vendredi 20 septembre 2019

La figure du deuil chez Sean Penn



Sean Penn est un cinéaste trop rare. Ses trois premiers films, de Indian Runner (1991) à The Pledge (2001), en passant par Crossing Guard (1995), répètent comme une longue plainte douloureuse, des déchirures familiales qui n'en finissent pas de hanter celles et ceux qui tentent malgré tout de survivre. Dans Crossing Guard, Mary (Anjelica Huston) a perdu, il y a six ans sa fille Emily, renversée par un chauffard ivre, John Booth (David Morse). Revêtue d'un manteau noir au milieu d'un océan de verdure que tentent d'égayer, de manière discontinue, cinq bouquets de fleurs, Mary n'est plus, le sol s'étant dérobé sous ses pieds. Assise sur le gazon du cimetière, surplombant la plaque funéraire et le bouquet qui l'ornemente, elle s'abandonne à ses pensées en fermant les yeux, fissurée de l'intérieur, comme terrassée par sa blessure, Vers qui ou vers quoi, son esprit erre-t-il à cet instant ? Vers Emily ? Sans l'ombre d'un doute, mais aussi vers sa vie passée, vers son ex-mari Freddy (Jack Nicholson) qui n'en finit plus de s'autodétruire, ou encore vers cet horizon lointain qui pourra peut-être un jour lui permettre de se relever. Sean Penn multiplie les signes d'une proximité avec l'affliction et la détresse en filmant Mary seule dans le cadre, les jambes repliées, indifférente aux jeux des deux enfants qui lui restent et qui s'amusent, hors-champ, à courir en slalomant autour des plaques funéraires. Mais surtout le réalisateur choisit de donner à ce plan une valeur graphique décuplée en privilégiant le point de vue, non pas de l'observateur invisible, mais de celui de John Booth précisément. C'est lui qui, à ce moment, un bouquet de fleurs à la main, voit Mary endeuillée. Sorti de prison après avoir commis l'irréparable, incapable d'assumer sa faute et rongé par la culpabilité, il s'est dirigé vers la tombe de celle qu'il a renversée quelques années plus tôt, à la recherche d'une rédemption impossible. À la vue de Mary, il se précipite pour se cacher derrière une pierre tombale, refusant la confrontation et ce moment de vérité qui aurait mis à nu sa honte et ravivé le chagrin de la mère. Entre ces deux êtres déchirés plane l'ombre d'un fantôme, d'une âme errante : une petite fille dont aucun flashback ne nous révélera la physionomie comme pour mieux éviter la facilité d'une émotivité gratuite et cerner davantage les réactions des adultes. Car entrer dans le monde de Mary est comme entrer dans un monde de souvenirs avec la mort comme partenaire, et quitter le présent, le laisser à distance. Emmurée dans son silence, et alors que les rayons du soleil caressent son visage, Mary présente ce mélange d'abandon et de tragique qui embrase tout le film.



dimanche 25 août 2019

L'anachronisme chez David Miller




Dans Seuls sont les indomptés (Lonely Are the Brave, David Miller, 1962), Jack Burns (Kirk Douglas) est un cowboy sans domicile fixe, errant à travers les plaines du Nouveau-Mexique, vivant d'expédients, dormant à la belle étoile et ayant pour tout compagnon de route son cheval prénommé Whisky. Épris de liberté, individualiste forcené et refusant toutes les contraintes autres que celles qu'il s'impose, il se rend à ce moment dans une ville pour revoir son ancienne amie Jerry (Gena Rowlands). Mais alors que Jack tente de traverser une autoroute qui coupe son itinéraire, des voitures et des camions surgissent brutalement dans le cadre, manquant de l'écraser. Le cheval renifle, hésite, se cabre, prend peur, ne peut ni avancer ni reculer, virevolte et menace à tout moment de renverser son cavalier. Les klaxons, les injures et les visages interloqués derrière les pare-brises encerclent celui qui reste insensible à toute cette agitation. Désormais l'asphalte a remplacé les anciennes pistes chaotiques et poussiéreuses qu'empruntaient jadis les troupeaux de bovins, et les voitures se sont substituées aux chariots bâchés pour de nouvelles transhumances vers ce qui n'est plus une terre vierge, mais un espace quadrillé par des villes et des routes. La Conquête de l'Ouest est terminée depuis longtemps et l'esprit des pionniers à l'assaut de la Frontière, cette ligne imaginaire séparant la civilisation de la sauvagerie, est désormais entre les mains des historiens.  Ce n'est pas le cas pour Jack, un ancien combattant de la guerre de Corée, qui persiste à être le vestige d'un temps révolu, un anachronisme croyant faire perdurer un mode de vie qui n'a plus cours, un solitaire et un anarchiste défiant les conventions et l'ordre établi. Hors-la-loi flamboyant, mais sans la violence qui accompagne habituellement ce statut, Jack est aussi inadapté au monde moderne qu'un Tom Doniphon (John Wayne dans L'Homme qui tua Liberty Valance de John Ford tourné la même année). Sa silhouette à cheval emprisonnée dans le rétroviseur du camion désigne bien ce passé auquel Jack s'accroche envers et contre tout. Cette autoroute dont le bas-côté droit est jalonné de poteaux électriques qui ont remplacé les poteaux télégraphiques d'antan, glisse vers son point de fuite, un horizon bloqué par une rangée d'arbres. Pourtant en s'exposant ainsi à ce flot continu de véhicules de manière aussi désinvolte et provocatrice, Jack se comporte comme un trompe-la-mort, bien conscient qu'il est au bout de la piste et qu'il n'a plus rien à attendre de ses semblables. Cette dimension suicidaire qui le pousse à rompre les amarres illustre bien la contradiction opposant son monde intérieur constitué d'espaces libres et sans entraves à celui du monde extérieur, réel, corseté et conformiste. Faux western mais véritable ode nostalgique à ce genre cinématographique, Seuls sont les indomptés annonce sinon sa fin, du moins son crépuscule. Tirée du livre d'Edward Abbey (1) et scénarisée par Dalton Trumbo – encore mis à l'index par la liste noire du maccarthysme – l'histoire de Jack Burns refusant la modernité tout en se marginalisant renvoie aux thématiques des anti-héros qui seront développées quelques années plus tard par les cinéastes du Nouvel Hollywood.

(1) The Brave Cowboy d'Edward Abbey, 1956. Pour l'édition française, Seuls sont les indomptés, Gallmeister, 2015






lundi 19 août 2019

La figure du cercle chez Clint Eastwood


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À l'exception de L'Homme des hautes plaines (High Plains Drifter, 1973) et de Pale Rider, le cavalier solitaire (Pale Rider, 1985), la mise en scène de Clint Eastwood n'a jamais été aussi redevable de l'univers de Sergio Leone que dans cette séquence extraite de son film réalisé en 1983, Le Retour de l'inspecteur Harry (Sudden Impact). Une nuit, à San Paulo, une petite ville de Californie, Jennifer Spencer (Sondra Locke, photogrammes 1 et 2) est poursuivie par trois malfrats dont l'un, Mick (Paul Drake, photogramme 3) a participé au viol de la jeune femme et de sa sœur dix ans auparavant. Profitant de l'obscurité, elle se réfugie dans un manège de chevaux de bois qui jouxte la plage bordant le Pacifique et le met en marche. Se déplaçant à moitié courbée entre les chevaux, alors que la plateforme entame son mouvement circulaire, Jennifer tente d'échapper à ses poursuivants qui, eux aussi, ont pris pied sur le carrousel. Entre ombre et lumière, sa silhouette se confond dans la contradiction de deux mouvements : la rotation horizontale du carrousel et le mouvement vertical lancinant que font les chevaux fixés à leurs barres. Les nombreux plans sur son visage angoissé et les stigmates des coups qu'elle vient de recevoir révèlent le calvaire qu'elle subit au cœur des ténèbres et du chaos. Espace corrompu par la violence, ce manège évoque la figure circulaire chère à Sergio Leone que l'on peut voir dans certains de ses films : le cimetière de Sad Hill dans Le Bon, la Brute et le Truand (The Good, the Bad and Ugly, 1966) et le muret encerclant Harmonica et Frank dans Il était une fois dans l'Ouest (Once Upon a Time in the West, 1968) sont tout autant des arènes mettant en scène des catharsis que des révélateurs de la vérité de chacun des personnages. Tout a commencé ici (Jennifer et sa sœur ont été violées non loin de là) et tout va se terminer dans cet espace forain endormi. Symbolisant l'enfermement et le vertige, le mouvement sans fin du carrousel traduit le malaise existentiel de Jennifer, son écoeurement vis-à-vis du monde qui n'a pas su être attentif à son traumatisme, et sa part d'ombre, elle qui n'hésite pas, dans un désir de vengeance insatiable, à tuer tous ceux qui ont participé jadis à son malheur et à celui de sa soeur. Sa vérité est celle d'un enfer à ciel ouvert qui ne peut trouver sa résolution qu'au beau milieu de ce lieu à priori ludique et familier, mais ici hanté par le souvenir d'une blessure qui ne cicatrise pas. La tonalité funèbre et cauchemardesque de la séquence, ainsi que la violence graphique que déploie Clint Eastwood soulignent la confrontation de Jennifer à ses démons intérieurs et surtout à ce démon, Mick, qui inexorablement se rapproche de sa proie. Fouillant de ses yeux l'obscurité, celui-ci s'est arrêté à côté d'une licorne dont la corne, par son mouvement ascendant et descendant, déchire littéralement l'écran. Les circonvolutions nauséeuses de son cerveau de criminel sont soulignées par les travellings circulaires de la caméra, une contre-plongée menaçante et un éclairage expressionniste violemment contrasté coupant son visage en deux. Brutal clone d'un croisement entre Scorpio (le tueur dans L'Inspecteur Harry/Dirty Harry, Don Siegel, 1971) et de Stacy Bridges (un autre tueur dans l'Homme des hautes plaines), il ne sait pas encore qu'il ne lui reste que quelques instants pour disparaître définitivement dans la nuit.



lundi 29 juillet 2019

La femme fatale chez Bob Rafelson



Le plaisir extrême que l'on prend à la vision du film de Bob Rafelson, Le Facteur sonne toujours deux fois (The Postman always rings twice, 1981), tient, bien entendu, au scénario rédigé par David Mamet d'après le roman éponyme de James M. Cain. Durant la Grande Dépression, Frank Chambers (Jack Nicholson) erre sur les routes de Californie. S'étant arrêté pour manger dans une station-service tenue par Nick Papadakis (John Colicos), il est subjugué par sa femme Cora (Jessica Lange), entre- aperçue affairée dans la cuisine, et il décide d'accepter le poste de mécanicien que son mari lui propose.  « Son corps mis à part, elle n'était pas d'une beauté folle, mais elle avait un certain air boudeur et des lèvres qui avançaient de telle façon que j'ai immédiatement eu envie de les mordre ». (1) Au contraire de la description de Cora faite par James M. Cain, Jessica Lange irradie l'écran de sa beauté, une beauté qui fait faire au cœur un bond jusqu’au fond de la gorge pour mieux retomber en chute libre et vertigineuse au creux de l'estomac. Visiblement, Cora produit le même effet sur Frank que sur le spectateur. Avec sa chevelure blonde ondulée mi-longue, son visage solaire dont les yeux fixent intensément Frank, sa bouche entrouverte, orgueilleuse et provocante, elle va unir sa destinée à celle de Frank. Tout les oppose à priori: elle est mariée, attachée à ce bout de terre, enfermée dans les servitudes domestiques quotidiennes, lui est un vagabond sans attaches, vivant d'expédients au jour le jour, refusant les contraintes quelles qu'elles soient. Devenus instantanément amants, ils vont vivre une relation fusionnelle, pulsionnelle et violente, uniquement bridée par la présence d'un mari encombrant dont l'élimination apparaîtra bientôt comme la seule issue possible. Histoire archétypale du trio infernal, Le Facteur sonne toujours deux fois de Bob Rafelson, remake incandescent de la précédente version tournée par Tay Garnett en 1946, fait de Cora une femme fatale dont l'éclat et la grâce masquent mal une part d'ombre criminelle. « Je te veux pour moi, Frank …..  si on n'était que nous deux …. que toi et moi » dit-elle en fixant son amant. « Qu'est-ce que tu veux dire ? » répond Frank. « J'en ai assez de ce qui est bien ou mal » rétorque-t-elle. « On pend les gens pour cela, Cora » lance Frank, mi-inquiet, mi-interrogateur. L'engrenage mortel est désormais lancé. À ce moment précis, ils sont convaincus que leur passion mutuelle est suffisante pour s'affranchir de la médiocrité sentimentale dans laquelle ils baignaient jusqu'à présent. Choisissant l'ivresse du corps et l'extase qui l'accompagne plutôt que la morale, Cora et Frank signent explicitement un contrat de nature faustienne pour se lancer vers l'abîme, ou plutôt pour voir le monde tel qu'ils se l'imaginent et dans lequel la liberté de se choisir une autre vie ne serait pas une idée vaine. Au contraire de Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwyck dans Assurance sur la mort/Double Indemnity, Billy Wilder, 1944, une autre adaptation d'un roman de James M. Cain), nul désir de lucre dans l'esprit de Cora, mais une soif toujours renouvelée de vivre pleinement avec Frank un amour qui leur appartient désormais, tout en sachant que le prix à payer sera élevé.

(1) Le Facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain, Gallimard, 1936, p.11









jeudi 18 juillet 2019

Le bad guy chez Lawrence Kasdan




Dans Silverado (Lawrence Kasdan, 1985), Tyree (Jeff Fahey) est un bad guy de haute volée. Au service de Cobb (Brian Dennehy), un shériff aussi flamboyant que retors, il incarne un homme de main sans scrupules, aussi rapide à dégainer qu'impitoyable envers quiconque se met en travers de son chemin. Pour son premier rôle à l'écran, on ne peut pas dire qu'il passe inaperçu en volant la vedette à tous les acteurs (Kevin Kline, Scott Glenn, Kevin Costner ou Danny Glover) qui se trouvent autour de lui. Dans le saloon de Silverado, qui perd régulièrement une partie de sa clientèle chaque fois qu'il fait une apparition, Tyree, yeux hallucinés, regard magnétique et corps nerveux tendu à l'extrême, est toujours prêt à envoyer ad patres l'infortuné vis-à-vis. Alors qu'il aime manifestement se donner en spectacle, il est immédiatement habité par une rage doublée d'une jouissance inextinguible qui menacent d'exploser au moindre éternuement ou raclement de gorge d'un inconscient tétanisé par la peur. Toujours armé d'une Winchester ou d'un colt, voire des deux à la fois, Tyree n'envisage la vie que comme un rapport de force, une confrontation perpétuelle avec l'autre, comme si sa haine du monde était le moteur de son existence. Il est rancunier, « j'aurais dû te tuer il y a longtemps » dit-il à Paden (Kevin Kline), un ancien comparse rentré dans le droit chemin, n'aime pas les chiens, « où est le chien ? » assène-t-il avec un sourire cruel, de manière péremptoire et énigmatique, encore une fois à Paden, et reste doté d'une aura maléfique qui en fait le double de son employeur, le shériff Cobb. Osons une analyse comparée doublée d'une mise en perspective: Tyree n'est pas cet outlaw de second rang que l'on peut rencontrer dans Les Grands espaces (The Big Country, William Wyler, 1958) ou dans Tombstone (George Pan Cosmatos, 1993) sous les traits respectivement de Buck Hannassey (Chuck Connors) et Ike Clanton (Steven Lang), aussi bravaches en groupe que pleutres isolés, non, Tyree est plutôt de la trempe de Charlie Prince (Ben Foster dans 3h10 pour Yuma/3:10 to Yuma, James Mangold, 2007), un ange de la mort brûlant d'un feu intérieur et laissant derrière lui souffrance et cadavres. Nous sentons chez ces deux personnages une incapacité congénitale à supplier, à geindre ou à se lamenter du mauvais sort. Au-dessus du commun des mortels en dépit de leurs névroses obsessionnelles, ils restent néanmoins des seconds, caractérisés par une esthétique du malaise. Tyree, en particulier, n'a pas de stature morale, s'accommode avec délice de l'adversité et trouve son point de cohérence dans l'attitude qu'il donne à voir régulièrement: un monstre froid et éruptif dont l'arrogance le dispute à la noirceur. La puissance du jeu de Jeff Fahey donne à son personnage une dimension fascinante qui nous fait regretter qu'il n'apparaisse pas plus souvent au cours du film.



lundi 15 juillet 2019

Le fils de bonne famille déchu chez John Ford


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À deux reprises, au cours de sa carrière prolifique, John Ford filma un fils déchu de bonne famille. Hatfield (John Carradine dans la Chevauchée fantastique/Stagecoach, 1939, photogramme 1) et Doc Holliday (Victor Mature dans La Poursuite infernale/My Darling Clementine, 1946, photogramme 2) incarnent ce type de personnage dont le passé sera toujours en grande partie occulté, gardant cette part de mystère qui sied à ceux qui ont fui un ailleurs pas si lointain. Le premier, dandy sudiste et joueur de poker, fréquentant par la force des choses davantage les saloons enfumés ou l'alcool coule à flots que les salons mondains, a gardé toute la gestuelle, le verbe et l'apparence vestimentaire d'une famille probablement propriétaire d'une grande plantation du Mississippi ou de Géorgie. Revêtu d'un manteau couvrant un costume élégant et coiffé d'un stetson aussi immaculé que la neige au sommet des Rocheuses, il se livre à son jeu favori face à deux autres joueurs.  À proximité, une canne, négligemment posée contre le rebord de la fenêtre, lui sert de signe d'appartenance à sa classe sociale, accessoire indispensable pour celui qui s'affiche, particulièrement au milieu des ivrognes qui peuplent le saloon de Tonto en Arizona. Toujours digne et respectueux envers les dames, associant courtoisie et galanterie, en écho à un passé qu'il cherche manifestement à oublier, Hatfield, en personnage tragique et romanesque, se retrouve de manière incongrue, dans cet Ouest sauvage sans que l'on sache pourquoi: une querelle de famille, une déception sentimentale, un héritage qui lui a été refusé ? John Ford ne nous livre aucune explication. Tout juste apprend-on à la fin du film que son père a été juge. À l'instar de Hatfield, Doc Holliday, venu de l'Est, se trouve en 1882 à Tombstone, toujours en Arizona. Chirurgien dans une vie antérieure, il contemple son diplôme encadré et accroché au mur de sa chambre, dernier vestige de ce qu'il a été. Dans la pénombre qui baigne la pièce, le reflet que lui renvoie la glace le met face à ses contradictions: lettré et donc éduqué (il est capable de réciter Shakespeare), toujours attentif à sa tenue vestimentaire (il porte cravate et costume), il n'en reste pas moins submergé de manière frénétique par l'alcool et des accès de violence. La bouteille qui se trouve à sa droite témoigne de son addiction au whisky et autres fortes liqueurs. Plus torturé qu'Hatfield, Doc a une part d'ombre qui le met à l'intersection du monde civilisé (l'Est) et du monde sauvage (l'Ouest), porté par des pulsions de mort et des tourments existentiels dont, là non plus, John Ford ne nous dira rien. Seule l'irruption de son ancienne fiancée, Clementine, également venue de l'Est, lui rappellera des souvenirs qu'il pensait avoir enfoui au plus profond de lui-même. Hatfield et Doc Holliday sont donc en définitive deux proscrits ne croyant plus à l'idée qu'ils pourront un jour retrouver la vie qu'ils ont laissée derrière eux tout en pensant que la fuite, le jeu, l'alcool ou la violence suffiraient à panser les plaies les plus intimes.




mardi 7 mai 2019

L'amour du classicisme hollywoodien chez Peter Bogdanovich



Anarene, Texas, 1951. Une ville meurt à petit feu au fin fond du Lone Star State. Sa population, n'ayant pour seules distractions qu'une salle de billard et un cinéma, trompe son ennui en ressassant ses regrets ou en rêvant d'un ailleurs inaccessible. Les plus jeunes s'étourdissent dans la découverte de leurs corps, tout en se heurtant à la morale et à l'hypocrisie puritaines des plus âgés qui passent leur temps à tenter de reconstruire un passé qui n'a plus d'avenir, à l'image de cette Amérique rurale en train de mourir. Les premiers tombent amoureux, découvrent leurs premiers émois, se trompent mutuellement, alors que les seconds refusent de croire que tout cela ne fut qu'un temps. Les deux se rejoignent dans une fuite en avant pour tenter d'exister dans un désenchantement général et une tristesse sans fin. Dans La Dernière séance (The Last Picture Show, 1971), Peter Bogdanovich filme une chronique plus amère que douce d'Américains en perte de sens et d'identité. La nostalgie irradie chaque plan du film : nostalgie d'une époque (les années cinquante) avec sa ville, sa rue principale balayée par les bourrasques de sable, ses décapotables et ses motels décrépits, mais surtout avec son cinéma, le Royal.  Le film s'ouvre sur sa façade avec son guichet bien visible, alors que les rues sont vides tout autour (photogramme 1). 


À l'affiche, Le Père de la mariée (Father of the Bride, Vincente Minnelli, 1950). Ici, tout le classicisme hollywoodien est mis en scène pour mieux prendre à contre-pied la désespérance de cette ville qui a tout de la ville fantôme. L'humour du film de Minnelli – un père prépare le mariage de sa fille tout en se demandant si le futur mari est le bon – son rythme enlevé, sa glorification du mariage et de l'American dream s'opposent intégralement aux habitants d'Anarene et à leur vacuité sentimentale et existentielle. La nostalgie du classicisme hollywoodien s'incarne également dans le souvenir d'autres films, et plus particulièrement, dans le western et dans un acteur emblématique de ce genre cinématographique : Ben Johnson (photogramme 2). 


Le personnage diégétique qu'il incarne (Sam le lion, propriétaire de la salle de billard et du cinéma Le Royal) ne peut s'appréhender en dehors de l'acteur qui l'interprète. Entretenant donc la confusion entre ce rôle et les rôles qui l'ont rendu célèbre chez John Ford (soldat dans Le Massacre de Fort Apache/Fort Apache, 1948, guide de convoi dans Le Convoi des braves/Wagon Master, 1950), ou encore hors-la-loi chez George Stevens (L'Homme des vallées perdues/Shane, 1953), Ben Johnson personnifie ce passé, non avec l'aura d'un John Wayne ou d'un James Stewart, mais avec celle de celui qui a joué, tout au long de sa carrière, des seconds rôles. Assis au bord d'un étang, il évoque sa nostalgie, forcément élégiaque, des temps anciens, méditant sur le temps qui passe inexorablement et sur la place qu'il tient en tant qu'âme et témoin d'une ville qui dépérit, mais aussi du classicisme westernien qui n'a quasiment plus cours en 1971. La nostalgie du vieil Hollywood ne s'arrête pas là. Par la grâce d'un lent travelling latéral, Bogdanovich nous fait découvrir une nouvelle fois, mais de nuit, le fronton illuminé du cinéma de Sam (photogramme 3), présentant Winchester 73, un western d'Anthony Mann avec James Stewart, tourné en 1950. 


L'exposition en pleine lumière de ce film est d'autant plus remarquable qu'il décrit la détermination et l'opiniâtreté d'un homme à venger la mort de son père, alors que la population d'Anarene courbe l'échine, satisfaite de son sort ou, dans le meilleur des cas, incapable de briser les pesanteurs de ses habitudes. La même remarque prévaut pour les ultimes plans de La Dernière Séance (photogramme 4). Avant que le cinéma de Sam ne ferme ses portes, faute de spectateurs plus attirés par la télévision que par la salle obscure, la dernière projection n'est autre que La Rivière rouge, un western d'Howard Hawks (Red River, 1948), film dans lequel jouait justement Ben Johnson (en tant que cascadeur), mais sans qu'il ait été crédité au générique par le réalisateur de Rio Bravo (1959). 


L'opposition entre l'épopée visible sur l'écran – un troupeau de dix-mille bovins doit être mené du Texas au Missouri -  et l'alanguissement des habitants d'Anarene ne fait que redoubler le propos de Bogdanovich. Ces deux dernières mises en abyme du classicisme hollywoodien renvoient donc à un type de western qui n'existe quasiment plus en 1971. Seul Andrew V. McLaglen tentera de faire perdurer, avec moins d'éclat et de manière anachronique, la geste fordienne dans des films comme Les Géants de l'Ouest (The Undefeated, 1969) ou encore Chisum (1970). Depuis la fin des années 60, le Nouvel Hollywood a, en effet, tout balayé sur son passage, et le classicisme qui a caractérisé le western mais aussi tout le cinéma américain depuis les années 20 explose sous les coups de boutoir de Martin Ritt (Hombre, 1967), de Sam Peckinpah (La Horde sauvage/The Wild Bunch, 1969), d'Abraham Polonsky (Willie Boy/Tell Them Willie Boy Is Here, 1969), d'Arthur Penn (Little Big Man, 1971) ou encore de Blake Edwards (Deux Hommes dans l'Ouest/The Wild Rovers, 1971). Il n'y est plus question de mythe mais de réalisme critique de l'Amérique, passée et contemporaine.



samedi 16 mars 2019

Le rock chez les frères Maysles



Tout a été dit sur le sinistre festival d’Altamont (Californie, le 6 décembre 1969) et le krach du rêve hippie des années 60. Ce grand rassemblement musical et festif devait être le pendant d’un autre festival, celui de Woodstock qui s’était déroulé du 15 au 18 août de la même année. Ce sont les Rolling Stones en pleine ascension, et leur manager Sam Cutler qui sont aux commandes. Après avoir invité des groupes déjà présents à Woodstock (Jefferson Airplane, Carlos Santana ou Crosby, Stills, Nash and Young), les Stones se réservent la meilleure part du gâteau en choisissant de passer en début de soirée le 6 décembre. Pourtant, ils vont commettre une double erreur fatale : d’une part celle de faire appel (suite à la proposition du Grateful Dead) aux Hell’s Angels d’Oakland pour assurer le service d’ordre et d’autre part, celle de les payer en packs de bières. Le cocktail réunissant 300 000 jeunes dont de nombreux accros au LSD et aux amphétamines, des Hell’s très rapidement aussi avinés que violents, associés aux titres anxiogènes (Sympathy for the Devil ou Street Fighting Man) joués par le groupe mené par Mick Jagger et Keith Richards, ce cocktail donc, va se révéler désastreux et aboutir au meurtre de Meredith Hunter par un membre du service d’ordre. Le premier avait pointé une arme sur Mick Jagger avant d’être poignardé par le second. Cette violence a été extraordinairement captée par les caméras des frères Maysles, positionnées le plus souvent derrière le groupe sur scène. Le photogramme montre, probablement sans l’avoir prémédité, la puissance et la lucidité du point de vue adopté par les cinéastes : à gauche, au premier plan, la silhouette floue de Mick Jagger face au public, et à droite, au deuxième plan, un Hell’s Angel, net. La tension entre ces deux pôles vient du fait que le Hell’s regarde avec un mépris incommensurable le chanteur des Stones qui ignore tout de cette perception.  Et ici, d’une manière évidente, s’entrechoquent quasiment frontalement deux visions du monde : celle d’un des hérauts de l’idéologie libertaire des années 60 caractérisée par l’amour libre, la paix, la rupture avec les générations précédentes et l’hostilité à la guerre au Vietnam, opposée à celle de ce club de motards affilié au crime organisé. Tout dans leur attitude les sépare : pour Mick, les cheveux longs, un vêtement en satin noir et rouge dont les manches sont prolongées par deux très longues écharpes et, pour le motard, des cheveux coupés très courts, un blouson noir, point de repère indispensable pour les Hell’s Angels et dont on devine dans le dos, leur sigle semi-circulaire.  En un seul plan, les frères Maysles captent la fracture idéologique qui fera l’échec de ce festival et en même temps celui de la contre-culture des années 60. Cette fracture témoigne d’une inconscience totale face « aux conflits non résolus qui s’affrontaient silencieusement dans l’underground : le poids de l’argent, le manque de leader, d’unité et de but, le rôle des drogues, le rejet de l’autorité et de la police » [1] mais également face à la violence environnante qui avait pourtant déjà frappé, particulièrement au sein des États-Unis, dès le début de la décennie. Les assassinats de John F. Kennedy (1963), Malcolm X (1965), Martin Luther King, Robert Kennedy (1968) et celui, spécialement sordide, de l’épouse de Roman Polanski, Sharon Tate le 9 août 1969 – à la veille de Woodstock ! – par la bande de Charles Manson, serviront de cercueil à l’idéal communautaire du peace and love. Le festival d’Altamont n’est finalement que la conclusion d’un mouvement qui avait cru pouvoir changer le monde.

(1) Altamont 69, les Rolling Stones, les Hell’s Angels et la fin d’un rêve de Joel Selvin, éditions Payot et Rivages, Paris, 2017, p.276.







mercredi 13 mars 2019

Le plan débullé chez Elia Kazan






Dans la famille Trask, tout est une affaire de déséquilibre. Le père, Adam (Raymond Massey, à droite, photogramme 1) n'aime pas son fils, Cal, (James Dean, photogrammes 2 et 3), et lui préfère son frère jumeau, Aron (Richard Davalos, à gauche, photogramme 1), plus lisse et plus docile. En quête d'identité, écorché vif, et cherchant par tous les moyens l'amour de son père tout en  sachant manier la provocation pour lui tenir tête, Cal se retrouve à la table familiale pour entendre un extrait de la bible lu par son père. Celui-ci profite de tous les présumés écarts de conduite de son fils pour lui faire la morale et lui rappeler que la parole divine est l'alpha et l'omega de la famille. La séquence, extraite de À l'Est d'Eden (East of Eden, Elia Kazan, 1955), essentiellement construite en champ-contrechamp, permet au réalisateur de filmer individuellement le père ou le fils (photogrammes 1, 2 et 3)  en plans rapprochés débullés, alors que le plan de demi-ensemble (photogramme 4), filmé en angle plat, les présente réunis dans le champ de manière définitive, les deux corps affaissés sur leurs chaises et leurs regards divergents, pour mieux signifier leur incompréhesion mutuelle de part et d'autre de cette interminable table. Le plan débullé (en référence au niveau à bulle que l'on trouve sur un trépied et qui permet de filmer à l'horizontale, en angle plat donc) produit un renversement des lignes verticales et horizontales pour traduire le malaise, l'inquiétude et la tension qui habitent les personnages dans le cadre. Ainsi, au sermon du père s'interrogeant sur les actions de son fils, répondent les provovations de Cal, physique d'abord par son attitude – faussement – décontractée, le bras droit soutenant la tête et le bras gauche par-dessus le dossier de la chaise, puis verbale parce qu'obligé de lire – ce qu'il fait de mauvaise grâce, à toute vitesse et mécaniquement -  les versets de la bible qui lui a été donnée par le frère modèle, Aron. La tension redouble subitement lorsque Cal  pose des questions sur sa mère, officiellement morte et enterrée, mais dont il a  retrouvé la trace non loin du domicile familial. « Talk to me, father » s'exclame Cal dans une supplique qui déchire l'écran. En utilisant cet angle aussi insolite que déstabilisateur, et bien qu'il n'en soit pas l'inventeur – les cinéastes expressionnistes allemands l'ont abondamment utilisé, de même qu'Alfred Hitchcock dans Les Enchaînés (Notorious, 1946) ou encore Carol Reed dans Le Troisième Homme (The Third Man, 1949) - Elia Kazan brise néanmoins, en plein classicisme hollywoodien, les conventions habituelles de tournage en associant simultanément un lourd secret de famille et un rapport conflictuel au père ou à la mère au positionnement de la caméra. Ce dernier point, associé au format cinémascope rejetant aux extrêmités les deux protagonistes, participent de l'impossible communication au sein d'une cellule familiale destructurée, non par l'argent comme la famille Stamper (La Fièvre dans le sang/Splendor in the Grass, du même Kazan, 1961), mais par l'aveuglement d'un père dont la rigidité morale et le puritanisme exacerbé sont l'inverse du jardin d'Eden qu'il désirait pour ses enfants.



samedi 9 mars 2019

Le cri chez Anthony Mann



Dans L'Homme de l'Ouest (Man of the West, Anthony Mann, 1958), Link Jones (Gary Cooper), un ancien truand repenti est rattrapé par son passé lorsqu'il retrouve fortuitement le gang dont il fut l'un des membres autrefois. Pour sauver sa vie, il accepte de participer au cambriolage de la banque de la ville minière de Lassoo. Bien décidé à faire échouer le projet, il est accompagné et surveillé par Trout (Royal Dano), un ancien comparse dégénéré et violent. Mais, à leur grande surprise, Lassoo n'est plus qu'une ville abandonnée, perdue au milieu du désert, une ville-fantôme en état de délabrement avancé, le vestige d'un passé glorieux, pliant maintenant sous les bourrasques du vent torride.  Arpentant ces rues désormais désertes, Link et Trout se présentent devant ce qui fut autrefois la banque, mais n'y trouvent qu'une Mexicaine, unique survivante d'une ruée vers l'or aussi éphémère qu’illusoire. Brandissant en tremblant un colt en direction des deux hommes, celle-ci tente de les forcer à rebrousser chemin. Mais alors que Link s'efforce de la tranquilliser, Trout, un muet au coefficient intellectuel déficient, la tue dans un accès de rage frénétique et de joie mauvaise. Link se jette alors au sol, s'empare de l'arme de l'infortunée victime et la décharge dans l'abdomen de Trout (photogramme 1). Blessé à mort, se tenant le ventre pour empêcher ses tripes de souiller le sable ocre et brûlant, Trout dévale en titubant la rue principale (photogrammes 2,3,4 et 5). Pour la première et dernière fois de sa vie, des cris rauques sortent de son gosier, ultime manifestation d’une humanité enfouie dans un cerveau et un corps déformés par l’ignorance et la violence. Au milieu de ces ruines en bois qui menacent à tout moment de s'effondrer, ces cris de détresse et de douleur résonnent comme un appel à l'aide dans le silence sépulcral de la vallée. Trout, sentant que la vie est en train de s'échapper de son corps, exprime enfin, devant les fantômes de la ville en décrépitude, cette rage intérieure qui le ronge depuis toujours, lui qui n'a jamais pu s'exprimer autrement que par gestes. Sa transformation brutale ouvre un abîme de solitude dérisoire, ironique et désespéré, puisqu'il doit mourir pour pouvoir extérioriser, enfin, une souffrance physique intolérable. Cet ultime face à face avec la mort qui s'approche est une illustration de la violence sèche et fulgurante dont Anthony Mann témoigne dans ses films. Tout au long de L'Homme de l'Ouest, rien ne laissait subodorer que Trout pouvait à ce moment susciter une telle aura de miséricorde, alors qu'il venait tout juste d'abattre une femme sans défense. C'est ce paradoxe qui donne toute sa puissance à cette séquence. À l'instar de Waco Johnny Dean (Winchester 73, 1950), Ben Vandergroat (L'Appât/The Naked Spur, 1953) ou encore Gannon (Je suis un aventurier/The Far Country, 1954), les personnages manniens sont toujours victimes de la violence qu'ils déclenchent, mais avec ce surcroît d'éclat qui fait d'eux des personnages que nous aimons détester. Après quelques secondes de course éperdue, Trout finit par s’effondrer dans la poussière, pour rendre l’âme dans une dernière convulsion (photogramme 6).



La toile d'araignée chez Robert Siodmak



Dans ce plan des Tueurs (The Killers, Robert Siodmak, 1946), la mise au point est faite sur Kitty Collins (Ava Gardner), alors que Ole Andreson, dit le Suédois (Burt Lancaster), reste légèrement flou. Sorti récemment de prison, il n'a plus de nouvelles de Kitty qu'il a rencontrée quatre ans auparavant et dont il était tombé immédiatement amoureux. Depuis qu'il est entré dans cette pièce dans laquelle quatre comparses préparent le hold-up d'une usine, Ole s'est assis parce que ses genoux chancelaient. La sensualité que dégage Kitty, langoureusement étendue sur le lit, le regard de braise qu'elle lui lance donnant l'impression que la pellicule va s'embraser contrastent avec l'insécurité et le regard perdu et fuyant de l'homme qui a besoin d'être soutenu par la barre horizontale métallique du pied de lit pour soigner une illusion de contenance. Il n'ose affronter le regard de celle qu'il aime toujours éperdument, au-delà de toute raison, dans une volonté d'absolu, avec une passion qui le consume de l'intérieur, une adulation inextinguible qui confine au mysticisme et que Kitty lui rend si mal, parce que préoccupée par d'autres réalités nettement plus matérialistes. Loin de la robe de satin noir qu'elle portait lors de leur première rencontre, elle porte ce soir-là, une jupe et un pull-over qui ne parviennent pas à la faire passer pour une femme ordinaire. Sa jambe découverte jusqu'au genou accentue la tension érotique qui se dégage du plan. La caméra – comme le spectateur - est subjuguée, hypnotisée par ces yeux, ce visage et ce corps, qui expriment le sous-entendu et ce demi-sourire esquissé qui rend possible le passage de l'autre côté du rêve. Ole voudrait la serrer dans ses bras, lui dire que rien n'a changé depuis la première fois, qu'il est resté le même, qu'il a conservé le foulard vert décoré de harpes d'or qu'elle lui avait donné, qu'il est prêt à tout, même au pire, pour retrouver son ancienne maîtresse. Envoûté, depuis la nuit des temps croit-il, par cette femme qui se révélera fatale, Ole ne voit pas qu'il est pris dans une toile d'araignée tissée par celle qui connaît sa vulnérabilité et sa naïveté. Pourquoi n'a-t-il pas écouté l'un des quatre complices, son ami Charleston (Vince Barnett), qui lui dit en quittant la pièce ? « Tu veux un conseil ? Laisse tomber les harpes d'or. Elles peuvent te causer des tas d'ennuis ». « Où veux-tu en venir ? » lui répond Ole, avec un étonnement non feint. Tout est dit dans ce plan : Kitty, bien consciente du pouvoir qu'elle a sur les hommes et le monde, est au cœur d'une dynamique émotionnelle et sensuelle à l'intérieur d'un couple dissymétrique et improbable dont l'un est la marionnette de l'autre, et qui ne peut connaître qu'une destinée tragique. 



mercredi 6 mars 2019

L'hélicoptère chez Ridley Scott





L'épilogue de Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991) aurait pu se passer n'importe où dans le Sud-Ouest américain. En Utah, en Arizona, dans le Colorado ou au Nouveau-Mexique, il y a des terres immenses où se perd l'œil, où le ciel s'imbrique dans la terre, où l'horizon, en apparence infini, est brisé, de temps à autre, par un canyon, fronton minéral se précipitant dans les entrailles de la Terre. La poussière de roche ocre, est partout, soulevée par un vent entêtant et sec, creusant et modelant les reliefs jusqu'à créer des mesas, des gorges, des pitons rocheux, à côté desquels l'Homme n'est plus rien.  La route ou la piste qu'emprunte la Ford Thunderbird décapotable de Thelma et Louise (photogramme 1) est une route de fin du monde, une piste faite de sable, de pierres et de poussière, devant laquelle peuvent surgir à tout moment une façade aux couleurs rougeoyantes ou un précipice dont la profondeur s'accorde avec l'ampleur du lieu. Si Ridley Scott a choisi de filmer la fuite de ces deux femmes, éprises de liberté et fuyant l'ordre patriarcal, dans la majesté de Dead Horse Point (à côté de Canyonlands National Park en Utah), c'est parce qu'au début du XXe siècle une légende racontait que les cowboys utilisaient autrefois cet espace comme corral pour les chevaux sauvages qui vagabondaient sur les hauteurs des plateaux. Encerclé par des falaises abruptes, cet enclos naturel n'offrait aucune échappatoire aux mustangs capturés. Certains d'entre eux furent oubliés et moururent de soif. Le lieu est donc prémonitoire pour Thelma et Louise qui ont le FBI à leurs trousses depuis que Louise a abattu un homme qui avait tenté de violer Thelma. À ce moment précis, l'étau se resserre. Le surgissement de l'hélicoptère (coin gauche du photogramme 1) rompt la fragile avance que les deux femmes avaient réussi à installer avec leurs poursuivants. Tout petit d'abord, oiseau noir sortant de nulle part, au bord du paysage et du cadre, l'hélicoptère fonce progressivement sur nous, franchit le quatrième mur, pour se retrouver derrière nous, plongeant en direction de la piste qui chemine en contrebas (coin droit du photogramme 3). À plusieurs centaines de mètres d'altitude, il avance, masqué par les masses rocheuses, surplombe le Colorado (photogramme 2) et, méprisant les distances, se joue de ces déchirures du relief qui ressemblent à un labyrinthe. En dépit de sa position dans les airs et de la menace qu'il représente pour Thelma (Geena Davis) et Louise (Susan Sarandon), l'hélicoptère est englouti dans ce paysage dépouillé jusqu'à l'épure. D'en haut, tout est encore plus grandiose, architectural et cyclopéen, espace sauvage façonné par cet orgueil qui sied à la nature ayant le temps pour elle, ce temps que n'ont plus, hélas, les deux fugitives. Désormais sans attaches, libres de leurs mouvements, dans l'incapacité de faire marche arrière, Thelma et Louise, dans un suprême élan émancipateur, s'enfoncent dans cette terre indomptée, jusqu'à l'ivresse.



lundi 4 mars 2019

Le cynisme et la veulerie chez Alexander Mackendrick



« Prenez Sydney par exemple. Si Sidney s'approchait de Susie, je lui fendrais le crâne avec une batte de base-ball ». Cette phrase assassine prononcée par J.J. Hunsecker, puissant éditorialiste d'un journal new-yorkais, The Globe, (Burt Lancaster, à gauche) à destination de Sidney Falco, un attaché de presse sans envergure (Tony Curtis, à droite), n'est qu'une autre humiliation subie en public, sans que cela ne suscite la moindre réaction de la part de ce dernier. Bien au contraire, alors que J.J. s'apprête à porter une cigarette à ses lèvres, Sidney a déjà dégainé un briquet pour satisfaire les faits et gestes de son patron, sans que celui-ci n'ait besoin de dire un mot. Dans Le Grand Chantage (Sweet Smell of Success, 1957), Alexander Mackendrick dépeint deux hommes aussi abjects et vils l'un que l'autre. Le premier fait et défait les réputations des célébrités dans une presse à scandale tout en célébrant la démocratie dans ses discours, alors que le second, avide d'argent et de renommée, cherche par tous les moyens à s'attirer les bonnes grâces de J.J. pour devenir son âme damnée, son exécuteur des basses œuvres, en obéissant servilement aux ordres donnés. L'attaché de presse est justement chargé de rompre, par tous les moyens possibles, la relation amoureuse existant entre la sœur de J.J., Susie (Susan Harrison) et un guitariste de jazz, Steve Dallas (Martin Milner), union que refuse J.J. Dans une entente bien comprise, puisque chacun a besoin de l'autre, J.J. et Sidney ne sont que deux facettes d'un même personnage qui évolue dans les bas-fonds de l'âme humaine, un personnage–miroir, masquant à peine ses instincts de tueur. Véritable démiurge, cynique et démagogue, sans scrupules et sans éthique, J.J. aime humilier les autres et particulièrement Sidney qui n'en a cure puisqu'il boit le calice jusqu'à la lie. Avec son physique avantageux et sa logorrhée obséquieuse, Sidney virevolte, tourne autour de J.J. comme une planète en orbite autour du soleil. Son geste rampant d'empressement pour allumer la cigarette de J.J. s'inscrit dans un rituel de flagornerie, de mensonge, de tricherie et d'hypocrisie qui fait de lui, à l'instar de Harry Fabian (Night and the City/Les Forbans de la nuit, Jules Dassin, 1950), un personnage paroxystique et pathétique. Ces deux monstres font à New-York ce que The Big Knife (Robert Aldrich, 1955) (1) a fait à Hollywood, c'est-à-dire décrire un monde décadent, gangréné par les rapports de force, l'argent et le succès qui se fait et se défait aussi rapidement que s'écrivent les éditoriaux. « Monsieur Falco est un homme aux quarante visages, pas si jolis que cela et toujours trompeurs » dit une autre fois J.J. Hunsecker. L'élève se révèle aussi brillant que le maître, prêt à piétiner les autres pour parvenir à exister et à capter un peu de lumière qui irradie la personnalité machiavélique de J.J. Le film « permet à Mackendrick d'autopsier au scalpel une société où le culte de l'accessoire, la prédominance du médiatique sur la réalité détruisent la hiérarchie des valeurs, abolissent la perspective, créent un système autarcique capable de se suicider par suffisance » (2).

(1)  Voir la chronique Le générique chez Robert Aldrich
(2) Cinquante ans de cinéma américain de Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, Éditions Nathan, 1995, p.681.



jeudi 28 février 2019

Les favorites chez Yorgos Lanthimos




Dans La Favorite (The Favourite, Yorgos Lanthimos, 2018), Sarah Churchill, duchesse de Marlborough (Rachel Weisz, photogramme 2) est la confidente, la courtisane, l'éminence grise et la favorite d'Anne (Olivia Colman), reine d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande jusqu'à l'arrivée d'Abigail Hill (Emma Stone, photogramme 1), une ancienne aristocrate déchue de ses droits qui cherche par tous les moyens à retrouver une place à la cour royale, au plus près de la reine. Alors que la guerre de Succession d'Espagne (1701-1714) fait rage à l'extérieur du royaume, une autre guerre, plus larvée, plus insidieuse mais tout aussi mortelle se joue entre ces deux femmes plus arrivistes et ambitieuses l'une que l'autre. Elles ont pris l'habitude de se livrer, dans les jardins du Palais de Kensington, à une joute qui tient davantage du règlement de comptes haineux que de l'aimable divertissement. Un tir aux pigeons leur permet, en effet, de se mesurer l'une à l'autre sur la capacité de chacune à abattre d'un coup de mousquet, le plus rapidement possible, l'infortuné volatile qu'un serviteur aura préalablement lâché dans les airs. À peine Abigail a-t-elle pointée son arme que l'oiseau est déjà abattu, éclaboussant de son sang le visage de Lady Marlborough. Les taches écarlates qui constellent la moitié droite de son visage, et qui lui donnent l'air de saigner, ne sont qu'une préfiguration de ce qu'elle va connaître dans les jours qui suivront. La favorite de la reine, celle qui gouverne à sa place, celle qui partage son intimité et son lit vient de trouver sur son chemin une rivale encore plus machiavélique et tueuse qu'elle. Ce sont ces deux femmes qui mènent une danse cruelle autour de la dernière reine de la Maison Stuart; cette dernière n'est d'ailleurs pas dupe des intrigues qui se trament autour d'elle. De soubrette à Secrétaire financière en passant par dame de chambre, Abigail gravit un à un les échelons du pouvoir de la même manière qu'elle manie le mousquet : avec une froide détermination et une rage contenue à la hauteur des humiliations qu'elle a subies dans sa jeunesse.  Empruntant à Barry Lyndon sa vanité et son désir de reconnaissance (Barry Lyndon, Stanley Kubrick, 1975), Abigail exprime dans sa confrontation avec Sarah Churchill, tout autant une obsessionnelle quête de puissance qu'un abandon vertigineux de tout sens moral. Jouxtant le palais, ce terrain de jeu, en apparence bucolique, cerné par des haies savamment taillées et ornementé de bosquets, de fontaines et d'étangs, n'est autre que le cadre d'une dramaturgie toxique portée à l'incandescence. Abigail montre que l'on peut abattre un adversaire sans forcément le tuer, mais elle ne sait pas encore que, comme celle de la duchesse de Marlborough, son ascension irrésistible ne peut s'achever, tôt ou tard, que par une inéluctable chute. Orfèvre en la matière (The Lobster, 2015 ou The Killing of a Secret Deer, 2017) Yorgos Lanthimos filme la violence et la perversité des rapports humains qui sous le faste de la dynastie des Stuart n'en révèle pas moins une vision désespérée de la condition humaine.



La Floride chez John Schlesinger



Des palmiers, un ciel bleu, et bientôt la mer défilent dans le reflet de la vitre du bus qui mène Rico Rizzo (Dustin Hoffman, à gauche) et Joe Buck (Jon Voight, à droite), vers le Sunshine State. L'image idyllique de la Floride, métonymie du rêve américain, surgit au matin du dernier jour de leur voyage. Partis de New-York la veille, Rico et Joe sont deux marginaux, deux déclassés qui se sont rencontrés fortuitement dans Big Apple. Le premier est un escroc minable, clochardisé, infirme et malade vivant d'expédients et de larcins, alors que le deuxième, candide et un peu nigaud, croyait que sa mine de bellâtre, sa jeunesse vigoureuse, son stetson, sa veste à franges et ses bottes de cowboy lui permettaient de quitter son Texas natal pour vendre ses charmes à des femmes argentées et d'un âge certain, ne demandant que cela parce que fascinées par le mythe du cowboy viril. Dans une société où il ne peut y avoir de salut qu'individuel, leur compréhension mutuelle d'une aide réciproque va sceller une amitié, d'abord conflictuelle, puis progressivement fraternelle. S'impose alors une narration à deux voix nous décrivant deux figures aux ailes brûlées, désillusionnées, paupérisées, dérivant dans les quartiers les plus sordides de la ville. La terre promise new-yorkaise se révélant une jungle urbaine oppressante, la Floride et son soleil permanent serviront alors de boussole fantasmée à ces deux perdants, ces laissés- pour-compte, exclus du miroir aux alouettes qu'est l'american way of life. Débarrassé de ses habits de cowboy qui étaient censés lui permettre de se lancer, à rebours des premiers colons, à la conquête de l'Est, Joe vient d'acheter pour Rico et lui, des chemises de plage plus conformes au climat et à la culture de la Floride, pour se lancer cette fois-ci, à la conquête du Sud. « Il doit y avoir un moyen plus facile pour gagner sa vie, un genre de travail au grand air » dit-il à Rico apparemment assoupi, la tête reposant sur la vitre. Mais c'est à un mort qu'il s'adresse. Épuisé, vidé de ses forces, terrassé par la tuberculose, Rico vient de rendre son dernier soupir, alors que le bus est sur le point d'arriver à Miami. Ironiquement, les palmiers imprimés sur sa chemise se superposent aux palmiers qui jalonnent la route longeant la mer. Le rêve de Rico s'est enfin réalisé mais à titre posthume, et dès lors transparait cette amertume qui submerge ceux qui ne peuvent réaliser leurs aspirations, faute de se départir de ce fatalisme social et de cette inaptitude à maîtriser les codes qui pourraient leur permettre de s'intégrer dans la société. En guise d'oraison funèbre, Joe le serre contre lui dans un geste d'amour. Du taudis dans le Bronx au soleil de Floride, l'itinéraire de Rico et de Joe se solde par un échec, même si Joe n'est plus le même par rapport à son départ du Texas. Alors que son premier voyage – déjà en bus – le lançait à la conquête du monde à la manière d'un John Wayne, le deuxième le voit métamorphosé autant d'un point de vue vestimentaire que mental. Conscient de la dureté du réel, il avance désormais seul vers un hypothétique avenir. La mort de Rico et le regard vide de Joe, parachevés par le fondu au noir qui clôt Macadam cowboy (Midnight Cowboy, John Schlesinger, 1969), enterrent définitivement l'espoir de liberté et de prospérité, deux facteurs constitutifs du rêve américain.