mardi 29 mai 2018

Le rodéo chez Chloé Zhao



À droite du photogramme, un genou à terre, Brady Blackburn (Brady Jandreau jouant son propre rôle) est un cowboy d’origine sioux lakota vivant sur la réserve de Pine Ridge dans le Dakota du Sud. À la suite d’un grave accident à la tête survenu lors d’un bronco riding (monte d’un cheval sauvage), il lui est désormais interdit de poursuivre son rêve de devenir un champion de rodéo.  Désoeuvré, en proie à une désespérance morale intense, son quotidien est toutefois illuminé par les visites qu’il rend à un autre cowboy encore plus meurtri que lui : Lane Scott (Lane Scott qui joue lui aussi son propre rôle ?), assis, à gauche, en équilibre instable sur sa selle. N’arrivant plus à articuler une phrase de manière intelligible, le regard perdu et hagard, et tirant de manière désordonnée sur les rênes que lui tend Brady, Lane séjourne dans l’hôpital de la réserve, sans espoir d’en ressortir. Les deux hommes sont dans une salle de rééducation. Un déambulateur et un fauteuil roulant à l’arrière-plan montrent qu’outre la tête, c’est aussi la moelle épinière de Lane qui a été touchée. Paraplégique, il renvoie à Brady l’image d’un enfermement psychique à la mesure du drame qu’il a subi. Brady tente de lui transmettre ce qui lui reste d’énergie et de passion, à la recherche de cette étincelle de vie qu’il pourrait percevoir dans les yeux de Lane. Mais en mimant, chacun à leur manière, et de façon dérisoire, les gestes du cavalier chevauchant une monture imaginaire, Brady et Lane nous rappellent d’autres rodeo riders que Sam Peckinpah (Junior Bonner, le dernier bagarreur/Junior Bonner, 1972)  et Stuart Millar (Quand meurent les légendes/When the Legends Die, 1973) avaient déjà filmés sur le même ton crépusculaire et désenchanté, des perdants, fussent-ils magnifiques, immolés sur l’autel de la geste idéalisée westernienne. En effet, le mythe du cowboy chevauchant fièrement son destrier à travers les grandes plaines de l’Ouest américain se fracasse ici contre le réel, dur et âpre, un réel dans lequel l’homme ne domine plus l’animal, mais finit au contraire désarçonné, piétiné et brisé. Dans The Rider (2018), Chloé Zhao filme le quotidien désillusionné d’hommes déchus de leurs ambitions et dont les plaies les plus graves ne sont pas les plus apparentes, particulièrement pour Brady. Le sourire qu’il arbore au coin des lèvres contredit le deuil qu’il entame lentement vis-à-vis de lui-même. Désormais, incapable de maîtriser son destin, Brady tente, envers et contre tout, de transfigurer sa douleur dans une quête d’identité improbable. S’il est aussi empathique vis-vis de Lane, c’est aussi parce que celui-ci est le seul sur la réserve à ne pas lui renvoyer un regard compatissant. Dans cette pièce aux couleurs froides dans lesquelles domine le bleu, couleur liée au rêve, Chloé Zhao film avec une infinie mélancolie deux hommes qui jouaient l’aventure de l’Ouest en pensant porter un héritage américain dans lequel l’individualisme, l’ascension sociale et la liberté étaient les références ultimes.



mercredi 9 mai 2018

L'amour perdu chez James Ivory



Mr Stevens (Anthony Hopkins), majordome au service d’un comte anglais, Lord Darlington, consacre sa vie entière à servir les autres et à diriger la domesticité qui tourbillonne dans les couloirs de la grande demeure de Darlington Hall. Dévoué jusqu’à l’abstraction, engoncé dans sa dignité et son sens du devoir, pétri d’ordre, de raideur et de certitudes, il n’a d’autre horizon que l’infaillibilité de sa tâche. La subordination, inscrite dans sa fonction, s’apparente à un sacerdoce qui organise sa vie austère dans laquelle toute émotion est proscrite. Jour après jour, de manière imperturbable, le majordome veille au confort et au bien-être de son maître : l’accueil des visiteurs forcément de marque, l’organisation des réceptions, le service des repas, la surveillance des domestiques, l’anticipation des désirs de Lord Darlington , rien n’échappe à sa vigilance tatillonne et exigeante. L’absence de vie privée lui permet d’éliminer toutes les scories qui viendraient perturber l’organisation millimétrée de son existence. Cette aliénation au service de son travail et de son devoir d’obéissance a contribué par conséquent, au refoulement puis à l’abandon de son intimité. Mais contre toute attente, l’arrivée d’une nouvelle intendante, Miss Kenton  (Emma Thompson) va remettre en cause ce bel édifice, rassurant et confortable, mais rigide. Acculé dans l’alcôve de sa chambre par Miss Kenton qui cherche par tous les moyens à attirer son attention, et particulièrement ici en le pressant de lui montrer le livre qu’il est en train de lire, Mr Stevens tente de résister à la pression qu’elle exerce sur lui et au trouble qui l’envahit subitement. Les deux êtres n’ont jamais été aussi proches l’un de l’autre, les corps et les visages se frôlent, le ton est à la confidence. Mais ce que le corps - tendu à l’extrême - de Mr Stevens  exprime dans son raidissement est en fait contredit par le regard qu’il pose sur Miss Kenton. Pour la première fois, il la dévisage longuement, la laisse détacher, tout doucement, un à un ses doigts crispés sur le livre, comme pour suspendre le temps et prolonger à l’infini ce moment délicat au cours duquel l’armure se fissure. Ses yeux expriment tout autant l’éblouissement qu’une insondable mélancolie. Il ne s’agit ni de badinage, encore moins de marivaudage, mais d’un amour passionnément mais secrètement construit au contact quotidien de Miss Kenton. Impossible à exprimer avec des mots parce qu’elle remettrait en cause son étiquette, l’attirance qu’il éprouve pour elle ne peut se matérialiser par un geste amoureux, même furtif. Son émoi, partagé par Miss Kenton, reste pathétiquement fugitif parce que corseté par des décennies de négation de lui-même. Réalise-t-il qu’il vient de laisser passer l’amour de sa vie ? Se rend-il compte que son existence en aurait été changée ? Peut-être. Cette description de l’amour perdu donne toute sa puissance au film de James Ivory, Les Vestiges du jour (The Remains of the Day, 1993).



dimanche 6 mai 2018

Le jeu d'échecs chez Ridley Scott



Dans Tout l’argent du monde (All the Money in the World de Ridley Scott, 2017), Jean Paul Getty (Christopher Plummer) est un multimilliardaire dont la richesse matérielle est inversement proportionnelle à son empathie pour le reste de l’humanité. Ce démiurge au cœur atrophié, à l’âme ignominieuse et à l’avarice chevillée au corps,  refuse de payer une rançon de 17 millions de dollars pour récupérer son petit-fils, John Paul Getty III, kidnappé en 1973 par la pègre calabraise. Ayant bâti sa fortune colossale sur le pétrole, Getty est devenu un monstre froid et turpide à côté duquel l’Alien (Alien du même Ridley Scott, 1979) apparaît aussi candide que séraphique. Seul dans son château de Sutton Place, dans la banlieue londonienne, bien installé derrière son bureau, il joue aux échecs avec le seul adversaire qu’il juge apte à l’affronter : lui-même. Dans sa mégalomanie qui s’apparente à un profond mépris des autres, y compris en ce qui concerne sa propre famille, le magnat matérialise sa vision du monde à partir de ce jeu d’échecs : en mettant aux prises des pièces manipulées par sa seule volonté, celles-ci ne sont qu’une métaphore de son pouvoir personnel  dont la seule ambition est d’accroître et de boursouffler un capital qui apparaît sans limites, tout en affirmant la toute puissance d’un homme sur ses semblables. Jeu symbolisant une société hiérarchisée entre des pièces aristocratiques (le roi) et des pièces plébéennes (le pion), les échecs renvoient à l’ image d’un monde ordonné à la mesure de l’hybris du personnage. Les déplacements des pièces sur l’échiquier sont autant de coups gagnants qui le mènent forcément à la victoire, toujours renouvelée. Le roi n’est pas nu, bien au contraire. Enfermé dans sa tour d’ivoire, toujours insatisfait de sa réussite, toujours insatiable, Getty s’étourdit de sa propre griserie nauséeuse qui le met hors de l’humanité. Il rappelle ici Charles Foster Kane (Citizen Kane d’Orson Welles, 1941), un autre magnat, mais de la presse cette fois-ci, tout aussi corrompu par l’argent et ensorcelé par le pouvoir que lui confère sa richesse. Sur son bureau, à sa gauche, trois téléphones le relient au monde extérieur lui permettant probablement de suivre l’évolution du cours du pétrole, et à sa droite, un globe terrestre décoratif lui rappelle invariablement que le monde lui appartient. La pénombre de la pièce cache un buste qui s’apparente peut-être à Lucius Calpurnius Piso Caesoninus, érudit et homme politique romain du 1er siècle avant Jésus-Christ, que Jean Paul Getty appréciait particulièrement. C’est la villa antique du patricien qui servira de modèle à celle que fera construire Getty à Los Angeles en 1974. Parce que si l’opulent possédant reste indifférent au sort de son petit-fils - alors qu’il n’hésite pas acheter une version de La Vierge à l’enfant d’Albrecht Dürer, 1,5 million de dollars -  il n’en est pas moins esthète et collectionneur de peintures et d’antiquités étrusques, grecques et romaines qu’il exposera aux yeux du public jusqu’à sa mort – et même après, par la grâce de sa fondation - en 1976. Cette opposition abyssale et pathologique entre l’amour de l’art et la détestation des autres crée un sentiment de sidération devant une telle tragédie humaine.



mardi 1 mai 2018

La prison chez Scott Cooper



Dans ce plan extrait du film Hostiles de Scott Cooper (2018), les barreaux de cette prison séparent tout autant deux adversaires que deux civilisations. À gauche, le capitaine Joseph Blocker (Christian Bale), officier belliciste de l’armée des États-Unis, raciste convaincu et massacreur d’Indiens depuis des décennies, est à la veille de prendre sa retraite. À droite, du mauvais côté de la barrière, le vieux chef cheyenne Yellow Hawk (Wes Studi), mourant, atteint d’un cancer, est emprisonné depuis sept ans avec sa famille dans la  prison du fort Berringer au  Nouveau-Mexique, en plein milieu d’un désert. Originaire du Montana, il a manifestement été déporté avec sa famille et d’autres membres de sa tribu dans une contrée qui ne ressemble en rien aux forêts du Montana. Son vœu le plus cher est d’aller mourir sur la terre de ses ancêtres. John Ford avait déjà filmé dans Les Cheyennes (Cheyenne Autumn, 1964) cette thématique mortifère du retour vers la terre natale du Wyoming. Vaincus, brisés, niés jusque dans leur existence même, assimilés à des sauvages, et à l’instar de toutes les tribus amérindiennes du continent, les Cheyennes ont déjà entamé le crépuscule de leur vie d’hommes et de femmes libres. À quoi peut bien penser Yellow Hawk à ce moment-là ? Aux chevauchées de sa jeunesse, chassant les bisons dont les sabots, par millions, martelaient encore, dans un grondement assourdissant, les immenses terres herbeuses des Grandes Plaines ? Au fracas des affrontements contre l’armée américaine et les colons qui s’entendaient pour le spolier de sa terre, de sa culture et de son mode de vie ? C’est cette frontière entre le réel et les réminiscences du passé qui crée le traumatisme dans lequel est immergé le chef cheyenne. En dépit de la maladie qui le ronge, Yellow Hawk reste digne, silencieux et impavide, sans un regard pour celui qui le déteste et qui l’a pourchassé toute sa vie. Le capitaine Blocker, quant à lui, regarde son ancien adversaire avec tout le mépris qui le caractérise. Il ne cherche aucune confidence, ne lui pose aucune question mais reste abasourdi par l’ordre que lui a imposé sa hiérarchie de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure, plus au nord, à des milliers de kms de là. Un genou à terre, il semble sonder les pensées de Yellow Hawk, tout en cherchant à matérialiser et à personnifier l’absurdité de sa tâche, lui qui a combattu les Indiens toute sa vie en participant notamment en 1890 au massacre de Wounded Knee, dans le Dakota du Sud, massacre au cours duquel 300 Lakotas Minniconjous, hommes, femmes et enfants périrent sous la mitraille des obusiers du 7e régiment de cavalerie. L’action du film se passe en 1892, et cela fait maintenant deux ans que les guerres indiennes sont terminées sans que le sang répandu par l’armée américaine n’ait séché. Celui-ci imbibe encore toute la terre des États-Unis, de l’Atlantique au Pacifique, pour se confondre avec les fantômes du passé qui hantent désormais  le paysage. La geôle dans laquelle croupit Yellow Hawk raconte de manière fulgurante, en opposant le bourreau – désormais inutile - à sa victime, les humiliations et la violence  que subirent les peuples autochtones de la part du pouvoir blanc. À l’instar d’un Kevin Costner (Danse avec les loups/Dances with Wolves, 1992), mais sur un ton beaucoup plus noir et désespéré qu’élégiaque, Scott Cooper fouaille à son tour la plaie de la faute originelle de la Conquête de l’Ouest.