partie de la
population. Au cours de l’enterrement d’un ancien malade qui a choisi de
se suicider après avoir reçu une lettre du Corbeau lui déclarant la nature incurable
de son mal, Marie Corbin est prise à partie par la population et préfère fuir
la foule grondante et menaçante pour se réfugier chez elle. Une fois dans son
appartement, elle s’aperçoit que la vindicte populaire a déjà frappé : sa chambre
est sens-dessus-dessous et le mobilier brisé à l’image de ce miroir, au-dessus
de la cheminée, vers lequel elle se dirige. La caméra effectue un travelling
avant sur le reflet de Marie alors que celle-ci entre dans le champ, de dos. En
proie à un grand trouble émotionnel et à une peur panique face au lynchage
possible, le reflet de son visage apparaît fracturé, balafré par les brisures
de la glace. Ses yeux hypnotiques, exorbités par l’angoisse traduisent toutes
les déchirures de sa vie : la solitude, la frustration et la mise au ban
de la société. Revêtue d’une cape noire et d’une coiffe qui l’apparente à une
silhouette inquiétante, Marie Corbin est d’abord la victime d’une campagne de
délation déclenchée à Saint Robin, mais au-delà aussi, le réceptacle métaphorique
des bassesses sociales qui sévissent à cette époque dans toute la France (il y
eut pendant la guerre entre 150 000 et 500 000 lettres de
dénonciations adressées à la police française, à la Gestapo ou à l’Institut
d’études des questions juives). Les soupçons qui pèsent sur l’infortunée
infirmière figent ses traits pour former un masque de terreur et d’incertitude
sur son sort. Alors qu’elle reste figée un court moment devant le miroir, Marie
tourne brusquement la tête vers un hors-champ matérialisé par les cris de la
foule en colère qui scande son nom. Elle n’est plus à ce moment-là, qu’une
réprouvée, une paria, livrée en pâture aux débordements de la populace aveugle
et vengeresse.
Interdit à la Libération pour pessimisme aggravé,
Le Corbeau a eu le tort d’être
financé par des capitaux allemands au sein de la firme Continental. Dès la
sortie du film et surtout après 1945, des voix issues de la Résistance
s’élèvent pour clouer au pilori Henri-Georges Clouzot, coupable d’avoir montré
les habitants d’une petite ville française sous un jour particulièrement
ignominieux. La Commission d’épuration du Comité de libération du cinéma
français d’octobre 1944 va lui interdire de tourner (ainsi qu’à la plupart des
acteurs et actrices du Corbeau) et il
faudra attendre 1947 pour que le réalisateur puisse à nouveau travailler. Ce
sera Quai des orfèvres avec Louis
Jouvet qui obtiendra le prix international de la mise en scène au festival de
Venise de la même année.
lundi 18 septembre 2017
Le défi chez Jean-Pierre Melville
Le déroulement du hold-up de la bijouterie dans Le Cercle rouge (1970) rend directement
hommage aux films de John Huston, Quand
la ville dort (The Asphalt Jungle,
1950) et de Jules Dassin, Du Rififi chez
les hommes, 1955. Trois malfrats masqués s’introduisent nuitamment dans une
bijouterie de la place Vendôme à Paris, pour en cambrioler le contenu. Dans
cette séquence typiquement melvillienne, austère et épurée, le réalisateur joue
à la fois sur la durée (25 minutes sans dialogues ni musique) et l’espace (un
lieu clos coupé du monde) en créant une tension dramatique qui culmine à cet
instant. Après avoir neutralisé le gardien chargé de la surveillance, les
cambrioleurs masqués se trouvent dans l’entrée de la salle des bijoux. Au bout
d’une ligne de fuite matérialisée par le plancher, une grille, à
l’arrière-plan, protège l’accès à une clé fichée dans le mur. Celle-ci commande
à distance l’ouverture ou la fermeture des vitrines remplies de bijoux, mais
aussi toutes les cellules photoélectriques qui interdisent la circulation dans
la salle d’exposition. Le seul moyen pour y accéder sans déclencher le système
d’alarme est de tirer une balle capable d’enfoncer la clé pour enclencher le
mécanisme d’ouverture des vitrines et couper les signaux détecteurs de
mouvement. C’est pour cela que Corey (Alain Delon), un ancien taulard libéré et
Vogel (Gian Maria Volonte), un truand en cavale, engagent un tireur d’élite, Jansen
(Yves Montand). Celui-ci, contrairement à ses deux comparses, est vêtu d’un
Borsalino et d’un complet-veston noir. Il vient, en grand professionnel, d’installer
un trépied pour y fixer un fusil à lunette afin d’avoir la meilleure stabilité
possible pour accomplir le geste parfait. Dans ce champ-contrechamp à 180 degrés, la
profondeur de champ rend la cible très lointaine et le silence de l’action
vient renforcer l’atmosphère oppressante qui envahit progressivement la scène,
alors qu’au-dehors la ville est endormie. Mais soudain, brisant le hiératisme
de ses collègues et le rituel préparatoire au tir, Jansen s’empare avec une
rapidité fulgurante de son fusil, le détache du trépied, vise et presse sur la
détente pour toucher au millimètre près sa cible, déconnectant ainsi le système
d’alarme. Un instant interloqués, Corey et Vogel ne peuvent que constater la
réussite exceptionnelle de ce tir qui leur permet de faire main basse sur les
bijoux. Ancien flic révoqué noyant sa désespérance dans l’alcool et la solitude,
Jansen vient de réussir un défi, un coup de maître qui le réhabilite, non pas
aux yeux de la société mais à ses propres yeux. D’épave, il est redevenu ce
qu’il était autrefois, un grand policier reconnu pour son habileté à manier les
armes à feu. Cette victoire sur ses démons intérieurs, ce dépassement de soi, lui
permettent de retrouver une dignité qui fait l’essence même des personnages
melvilliens. À l’instar de Gu Minda (Le
Deuxième souffle, 1966), ou de Jeff Costello (Le Samouraï,1967), Jansen, nimbé d’une aura tragique et ambigüe, cherche
à rompre le cercle de l’enfermement et la spirale infernale de son déclassement
pour obéir à un code de l’honneur composé de règles impossibles à
transgresser : la droiture, la fraternité et la responsabilité. C’est
cette morale chevillée au corps qui explique le geste de Jansen, qui, grand
seigneur, refusera sa part du butin puisque l’essentiel a été atteint : retrouver
son humanité.
dimanche 10 septembre 2017
La culpabilité chez Martin Zandvliet
Danemark, mai 1945. Sur une plage comme il y en a
tant dans ce pays libéré par les Britanniques, sous un ciel immense, et devant
la mer au loin, inaccessible, un groupe de jeunes prisonniers allemands, âgés
de 15 à 18 ans et rescapés du Volksturm, (la milice populaire créée par Hitler
en 1944) est chargé de déminer un espace dans lequel ont été enfouies par les
troupes du Reich, des milliers de mines terrestres. Dans Les oubliés (Unter dem Zand
de Martin Zandvliet, 2015), ce cadre géographique, particulièrement anxiogène,
est quasiment un huis clos à ciel ouvert. Rampant avec de multiples
précautions, ces adolescents sondent le sable avec une tige en métal, à
l’écoute du moindre impact. Ces mines invisibles, tapies quelques centimètres
sous leurs corps n’attendent qu’une vibration pour enclencher le détonateur qui
entraînera fatalement de graves mutilations, voire la mort. Encore revêtus de
leurs uniformes, alors que les canons se sont tus en Europe, ils poursuivent
malgré eux une guerre, loin de leurs foyers et de leurs souvenirs. Comme s’ils
devaient expier les crimes de la génération de leurs parents, ces soldats
d’infortune doivent supporter la haine des Danois qui ne voient en eux que des
rejetons ayant été enfantés par un régime criminel. Forcément coupables, bien qu’à peine nés au
moment de la prise du pouvoir par Hitler, le 30 janvier 1933, et littéralement
écrasés par cette faute originelle, ils doivent racheter toute une nation qui
s’était jetée dans les bras d’un homme, entraînant vers l’abîme leur pays et
tout un continent. Dans un silence sépulcral, l’horreur de l’enfermement, la
peur précédant chaque nouvelle reptation et l’attente de l’explosion s’opposent
à un cadre géographique en apparence bucolique constitué de plages de sable fin
s’étendant jusqu’à la fin des temps pour se fondre enfin dans la mer du Nord. Résonnant
autrefois des rires et des cris des vacanciers, ce littoral est désormais
devenu un espace vide et répulsif, un champ de bataille sur lequel ces
adolescents affrontent, en ligne, la mort à mains nues. Mort subite, mort en
sursis, mort future, l’inéluctable devient le quotidien de ces silhouettes sur
fond blanc. Le regard que pose Martin Zandvliet sur ce sujet est sans
concession puisque la violence physique et morale est utilisée ici pour
justifier le retour à la normale pour une population danoise éprouvée par cinq
années d’occupation allemande. Il n’y a – à priori - pas de pardon possible pour les enfants du
nazisme.
samedi 2 septembre 2017
Le romantisme noir chez Jacques Becker
Dans Casque
d’or (1952), Marie (Simone Signoret) et Georges Manda (Serge Reggiani)
incarnent deux amants dont la trajectoire amoureuse, innocente et tragique
illumine le Paris de la Belle Époque : elle est une prostituée du quartier
de Belleville, et lui, un ancien truand voulant fuir son passé et cherchant par
tous les moyens à s’acheter une bonne conduite. Au cours d’une déambulation
amoureuse dans la capitale, Marie entraîne son amant vers une église dans laquelle
est célébré un mariage. Soudain, le temps s’arrête un court instant. Alors que
résonne un cantique, la caméra fige le couple dans une émotion partagée. Dans
le rôle-titre, Marie n’a jamais aussi bien mérité son surnom de « casque d’or »
qu’à ce moment : par l’entrebâillement du portail, la lumière du jour
éclaire le haut de sa tête pour former un halo lumineux mettant en évidence le
visage radieux de cette femme qui veut vivre son amour en toute liberté, à une
époque où les conventions corsètent la vie privée et publique des femmes. Sa
chevelure blonde irradie toute la scène d’une lueur incandescente. Le châle
qu’elle a rabattu sur sa tête encadre son visage dont les contours dessinent
une douceur et un espoir étourdissant, pour un futur forcément radieux. Son
sourire esquissé et ses yeux brillants en disent long sur sa rêverie et sa
sincérité dans les sentiments qu’elle éprouve pour Manda. Revêtu d’une veste
noire, ce dernier, les cheveux courts en opposition à la chevelure abondante
que l’on devine chez Marie, un mouchoir de toile noué autour du cou et sa
casquette à la main, semble envahi, lui, par une tristesse contrastant
radicalement avec le rayonnement de Marie. Une fêlure intérieure se lit sur ce
visage dont les yeux aux paupières tombantes et le sourire timide et emprunté
révèlent un trouble existentiel, un romantisme noir qui le ramènent sans cesse
à son passé tumultueux de voyou. Devenu charpentier, il cherche à se consumer
dans cette relation, mais reste vulnérable et soumis à un fatum qui plane sur
lui, l’empêchant de goûter pleinement à cet amour. Le caractère prédestiné du
personnage, la mort qui rôde comme un prédateur (il a tué au couteau dans un duel nocturne
le souteneur de Marie) font peser sur le couple une aura tragique qui renvoie à
l’univers des films de Julien Duvivier dans lesquels l’aspiration des
protagonistes (acquérir une guinguette au bord de la Seine pour cinq anciens
chômeurs ayant gagné à la loterie nationale dans La Belle Équipe, rejoindre Paris pour un malfrat réfugié dans la
Casbah d’Alger dans Pépé le Moko, vivre
un bonheur intense auprès d’une femme pour le misanthrope Monsieur Hire dans Panique), se heurte systématiquement à
l’impossibilité de vivre un rêve
inaccessible et à l’incapacité de prévenir l’inéluctable.
S'abonner à :
Messages (Atom)