mardi 29 juin 2021

Les rebelles chez Richard C.Sarafian


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Dans Point Limite Zéro (Vanishing Point, Richard C. Sarafian, 1971), Kowalski (Barry Newman) est l'un de ces perdants magnifiques que le Nouvel Hollywood a aimé mettre en scène. À l'instar de Bonnie et Clyde[1], de Wyatt et Billy[2], de Robert[3] ou encore de Max et Francis[4], il est en profonde rupture avec la société conservatrice dans laquelle il évolue et décide de couper les amarres pour se lancer le défi, aussi irrationnel qu'enragé, de faire, au volant de sa Dodge Challenger blanche, Denver-San Francisco en quinze heures. En raison de la distance, (deux mille treize kms) et du temps normalement nécessaire (dix-huit heures et seize minutes), Kowalsky, vétéran du Vietnam, ancien coureur automobile et ex-policier, n'a d'autre choix que de rouler à tombeau ouvert à travers les étendues désertiques de l'Ouest américain (photogramme 1). Avalant le bitume et les kilomètres, sa voiture est attirée comme un aimant vers ce point de fuite – le vanishing point du titre – qui se perd derrière l'horizon. L'inutilité et la gratuité du geste sont à la hauteur du mépris que cet ancien du Vietnam, toujours manifestement habité par des démons hérités de la guerre, jette à la face de toutes les institutions, et particulièrement à celle de la police qui va rapidement le prendre en chasse. Cette course-poursuite vers l'abîme s'apparente à un jusqu'au-boutisme libertaire et contestataire très en phase avec l'époque des remises en question sociale, politique et culturelle aux États-Unis et dans le monde occidental. Le plan large utilisé par Sarafian lui permet de traduire, entre ciel et terre, l'immensité d'un espace nu, écrasé par la chaleur, avalant le bolide. Dans son odyssée existentielle et suicidaire, Kowalski est soutenu à distance, et sur les ondes radiophoniques d'une station perdue dans le désert de Mojave, par Super Soul (Cleavon Little, photogramme 2), un DJ noir, aveugle, doté d'une fougue galvanisante qui s'empare de cette chasse à l'homme pour électriser tous les anonymes qui suivent l'échappée de Kowalski. « Et la Challenger est toujours pourchassée par la bande de lâches. La grande horde malfaisante poursuit notre pilote solitaire, le dernier héros américain, le demi-dieu, le meilleur pilote de tout l'Ouest » dit-il, survolté au micro de sa radio. Doté d'une logorrhée quasi-mystique, aussi exalté que Kowalski est taciturne, portant des lunettes noires style Dirty Harry, Super Soul, dans un long talking blues à la Ray Charles, vocifère, danse sur place sans jamais lâcher son micro, conseille à l'automobiliste les meilleurs itinéraires pour éviter la police, se fait le porte-parole et le guide de Kowalski, cet anti-héros, revenu de tout et surtout de l'Amérique nixonienne, prompte à écraser tous les rebelles. Dans cette bourgade endormie du Nevada, les modulations de sa voix s'élèvent en ondes de chaleur pour mieux libérer l'énergie nécessaire à la contestation de tous les contempteurs de cette transgression routière et radiophonique.



[1] Faye Dunaway et Warren Beatty dans Bonnie and Clyde, Arthur Penn, 1967

[2] Peter Fonda et Dennis Hopper dans Easy Rider, Dennis Hopper, 1969

[3] Jack Nicholson dans Cinq pièces faciles/Five Easy Pieces, Bob Rafelson, 1971

[4] Gene Hackman et Al Pacino dans L'Épouvantail/Scarecrow, Jerry Schatzberg, 1973



dimanche 27 juin 2021

L'absurde chez Stanley Kubrick

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Dans Docteur Folamour (Dr. Strangelove, 1963), Stanley Kubrick met en scène, avec un cynisme consommé, des personnages dont la bêtise le dispute à l'incompétence pour nous donner une vision misanthropique et désabusée de l'être humain. À l'intérieur de la cellule de crise du Pentagone, et alors que 42 bombardiers B-52 munis de bombes atomiques se dirigent vers l'URSS sur l'ordre d'un général de l'Armée de l'air en roue libre et visiblement victime d'un coup de sang anticommuniste mâtiné de démence paranoïaque, l'apparition inquiétante du Docteur Folamour (Peter Sellers hallucinant), un ancien scientifique nazi recyclé par les services secrets américains, paraplégique et se déplaçant en fauteuil roulant, jette un voile sinistre  sur la dernière séquence du film. À l'écart et tapi dans l'ombre, attentif aux interminables discussions ubuesques entre le Président, l'ambassadeur soviétique et le général Torgidson sur la conduite à tenir après la déflagration nucléaire qui s'annonce, il apparaît faiblement éclairé par un planisphère lumineux (photogramme 1) et sort de sa réserve pour donner sa vision du monde post-apocalyptique qu'il appelle de ses voeux: un monde de survivants sélectionnés pour vivre sous terre « selon des critères d'âge, de santé, de fertilité sexuelle, d'intelligence et de compétences nécessaires (...) il est vital que le gouvernement et l'armée soient inclus pour transmettre les principes d'autorité et de tradition (…) avec une technique génétique adéquate et une proportion de dix femelles par mâle, j'estime que la population pourrait remonter à un chiffre proche du total national actuel au bout de vingt ans ...» dit-il d'un ton sardonique et concupiscent. Dans la continuité du registre de l'absurde, de la satire et de l'humour grinçant déployé tout au long du film, Stanley Kubrick fait du Docteur Folamour le fou du roi, celui qui se contorsionne sur son fauteuil roulant en ayant toutes les peines du monde à réprimer un bras et une main droite gantée de noir, incontrôlables et mécaniques, tendus en une diagonale hitlérienne manifestement nostalgique (photogramme 2). Avec ses lunettes fumées, ses cheveux ondulés et son sourire sarcastique, mais trahi par son corps et sa gestuelle grotesque, ce double de Wernher von Braun[1] semble sorti d'une longue hibernation pour faire renaître de ses cendres le Reich millénaire qu'il a servi autrefois. Le physicien a gardé de sa vie passée tous ses réflexes libidineux, eugénistes, autoritaires et va-t-en guerre pour être enfin en mesure de poursuivre l'œuvre de sa vie: détruire l'humanité avec la complicité tacite de toute l'élite politico-militaire américaine et soviétique qui l'entoure et qui ne perd aucune de ses paroles. Assimilée à une cour de récréation, cette cellule de crise ne laisse aucun doute sur la mise à nue, voulue par Kubrick, de cette imbécilité criminelle qui pousse l'homme à s'auto-détruire. Faire rire de peur sur le danger atomique n'était pas la moindre gageure du réalisateur qui a réussi, au-delà de toute espérance, à montrer, surtout après la crise des missiles d'octobre 1962, que la fiction pouvait être le prolongement de la réalité.  

 


[1] Ingénieur nazi responsable du programme des V2, nommé directeur du centre de vol spatial de la Nasa en 1958



mardi 22 juin 2021

La culpabilité et le sacrifice chez Fred Zinnemann



Acte de violence (Act of Violence, Fred Zinnemann, 1948) est un très grand film noir. Trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, rescapé d'un camp de prisonniers, un ancien soldat, Joe Parkson (Robert Ryan) traque un compagnon de captivité, Frank Enley (Van Heflin) qui avait trahi ses hommes contre de la nourriture, alors que ces derniers se préparaient à s'évader. Tous furent tués à l'exception de Joe, sorti de l'épreuve néanmoins estropié. En dépit de cette culpabilité et de cette mauvaise conscience, Frank, de retour aux États-Unis, est célébré comme un héros de guerre. Devenu un paisible habitant d'une ville californienne, Santa Lisa, il est désormais très investi dans sa communauté aux côtés de son épouse Edith (Janet Leigh) et de son petit garçon. Le surgissement de Joe dans sa vie remet en cause ce fragile équilibre tissé entre l'image qu'il donne de lui-même et le mensonge qui le hante. Désemparé, rongé par la culpabilité et poursuivi par celui qui ne lui pardonne pas sa faute et sa forfaiture, Frank se réfugie dans les bas-fonds de la ville, fait la connaissance d'un proxénète, Johnny (Barry Kroeger), qui lui propose d'abattre Parkson en échange d'une forte somme d'argent. Le piège est tendu à la gare de Santa Lisa (photogramme), après une course-poursuite nocturne entre Joe et Frank, à travers les rues désertes de la ville. À cette heure tardive de la nuit, le décor pour la tragédie finale, magnifié par la photographie de Robert Surtees, est en place: enveloppée dans l'obscurité, la gare déserte est éclairée par des halos en autant de plages lumineuses éparses et la pluie qui vient de s'arrêter rend la froideur de ce paysage urbain encore plus menaçante. Joe, une arme à la main, est interloqué en voyant Frank s'effondrer sur la chaussée luisante, blessé à mort par la balle qui lui était destinée. En effet, à droite du cadre, le coup de feu est parti de cette voiture dans laquelle se trouvait Johnny. L'éclairage oblique des lumières du train quittant la gare permet d'isoler la scène qui vient de se dérouler il y a quelques secondes à peine: cherchant, dans un élan suicidaire et dans un ultime geste moral et sacrificiel à expier sa faute originelle, Frank s'est brusquement interposé entre Johnny et Joe au moment où le premier a tiré sur le second. Incarnant jusqu'au bout une Némésis[1] implacable, et ignorant tout, jusqu'à cet instant, du complot ourdi contre lui, Joe sait que cette balle a scellé le destin de Frank. Acte de violence est construit en miroir inversé par rapport à La Septième Croix (The Seventh Cross), un autre film réalisé par Fred Zinnemann en 1944 racontant l'évasion de sept déportés allemands d'un camp de concentration. Traqués par la Gestapo, six d'entre eux sont repris mais le septième s'en sort pour rejoindre un réseau de résistance. En 1944, au plus fort de la guerre, Zinnemann met en scène un héros dépourvu d'ambiguïté pour dénoncer la barbarie nazie, alors qu'en 1948, la paix étant revenue, le réalisateur expose les traumatismes de deux ex-soldats faillibles confrontés à leurs démons. Raconter une telle histoire, alors que les États-Unis célébraient leur puissance économique et militaire, était un pari osé.



[1] Déesse grecque de la vengeance



mardi 15 juin 2021

La machine à écrire chez Steven Spielberg


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« C'est une grande erreur de croire que l'Indien est né pour être inévitablement un sauvage. Il est né vierge comme nous. Laissé dans un milieu de sauvages, on devient naturellement un sauvage. Mais transférez l'enfant né sauvage dans un milieu civilisé et il acquerra une langue et des habitudes civilisées. Le Président Hayes et le Congrès m'ont accordé l'usage de casernes à Carlisle en Pennsylvanie pour une école modèle pour les Indiens et m'a autorisé à recruter 125 enfants pour une classe d'inauguration. Si l'Indien doit s'intégrer, on doit le mettre dans le bain de la citoyenneté américaine. Il faut plonger l'Indien dans les eaux de la civilisation ». C'est par ces mots terribles, prononcés en toute bonne conscience par le brigadier- général Richard Henry Pratt (Keith Carradine), que le sort de très nombreux jeunes Indiens d'Amérique du Nord a été scellé. Un cigare à la main, sûr de sa mission de faire le bien pour le mieux, nourri de certitudes et de cette arrogance raciste propre à celui qui se sent investi d'une mission qui ne souffre aucune critique, cet officier est convaincu qu'il faut « tuer l'Indien pour sauver l'homme » (photogramme 1). L'assimilation agressive à la culture blanche est, pour lui, la seule façon de garantir un avenir à ces peuples vaincus et désormais confinés dans des réserves. Pour réaliser cela, Pratt va séparer les enfants, plus malléables que les adultes, de leur famille pour qu'ils soient déportés à des milliers de kilomètres à l'est. Première étape de ce génocide culturel décidé par Washington, le pensionnat créé à Carlisle en 1879 a accueilli tout d'abord des enfants sioux lakotas des réserves de Pine Ridge et de Rosebud (Dakota du Sud) pour un véritable nettoyage ethnique qui ne dit pas son nom. Dans le photogramme 2, George (Nakotah LaRance), Voices That Carry dans une autre vie, est l'un de ces adolescents lakotas qui subit, depuis de longues semaines, l'éducation au forceps professée par Pratt: cheveux coupés courts, vêtements traditionnels abandonnés pour être remplacés par un uniforme, chaussures en lieu et place des mocassins, obligation de se choisir un prénom chrétien, interdiction de pratiquer sa langue d'origine, enseignement de la religion chrétienne, de l'anglais, de l'histoire des États-Unis, tout est fait pour détruire son identité indienne. Un soir, dressé sur son lit dans le dortoir qu'il partage avec ses infortunés compagnons, il regarde la machine à écrire qui se tient sur sa table de chevet à gauche de l'écran. Vecteur de la pensée et de l'écrit, symbole de modernité puisque née en 1874, cet objet rime pourtant ici avec déculturation et détribalisation puisque George vient d'un monde essentiellement oral. Il apparaît pris dans une nasse, déchiré entre sa volonté de sauvegarder, envers et contre tout, ses origines et sa compréhension du monde dans lequel il sera désormais obligé de vivre. Le tragique de la situation se tient entre cette machine à écrire et le cheminement intérieur de George, comme si celui-ci pressentait déjà qu'il ne pourra quitter cette lisière entre deux mondes que tout sépare: celui de son peuple déchu et celui des Blancs cherchant à lui imposer l'American way of life; c'est-à-dire quelqu'un éloigné de lui-même, disloqué par deux forces antagonistes. La remarquable mini-série Into The West (2005), produite par Steven Spielberg pour la chaîne câblée TNT, raconte en six épisodes les itinéraires croisés de deux familles, l'une lakota et l'autre blanche, de 1825 à 1890. Elle présente pour la première fois dans l'épisode cinq réalisé par Timothy Van Patten, l'histoire terrible de ces pensionnats indiens qui résonnent, aux États-Unis comme au Canada, comme autant de plaintes et de douleurs dans la mémoire des peuples des Premières Nations. Un autre film américain, Enterre mon cœur à Wounded Knee (Bury My Heart at Wounded Knee, 2007) produit par HBO et réalisé par le Québécois Yves Simoneau, rebondira sur ce thème comme pour mieux fouailler la plaie et exorciser la faute originelle. Le cinéma canadien ne sera pas en reste avec Cheval indien (Indian Horse, Stephen Campanelli, 2017) mettant en scène un jeune Ojibwé, Saul Indian Horse, opprimé par les méthodes coercitives des pères catholiques et trouvant temporairement son salut dans le hockey. La tardive et encore timide reconnaissance de l'histoire de ces pensionnats au cinéma, comme dans la sphère publique, illustre une amnésie volontaire et un refus de se pencher sur cette mémoire de la honte restée un écran noir, vierge de tous remords. La mauvaise conscience et le non-dit culpabilisateur expliquent le mutisme relatif de l'image alimenté par la crainte de ne pas trouver un large public. Il n'est pas innocent que ce soit la télévision, moins soucieuse de rentabilité immédiate que le cinéma, qui ait donné les premiers signes d'une résurgence de cette blessure qui refuse désormais de tomber dans l'oubli.  



mardi 8 juin 2021

Le ranch Spahn chez Quentin Tarantino


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Lentement, imperceptiblement, la narration de Once Upon a Time …  in Hollywood (Quentin Tarantino, 2019) bascule, à ce moment précis, dans une angoisse sourde et rampante, comme lorsque dans le premier chapitre d'Inglourious Basterds (2009) la caméra de Tarantino avait fait un lent travelling vertical descendant pour découvrir des juifs cachés dans une cave, alors qu'à l'étage un officier SS, le colonel Hans Landa badinait tranquillement avec le propriétaire de la maison rongé par la peur, Perrier Lapadite. Dans Once, Cliff Booth (Brad Pitt), cascadeur de son état, en mal de contrats signés avec les producteurs hollywoodiens, vient de prendre en stop Pussycat (Margaret Qualley), une jeune femme aussi délurée que mystérieuse dont la destination n'est autre que le ranch Spahn, à l'ouest de Los Angeles. L'action se passe en 1969 et l'heure est au Nouvel Hollywood, à la contestation de la guerre du Vietnam et au mouvement hippie qui atteint son point culminant au festival de Woodstock en août de la même année. Le ranch Spahn[1] (photogrammes 1 et 2) est, à cette date, un ancien site de tournage qui se spécialisa pendant les années 50, principalement dans les westerns de série B et les séries télévisées, mais pas seulement. Duel au soleil (Duel in the Sun, King Vidor, 1946), ce western flamboyant et passionnel avec Gregory Peck et Jennifer Jones y fut également réalisé. Le décor environnant, très Old West, avec ses collines arides et rocailleuses, ses maisons en bois bordées par un trottoir surélevé, sa rue principale recouverte de poussière et de sable, témoigne de la splendeur de ce passé cinématographique auquel a autrefois participé Cliff. Le camion portant l'inscription « Spahn's movie ranch » est une autre relique qui a dû servir pour le transport de matériel.  Dans le photogramme 3, à l'intérieur de la maison située dans le point de fuite du photogramme 1, deux statuettes en bronze de Frederic Remington, peintre et sculpteur américain (1861-1909) sont bien visibles dans la pièce: l'une, le Bronco Buster à gauche du cadre, et l'autre, le Rattlesnake à gauche de la télévision, attestent bien de la tradition westernienne de ce lieu où les cavalcades et les fusillades d'antan ne résonnent plus. Mais c'est une autre présence qui hante désormais ce ranch: entre 1968 et 1969, la sinistre « famille Manson » y a élu domicile. Dans la maison principale de la propriété, cinq jeunes filles et un homme se prélassent langoureusement devant leur poste de télévision, donnant l'impression d'un groupe amolli par la chaleur étouffante intérieure (photogramme 3). Ce sont quelques-uns des membres de la « famille », une secte fondée par Charles Manson, un illuminé notoire se prenant pour Jésus-Christ et fondamentalement convaincu qu'une guerre raciale entre les Blancs et les Noirs est sur le point d'éclater. Artiste raté, ancien détenu, futur tueur en série, schizophrène et psychopathe confirmé, Manson a, entre 1967 et 1969, vampirisé, décervelé et manipulé une vingtaine de personnes, essentiellement des jeunes femmes. L'ombre de sa présence plane sur ce ranch délabré, en apparence endormi. La tension dans cette pièce est là, quasiment palpable, parce que le spectateur superpose mentalement au même moment une réalité à venir qu'il connaît. En effet, le contraste entre ces jeunes filles, tout juste sorties de l'adolescence, et les crimes particulièrement atroces qu'elles vont commettre quelques mois plus tard, donne à cette séquence une dimension mortifère vertigineuse. Parmi elles, se trouvent Susan « Sadie » Atkins (Mikey Madison) et Patricia « Katie » Krenwinkel (Madisen Beaty), deux des futures meurtrières qui participeront le 9 août 1969 en compagnie de Charles « Tex » Watson (Austin Butler) et sur l'ordre de Charles Manson cherchant à précipiter le chaos attendu, à l'assassinat de la femme de Roman Polanski, Sharon Tate, enceinte de huit mois et de trois de ses invités, dans la villa des Polanski de Benedict Canyon, un quartier huppé de Los Angeles. « On n'en était plus au stade de l'assassinat par « l'ennemi », comme Bonnie and Clyde, La Horde sauvage, Butch Cassidy et le Kid et Easy Rider l'avaient fantasmé. Le scénario était bien plus effrayant encore, c'étaient des hippies, des radicaux, l'essence des années 60 qui étaient passés à l'acte »[2]. Pour relater ce massacre qui mit fin au mouvement peace and love, en dépit du festival de Woodstock (15 août -19 août 1969), Quentin Tarantino choisit de déplacer la tuerie dans une villa voisine comme pour essayer d'exorciser la mort de Sharon Tate et mieux détruire la fascination qu'exerçait Manson sur ses adeptes lobotomisés. Il fit de même dans Inglourious Basterds en faisant mourir Hitler et Goebbels, exécutés dans un cinéma en flammes.  La fiction et le cinéma plus forts que le réel……



[1] George Spahn, propriétaire du site de 1953 au début des années 70

[2] Le Nouvel Hollywood de Peter Biskind, Le cherche midi. 2002, p.80



lundi 7 juin 2021

La femme fatale chez John M. Stahl


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Cette célèbre séquence est aussi glaçante que la température de l'eau de ce lac de montagne dans le Maine qui sert de cadre champêtre aux entreprises perfides de la femme fatale la plus dévoyée et la plus ténébreuse de l'histoire du film noir. Dans Péché mortel (Leave her to Heaven, John M. Stahl, 1945), Ellen (Gene Tierney), récemment marié à l'écrivain Richard Harland (Cornel Wilde), est pathologiquement jalouse envers quiconque détourne d'elle l'attention de son mari. Souffrant d'un égotisme exacerbé confinant à la folie, profondément marquée par le récent décès de son père dont la ressemblance avec Richard est troublante, elle doit rester l'alpha et l'oméga de la vie de celui-ci et ne souffre aucune présence qui la forcerait à partager leur quotidien. Si l'éloignement ne suffit pas (le gardien du lodge est congédié), le meurtre contre celui qui accapare à ce moment l'empathie et la sollicitude de son mari est alors la solution ultime. En effet, dévorée par une passion mortifère et incandescente, Ellen supporte de moins en moins la présence de son jeune beau-frère Danny poliomyélitique, mais disert et volubile en dépit de son infirmité. Les traits magnifiques et marmoréens que prête Gene Tierney à Ellen tranchent avec son âme sinistre et profondément déséquilibrée, mais aussi avec le décor paisible qui forme le cadre de la tragédie à venir. Le ciel d'un bleu intense, traversé par quelques nuages, domine une forêt de hauts conifères qui laisse néanmoins apparaître le chalet familial et son embarcadère. Le lac, dont les eaux font miroiter les rayons du soleil, apparaît profond et tranquille comme au commencement du monde. Ce petit Eden respire sans conteste la quiétude, l'apaisement et le silence pour former un havre de paix et de bonheur partagé…. en apparence. Alors que Richard se promène seul dans la forêt, Ellen ourdit un plan aussi machiavélique que criminel. Prétextant un exercice de natation pour muscler ses jambes, Danny se retrouve avec Ellen dans une barque à rames. Se mettant à l'eau, il cherche à l'impressionner en voulant atteindre la rive opposée. Encouragé dans ce sens par Ellen, il présume de ses forces et finit par demander l'aide de sa belle-sœur, la suppliant très rapidement de venir à son secours. Ayant chaussé des lunettes noires, comme pour masquer le spectacle de sa forfaiture, Ellen reste de marbre, impassible, froide et implacable (photogramme 1). Seuls les petits mouvements de ses avant-bras manoeuvrant de manière imperturbable les avirons pour maintenir sa position viennent troubler son attitude hiératique et distanciée. Avec une profonde perversité et dénuée du moindre remords, Ellen laisse Danny se noyer dans les eaux sombres du lac. Des bulles d'air perçant la surface de l'eau témoignent de la présence, quelques secondes plus tôt, de l'infortuné nageur, victime de la folie d'une femme qui pense que posséder son mari ne peut se faire qu'au prix de la mort d'autrui (photogramme 2). Le Technicolor utilisé pour la première fois dans le film noir donne encore plus de relief au chromatisme de ce paysage bucolique rendant d'autant plus atroce le geste assassin d'Ellen.



mercredi 2 juin 2021

L'extase et la colère chez Renny Harlin





« Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film »[1]. Cette citation d'Alfred Hitchcock, maintes fois reprise, irait comme un gant à Douglas « Dawg » Brown (Frank Langella). Dans L'Île aux pirates (Cutthroat Island, Renny Harlin, 1995), il est l'incarnation achevée du pirate sanguinaire et impitoyable mais néanmoins constamment magnétique et flamboyant. Très acrimonieux, voire bilieux, il est ce bretteur sans rival, démontrant à chaque abordage son aptitude à faire le vide autour de lui. Les poings serrés et les bras levés pour mieux posséder le monde et ses océans, le corps tendu à l'extrême et le visage déformé par l'exultation, « Dawg » est, au milieu des combats, la rage et la frénésie personnifiées. Héros physique et conceptuel, primitif et perspicace, ce pirate a le déchaînement carnassier, indifférent à la mort et aux autres Frères de la côte qui n'existent que pour lui permettre d'assouvir sa soif tonitruante de pouvoir. L'or qu'il recherche avec l'avidité qui le caractérise est d'abord un appel à être sur le devant de la scène, un stimulant pour mieux tracer un sillage de sang dans la mer des Antilles et une manière de s'opposer à la seule personne qui lui tient tête: sa nièce Morgan Adams (Geena Davis), une autre pirate que son oncle admire et dont le tempérament bondissant n'a rien à envier aux cascades d'autrefois d'Errol Flynn.  « Dawg » est la version sombre et inquiétante du capitaine Levasseur (Basil Rathbone dans Capitaine Blood) ou du capitaine Leech (George Sanders dans Le Cygne noir). N'hésitant pas à éliminer ses deux frères pour détenir toutes les parties d'une carte révélant l'emplacement du trésor, il se montre sans scrupules, bien décidé à faire chanter son sabre avec l'obstination d'un loup affamé. Échec commercial et critique aussi retentissant qu'incompréhensible – surtout juste avant l'énorme succès de la saga des Pirates des Caraïbes à partir de 2003 - L'Île aux pirates est pourtant une incontestable réussite, stimulant notre nostalgie et naviguant parmi des oeuvres qui ont fait les grandes heures de la Warner (Capitaine Blood/Captain Blood, 1935 et L'Aigle des mers/The Sea Hawk, 1940, tous deux de Michael Curtiz), de la Paramount (Les Flibustiers/The Buccaneer, Cecil B. DeMille, 1938) ou encore de la RKO (Pavillon noir/The Spanish Main, Frank Borzage, 1945). En 1995, il est toujours question d'hommes libres et insoumis, de ruffians sans foi ni loi, de chasse au trésor d'un galion espagnol caché au cœur d'une île perdue au milieu de l'océan, de décors exotiques, de traîtrise et d'abordages, de trognes patibulaires et d'amour, sans oublier les indispensables barils de rhum et le Jolly Roger[2] fixé au grand mât, claquant au vent. Si Frank Langella survécut au naufrage du film, Geena Davis, quant à elle, n'eut pas le même bonheur et ne rencontra plus de rôle digne de son talent.



[1] Hitchcock / Truffaut, édition définitive, Gallimard, 1993, p.159

[2] Le pavillon noir des pirates, orné d'une tête de mort surmontant deux tibias entrecroisés.




mardi 1 juin 2021

Le masochisme chez Billy Wilder

 

« Il y avait trois jeunes réalisateurs qui promettaient à l'époque. D.W. Griffith, Cecil B. DeMille et Max von Mayerling (…). J'aurais pu poursuivre ma carrière, mais tout m'était insupportable après qu'elle m'eut quitté. Vous comprenez, j'ai été son premier mari ». C'est avec ces mots aussi terribles que vertigineux que Max (Erich von Stroheim, à droite du photogramme), le domestique de Norma Desmond (Gloria Swanson), s'adresse, avec un air impavide, à Joe Gillis (William Holden, à gauche du photogramme). Dans Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard, Billy Wilder, 1950) et jusqu'à cet instant, il était ce valet dévoué au service d'une ancienne star du cinéma muet, chargé d'entretenir l'illusion que Norma, en dépit des années, restait cette légende vivante qu'elle fut dans les années 20. Devançant toujours les moindres caprices de sa maîtresse, organisant avec un soin maniaque la villa de « Madame », engoncé dans une raideur disciplinée et soumise, Max se révèle être, dans un coup de théâtre aussi violent qu'abyssal, un ancien amant, un ancien mari et un ancien réalisateur, trois facettes d'un même personnage tragique et pathétique qui a choisi de sacrifier sa vie privée et professionnelle sur l'autel de la domesticité. Violent et abyssal, parce que Max von Mayerling et Erich von Stroheim ne font qu'un. À quoi peut penser cet acteur né en 1885 en Autriche-Hongrie et arrivé aux États-Unis en 1909, lorsqu'il prononce, dans cette obscurité propice aux confidences, ce monologue qui tient plus de la perversité masochiste que d'un texte sorti d'un scénario ? En 1950, Erich von Stroheim n'est plus le cinéaste, scénariste, décorateur et monteur hors-norme dont Hollywood cherchait à contrôler la force créatrice. Ses films ont été mutilés (Folies de femmes/Foolish Wives, 1922), remontés (Les Rapaces/Greed, 1924) non achevés (Queen Kelly, 1928, déjà avec Gloria Swanson !). Sa carrière de réalisateur a été définitivement brisée en 1933 par un Hollywood puritain et conformiste, lassé par ses exigences artistiques qui explosaient les budgets et sa vision du monde, pessimiste, violente et cruelle. Ne pouvant plus tourner, on le vit jouer néanmoins chez les autres cinéastes. Son rôle d'officier allemand au crâne rasé et au monocle sur l'œil droit, sanglé dans un uniforme aussi raide que la minerve qui immobilise son cou est encore dans toutes les mémoires (La Grande illusion, Jean Renoir, 1937). De 1915 à 1955, pas moins de quatre-vingt-deux films virent sa silhouette inoubliable défiler devant les caméras. Face à Joe Gillis, un scénariste raté engagé par Norma Desmond pour rédiger le scénario qui lui permettra de faire son grand retour, c'est le passé d'Erich von Stroheim que Billy Wilder met en scène pour mieux stigmatiser ce miroir aux alouettes qu'est Hollywood, capable tout autant de porter aux nues des hommes et des femmes que de détruire celles et ceux qui s'écartent des sentiers battus. Sur le photogramme, son visage, à moitié éclairé par une lumière crépusculaire, traduit cette dichotomie qui confine à la folie: accepter de mettre en abyme la plaie de son échec et de ses désillusions, en interprétant un rôle qui lui apportera en 1951 l'Oscar du meilleur acteur dans un second rôle. Pourtant, que l'on ne s'y trompe pas, à travers Max von Mayerling, et en le comparant à D.W. Griffith et Cecil B. DeMille, c'est bien à Erich von Stroheim le réalisateur que Billy Wilder rend en définitive un hommage appuyé et admiratif.