mardi 31 janvier 2017

La salle de cinéma chez Boris Sagal


Cette mise en abyme extraite du Survivant (The Omega Man de Boris Sagal/1971) est particulièrement anxiogène. À la suite d’une guerre bactériologique entre l’URSS et la Chine, une épidémie décime la population mondiale. Le colonel Robert Neville (Charlton Heston), biologiste de l’armée américaine a survécu à la pandémie en s’injectant un vaccin qui lui a sauvé la vie. Conduisant dans les rues d’un Los Angeles post-apocalyptique, jonchées de cadavres, de détritus et de voitures abandonnées, Robert Neville s’arrête devant un cinéma dont l’affiche n’a pas bougé depuis 1970. Le film Woodstock (1970) de Michael Wadleigh est le dernier film à avoir été projeté avant l’anéantissement de l’humanité. L’échelle devant l’entrée du cinéma est restée figée à l’endroit du fronton où la dernière lettre du nom du film a été fixée. Ce choix cinématographique ne doit rien au hasard : Woodstock, le film, est le résumé de Woodstock, festival mythique de toute une génération. Pendant trois jours, du 15 au 18 août 1969, celui-ci rassemble 450 000 personnes sur une colline de Bethel dans l’état de New-York pour y écouter toute la fine fleur de la scène rock américaine et britannique, de Jimi Hendrix à Crosby, Stills, Nash and Young, en passant par Ten Years After, Santana, Richie Havens ou Joe Cocker. Mais au-delà du propos musical, ce festival a incarné toutes les espérances et toutes les aspirations d’une jeunesse dont la contre-culture des années 60 était le credo. La lutte contre le capitalisme et la société de consommation, l’hostilité à la guerre du Vietnam et l’aspiration à la paix ainsi que le désir de vivre en collectivité en toute liberté et de s’aimer sans tabou, ont immortalisé cette culture hippie qui débordait largement du cadre des États-Unis. Mais tout ceci n’est plus qu’un passé lointain dans ce Los Angeles atomisé, en proie au silence et à l’abandon. Les files d’attente devant le cinéma ont disparu, les hot dogs et les hamburgers ne se vendent plus, le panneau affichant complet (« sold out ») répond ironiquement au vide qui enveloppe les rues. Le souvenir et la magie du cinéma se sont évaporés dans cette ville décimée qui a pourtant vu naître Hollywood. La mort rôde partout. Neville ne peut circuler que le jour puisque d’autres survivants, transformés eux en mutants dégénérés, troglodytes et prédateurs, hantent encore la ville tout en ne pouvant sortir que la nuit, parce que devenus extrêmement sensibles à la lumière du jour.


Neville vient de s’installer dans la salle de cinéma après avoir enclenché le projecteur. Seul et unique spectateur de cette séance un peu particulière, il regarde les images de la foule compacte du festival, en train de chanter et de danser au son de la musique de Country Joe McDonald, un chanteur engagé des années 60. « On ne fait plus des films comme cela de nos jours » dit Neville, mi-dépité, mi-nostalgique. Mais le point de vue esthétique et idéologique de Boris Sagal juxtapose fiction et réalité en disant tout d’abord que cette utopie libertaire des années 60 n’a pas survécu à l’holocauste bactériologique tout en ayant déjà conscience qu’en 1971, le mouvement hippie commençait à refluer pour vivre ses derniers feux. L’heure n’était plus au rêve. Cette contre-culture atteint effectivement son apogée en 1969, puis succombe lentement au cours des années 70, noyée dans ses excès : Brian Jones des Rolling Stones meurt brutalement en 1969, suivi de Janis Joplin et Jimi Hendrix en 1970, puis Jim Morrison en 1971. Mais c’est surtout Charles Manson qui va sonner le glas des années 60 : en 1969, quelques membres de sa communauté – la Famille Manson -  assassinent sauvagement Sharon Tate, la femme de Roman Polanski, puis un riche couple à Los Angeles. En dépit de cette violence, cette projection solitaire de Woodstock ne fait que raviver la mémoire de ce qui a été une espérance de voir évoluer le paradigme des sociétés occidentales. Coincé entre la Planète des singes (Planet of the Apes de Franklin J.Schaffner/1968) et Soleil vert (Soylent Green de Richard Fleischer /1973), Le Survivant réactive la peur d’un monde détruit par les folies humaines. Le 11 septembre 2001 – ce moment où le réel a rattrapé la fiction -  n’a pas ralenti cette inclinaison du cinéma américain à filmer sa propre destruction. Des films comme Infectés (Carriers des frères Pastor/2009) ou Contagion de Steve Soderbergh/2011, montrent toujours l’obsession mortifère des réalisateurs pour filmer l’extinction de la race humaine. 


samedi 28 janvier 2017

Full Metal Jacket chez Damien Chazelle


Whiplash est un film convulsif, tendu comme un arc, aux lisières de la folie, mettant en scène deux personnages principaux; Andrew Neiman (Miles Teller), un jeune étudiant aux dents aussi longues que des sabres de samouraï, aspirant à devenir le meilleur batteur de jazz du Conservatoire Shaffer de New-York et un professeur, Terence Fletcher (J.K.Simmons), chef d’orchestre d’un big band dans lequel entre Andrew, mais qui se révèle être un véritable fasciste pensant que la violence physique et psychologique ainsi que l’humiliation sont des vertus émancipatrices. Le film évoque donc les relations d’admiration tout d’abord, puis progressivement de haine qu’éprouve Andrew à l’égard de son mentor. La réalisation de Damien Chazelle emporte tout sur son passage car le réalisateur parle d’abord de la comédie humaine, des haines, des perversions, mais aussi des passions qui habitent le maître et des doutes, des humiliations ainsi que des ambitions qui hantent l’élève. Il est proprement fascinant de voir évoluer Terence Fletcher (J.K.Simmons, au meilleur de sa forme), les deux mains sur les genoux, hurler son mépris et vomir sa bile sur Andrew. Sûr de son savoir, le démiurge utilise tout le spectre de la persécution et de la tyrannie pour trouver la perle rare qui pourrait évoluer au firmament des musiciens qui ont révolutionné le jazz : pour lui, il faut être Charlie Parker ou rien, la demi-mesure n’existe pas. Pour y arriver tout est bon : éliminer les infortunés musiciens qui ont eu le malheur de jouer un mi bémol au lieu d’un fa, diviser pour mieux régner sur l’orchestre en choisissant successivement plusieurs batteurs, humilier un tromboniste qui n’est pas accordé.  Pour ce tortionnaire, le type de « pédagogie » qu’il affectionne rejoint celle du sergent instructeur Hartman de Full Metal Jacket (Stanley Kubrick, 1987). Dans cette salle de répétition qui s’apparente au camp d’entraînement des marines de Parris Island, Terence Fletcher dépouille Andrew de son individualité, l’agonit d’injures, n’hésite pas à le frapper, à l’humilier en public et à lui faire recommencer cent fois un tempo qui n’a pas l’heur de lui plaire. Andrew, tout à ses efforts, recroquevillé sur sa batterie, accepte cet assujettissement et ce chemin de croix dans une véritable relation sado-masochiste, acceptant sans broncher de verser de la peine, des larmes, de la sueur et du sang. Cette descente aux enfers, cet endoctrinement, ce pacte faustien signé par Andrew sont pour lui, croit-il, les passages obligés pour forcer la porte du panthéon des dieux de la polyrhythmie. Curieusement, sa référence, son maître ès-baguettes et percussions est Buddy Rich, un batteur américain à l'imposante discographie inversement proportionnelle à la place qu’il a laissée dans le jazz. Véritablement lobotomisé par le sergent-chef d’orchestre, Andrew mettra du temps à se retourner contre lui. Si le corps criblé de balles du sergent Hartman gît sur le dallage des toilettes de la caserne, tué par le soldat qu’il n’a cessé d’humilier, Andrew quant à lui, boira jusqu’à la lie, dans un final ambigu, l’amère potion de la beauté qui n’a pas de prix.


mercredi 25 janvier 2017

Le duel et le théâtre chez George Sydney


Le duel opposant André Moreau (Stewart Granger) et le marquis Noël de Maynes (Mel Ferrer) dans Scaramouche de George Sydney (1952) est réputé pour être le plus long (7 minutes) et le plus brillant de l’histoire du cinéma. Véritable chorégraphie orchestrée avec la plus grande élégance par le réalisateur, cet affrontement ne se fait pourtant pas à fleurets mouchetés. En effet, André voue une haine tenace à l’encontre du marquis depuis que celui-ci a tué son meilleur ami, Philippe de Valmorin. Les épées sont sorties de leur fourreau et le sang doit désormais couler pour que s’accomplisse la catharsis, ce rituel de purification des passions. À la veille de la Révolution française, le marquis est la fine lame du royaume de France redoutée par tous ceux qui portent l’épée. À l’instar des Lagardère ou d’Artagnan, André Moreau lui oppose sa fougue, sa détermination et sa science de l’arme blanche apprise au contact d’un maître réputé, Doutreval, qui se trouve être le même instructeur que celui de Noël de Maynes. Attaques, parades, dérobades, bonds, esquives, feintes, c’est à un ballet dans un Technicolor flamboyant que les duellistes nous invitent. Les lames s’entrechoquent, les corps virevoltent avec audace et chacun regarde la mort en face. Mais ce duel aussi fluide que léger puise aussi son esthétisme dans un décor qui vient magnifier ce combat à outrance. Le spectacle a quitté la scène pour se dérouler dans les vestibules, le parterre, les loges, les coulisses et les balcons sans oublier les balustrades d’un théâtre qui forment autant d’espaces dans et sur lesquels les deux adversaires peuvent évoluer en toute liberté, sous les regards du public. Tout en ferraillant, chacun utilise avec habileté et fougue un escalier pour dominer l’autre, une corde de rideau pour se jeter dans le vide, un fauteuil pour amortir sa chute, des colonnes pour esquiver la pointe de la lame adverse. Les cascades effectuées avec grâce (Mel Ferrer était danseur à Broadway dans sa jeunesse) sur ces balustrades s’apparentant à de minces lignes de crête, sont filmées dans une contre-plongée oblique qui accentue le déséquilibre de l’action et les risques que prennent les bretteurs. Les couleurs chatoyantes de la salle et les dorures qui ornent les balcons renvoient au souci pictural de la grande période du classicisme hollywoodien des années 50. Scaramouche est, sans aucun doute, avec Les Trois Mousquetaires (The Three Musketeers du même George Sydney en 1948), le plus grand film de cape et d’épée.


samedi 21 janvier 2017

Le chaos urbain chez Michael Mann


En plein centre de Los Angeles, Neil McCauley (Robert De Niro) et Chris Shiherlis (Val Kilmer) viennent de cambrioler une banque, lorsqu’ils se rendent compte que la police est sur les lieux, prête à les cueillir la main dans le sac. Chargés de lourdes sacoches remplies de dollars, ils n’hésitent pas à ouvrir le feu dans cette artère commerciale de la cité des anges et à déclencher un chaos urbain qui fait de Heat (1995), un film particulièrement tendu et anxiogène. La séquence dure dix minutes et témoigne de toute la virtuosité du cinéaste. Crachant leurs rafales dévastatrices, les fusils d’assaut M-16 des deux gangsters sèment la mort sur le bitume. Un feu croisé, déclenché par les policiers, emprisonne progressivement les deux fuyards qui refusent de se rendre tout en cherchant une échappatoire dans ce boulevard qui s’apparente de plus en plus à une souricière. Chris est le premier touché. Immédiatement secouru par Neil, il titube en s’accrochant désespérément à l’épaule de son compagnon. Cette fraternité et ce professionnalisme dans le crime rappelle les héros melvilliens du Deuxième Souffle (1966) ou du Cercle Rouge (1970). Comme dans Heat, l’univers de Jean-Pierre Melville réduit le plus souvent la société à une confrontation entre hors-la-loi et policiers aux pratiques peu différentes de ceux qu’ils pourchassent. Les deux camps sont renvoyés dos à dos et utilisent la violence quand elle s’avère indispensable, réduisant à néant les concepts du Bien et du Mal. En effet, chez Mann, à l’instar de Neil et de Chris, la police n’a aucun scrupule, en plein jour, à ouvrir le feu dans un quartier très fréquenté et à transformer Los Angeles en champ de bataille. Jusqu’au-boutistes, les deux camps préfèrent pratiquer la tactique de la terre brûlée : vitrines fracassées, voitures perforées par les projectiles, cadavres baignant dans leur sang, population prise de panique… En grand professionnel, Neil, lunettes noires et mains gantées, défie le monde avec une énergie froide où l’émotion et l’impulsivité n’ont pas leur place. Solidaire de son compagnon et mû par un code de l’honneur et une amitié virile qu’il partage avec Chris, Neil tente d’échapper aux balles dans cette guérilla urbaine qu’ils ont eux-mêmes en partie déclenchée. Archétype du truand froid et calculateur, comme le héros du Solitaire (Thief, un autre film de Michael Mann réalisé en 1981), Neil fait corps avec ce cadre urbain qui le domine. Le cadrage en contre-plongée dévoile et allonge l’architecture verticale des buildings dont les lignes pures traduisent autant la fermeté que la détermination. La grande profondeur de champ permet à notre œil d’associer des éléments fixes – les buildings – aux personnages tout en mouvement, créant ainsi une dichotomie qui participe au déséquilibre de la trajectoire sanglante et incandescente du duo. Ce polar urbain frénétique et survolté a été un tournant majeur dans la filmographie de Michael Mann.


jeudi 19 janvier 2017

L'hilarité chez Martin Ritt



Dans le western, allez savoir pourquoi, chaque fois qu’un truand menace de dévaliser ou de trucider son prochain – qui ne lui a généralement rien fait, mais qui a le tort de se trouver sur sa route - il précède sa forfaiture de sourires ou d’éclats de rires goguenards, sarcastiques ou sardoniques, c’est selon, et de préférence toujours tonitruants. C’est probablement le sourire carnassier du bandit Joe Erin (Burt Lancaster dans Vera Cruz, Robert Aldrich, 1954), les zygomatiques en action du fourbe mais attachant Juan Luis Rodriquez (Anthony Franciosa dans Rio Conchos, Gordon Douglas, 1964) ou encore le rire psychotique de l’Indien (Gian Maria Volonte dans Et pour quelques dollars de plus, Sergio Leone, 1965) qui ont le plus marqué l’imaginaire des amoureux transis du genre.

 Dans le western nihiliste qu’est Hombre de Martin Ritt (1966), les méchants de service, Cicero Grimes (Richard Boone) et Lamar Dean (David Canary) viennent de surgir du désert pour piller ce véhicule hippomobile qu’est une diligence et ses sept occupants. Le premier photogramme voit Grimes et Dean, se congratuler, se raconter des histoires forcément désopilantes, et il s’en faut de peu qu’ils ne se roulent par terre, morts de rire. Le problème, c’est qu’ils n’ont pas les têtes de comiques innocents. Cicéro Grimes est une crapule dénuée de scrupules, fort en gueule et dégainant son six-coups – le fameux peacemaker bien nommé – pour assouvir son appétit du gain rapidement gagné, et le second, Lamar Dean, n’a rien à lui envier dans l’échelle de la crapulerie et du racisme anti-indien tout particulièrement. En dépit de leurs dentitions étincelantes, leurs visages patibulaires suintent la violence et la rouerie, mais aussi la truculence notamment en ce qui concerne Cicero Grimes. Ce personnage haut en couleur est visiblement le chef de la bande. Dans le western, genre dans lequel les références iconographiques sont très codifiées, Grimes incarne le mal et le pouvoir; c’est un l’homme lucide et froid qui sait immédiatement analyser une situation et il ne souffre aucune contestation. Sa main gauche tient affectueusement l’épaule de son compagnon qui semble apprécier la complicité de son chef, mais le colt dans sa main droite contredit en apparence le sourire qui illumine son visage. En face, par contre (deuxième photogramme), les sept passagers ne rient pas, mais alors pas du tout. Ils forment un parfait microcosme de la société américaine, un melting-pot composé de Wasp comme Jessie (Diane Cilento), le Docteur Favor et sa femme (Fredric March et Barbara Rush), Billy Lee Blake et Doris, sa jeune femme ((Peter Lazer et Margaret Blye), mais aussi le conducteur d’origine mexicaine face à Grimes, Henry Mendes (Martin Balsam) et enfin à l’extrême-droite du cadre, à côté de Jessie, un blanc élevé et éduqué par les Apaches, John Russell (Paul Newman). Ils sont sur le point d’être dévalisés mais le seul qui ne semble pas concerné est John Russell. Son regard porte au loin, son visage n’exprime aucune émotion. En Apache converti, rejeté par les autres passagers en raison de son indianité, taiseux et impassible, John filtre et refoule ses pulsions lui permettant d’adopter l’air de celui qui est à mille lieux des considérations bassement matérialistes des outlaws en action. Hombre pourrait être à première vue une relecture de la Chevauchée fantastique (Stagecoach, John Ford, 1939) : c’est le cas mais c’est aussi autre chose. Et là se trouve la constante métamorphose du western : prendre et maîtriser les codes, tout en les faisant évoluer. Le seul western tourné par Martin Ritt est ici une magnifique parabole sur la rapacité des êtres humains en général et de la société américaine en particulier (les bandits mais surtout les Favor qui détournent l’argent du Bureau des affaires indiennes, affamant ainsi les tribus qui en dépendent) et le mépris que les possédants ont vis-à-vis des minorités (les Favor toujours, contre les Indiens et les Mexicains). En ce sens, Hombre est éminemment politique. Et là, on ne rit plus du tout.


jeudi 12 janvier 2017

Les ruines anasazis chez Joseph M.Newman


Les Anasazis étaient un peuple amérindien qui occupa au VIIIe siècle après Jésus-Christ les espaces désertiques des Four Corners, là où convergent l’Utah, le Colorado, l’Arizona et le Nouveau-Mexique. Sédentaire, il construisit, aux pieds des falaises, des villages troglodytes en pierres et en adobe, dont les vestiges sont encore visibles aujourd’hui. Pour des raisons encore indéterminées, vers 1300, les Anasazis quittèrent ces lieux. La guerre, la surpopulation et la disparition des ressources dans un environnement hostile dans lequel l’eau était rare, peuvent expliquer cet abandon. Pour des raisons encore plus obscures, ce décor, hautement cinégénique, n’a que trop rarement été utilisé dans le western. À l’exception de Fort Massacre de Joseph M. Newman (1958), seuls La Fille du désert (Colorado Territory de Raoul Walsh/1949) et L’Or de Mackenna (MacKenna’s Gold de J. Lee Thompson/1969) placent une partie de l’action dans ces lieux arides. Pourtant, ce décor à la dramaturgie expressive est envoûtant : villages en ruines au pied de falaises vertigineuses ou perchés dans les anfractuosités du rocher, aura mystérieuse sur les raisons de leur abandon, forteresses fantômes dont les tours continuent de surveiller le plateau désertique, sites qui semblent inexpugnables face aux attaques des prédateurs qu’ils soient humains ou animaux …

Dans Fort Massacre, un détachement de la cavalerie américaine, déjà passablement décimé par les embuscades apaches et commandé par le sergent Vinson (Joel McCrea), s’avance avec précaution vers ce village anasazi, pour s’y cacher et reprendre des forces. Silhouettes minuscules, ils sont écrasés autant pas la chaleur étouffante du Sud-Ouest que par la masse rocheuse qui les surplombe. Cachés dans les hautes herbes desséchées, au milieu d’un territoire dangereux, ils cherchent à repérer un signe de vie derrière ces ruines endormies depuis plusieurs siècles. Magnifiées par le cinémascope, celles-ci, à l’abri d’une caverne creusée dans la falaise, ne représentent plus que le squelette de ce qui a dû être autrefois un village plein de vie et bourdonnant d’activités. Les tours et les maisons en partie détruites se confondent avec les parois lisses de l’à-pic qui les enveloppent. Comme habitée par une vision du passé amérindien, cette forteresse, recroquevillée sur elle-même, est le témoin silencieux et muet d’une civilisation disparue. L’intrusion de la cavalerie américaine, dans ce lieu chargé d’histoire, s’apparente à une profanation du souvenir laissé par les premiers habitants de ces régions. Hanté par le souvenir de sa femme et de ses deux enfants massacrés par les Apaches, le sergent Vinson voue à ceux-ci une haine féroce et implacable. Fanatisé et aveuglé par son racisme, il ne se rend pas compte qu’il n’est qu’un intrus dans cet espace mémoriel et cette archéologie qui le dépassent, pour lesquels il n’éprouve que du mépris. C’est entre les murs de cette citadelle fantôme que ses os finiront par blanchir sous le soleil du désert. 


Les vêtements chez Robert Siodmak



Le prologue des Tueurs (The Killers de Robert Siodmak/1946) est anthologique. Deux tueurs à gages arrivent de nuit dans Brentwood, une ville perdue du New-Jersey à la recherche de Pete Lunn dit le « Suédois » (Burt Lancaster, dans son premier rôle). Renseignés par le pompiste, Max et Al entrent dans un motel, gravissent les marches de l’escalier pour s’arrêter au niveau d’un appartement et sortir leurs revolvers. Coiffés chacun d’un feutre mou et revêtus d’un trench coat, cravatés, rasés de près et bien mis de leur personne, ce grand sec et ce petit joufflu (1) ont tout des tueurs appointés pour accomplir une sinistre et basse besogne : éparpiller façon puzzle l’homme qui se trouve derrière cette porte. Cet homme, c’est le « Suédois », couché sur un lit dans une pièce miteuse plongée dans l’obscurité. Lui, par contre, fait peine à voir. Ancien boxeur, reconverti en aide-pompiste pour des raisons encore mystérieuses, il s’est replié dans sa chambre pour ruminer de sombres pensées. Un maillot de corps blanc défraîchi et un pantalon fripé font office de pyjama. Manifestement, il ne profite pas d’une nuit réparatrice après avoir passé sa journée à remplir les réservoirs des voitures qui se sont égarées le long de cette route au milieu de nulle part. Sa chambre est d’une austérité monacale : un lit qui n’a pas été fait depuis longtemps, un guéridon sur lequel se tient une lampe de chevet, des murs derrière lui, nus et lugubres. En bon stoïcien, très intériorisé, le « Suédois » sait qu’il ne peut pas lutter contre ce qui ne dépend pas de lui. Prévenu du danger par un ami, il semble néanmoins attendre son heure, n’a aucune intention de s’enfuir et accepte, comme tout personnage inséparable du film noir, la fatalité qui va s’abattre sur ses épaules. Le laisser-aller vestimentaire du « Suédois » et son lourd passé le prédestinent à une mort violente imminente. De l’autre côté de la porte et par la magie du montage alterné, les deux tueurs, comme autant de prédateurs dénués d’émotions, sont sur le point de justifier la signature de leur contrat et de leur grasse rémunération qui les relient au monde du crime organisé dans lequel il n’est pas nécessaire d’être pompiste pour gagner sa vie. Le film est tiré d’une nouvelle éponyme d’Ernest Hemingway, parue en 1928 dans le recueil Cinquante mille dollars. (2) La petite histoire veut que l’écrivain avait l’habitude de montrer le prologue du film de Siodmak à ses invités, mais qu’il s’endormait immédiatement après puisque la suite du scénario n’avait plus rien à voir avec ce qu’il avait écrit. Il avait tort, parce Les Tueurs est l’un des films noirs les plus flamboyants jamais réalisés.

(1) De la nouvelle d’Hemingway au film noir de Siodmak, une étude de l’adaptation des Tueurs par Marguerite Chabrol, dans les suppléments du DVD Les Tueurs chez Carlotta.

(2) Cinquante mille dollars et autres nouvelles d’Ernest Hemingway, collection Folio-Gallimard, 1973.


mardi 10 janvier 2017

La division du travail chez John Huston


Dans Quand la ville dort (The Asphalt Jungle de John Huston/1950), trois malfrats sont en train de cambrioler une bijouterie et réussissent le casse du siècle en raflant un demi-million de dollars. À droite, la mine patibulaire, Dix Handley (Sterling Hayden) est l’homme de main qui surveille les arrières du gang, au centre, Doc Riedenschneider (Sam Jaffe) est le cerveau qui donne les ordres et supervise l’opération, tandis que de dos, en train de percer le coffre-fort, Louis Ciavelli (Anthony Caruso) est l’artisan maniant la perceuse avec la dextérité du professionnel sûr de sa valeur. John Huston filme toutes les composantes de l’action dans un même plan, en agissant sur deux paramètres : la distance et la netteté. Construire un plan, c’est mettre dans un cadre, un décor – la salle du coffre -, des personnages filmés en plongée, une lumière qui sculpte les corps, une musique ou non, mais c’est aussi utiliser un paramètre optique comme la zone de netteté. Alors que Orson Welles filmait dans Citizen Kane (1941), La Splendeur des Amberson (The Magnificent Ambersons/1942) ou encore La Dame de Shangaï (The Lady from Schangaï/1947) tous les objets ou personnages nets quelle que soit leur position dans le cadre, John Huston, quant à lui, choisit de jouer sur la mise au point qui relie Dix à Louis en passant par Doc. La petite profondeur de champ permet de mettre l’accent sur Dix et de l’isoler, mais sans le dissocier complètement de son environnement. La zone de netteté qui se dégrade légèrement de droite à gauche permet néanmoins de saisir la hiérarchie, la spécialité de chacun et la solidarité qui existent au sein de la pègre. Les regards de Dix et de Doc divergent mais leur complicité est totale pour mener à bien leur forfait. Dans l’arrière-plan légèrement flou, le corps fléchi par l’effort, Louis se fond dans le cadre que constituent les contours du coffre, et seul le bruit de la mèche de la perceuse tranche le silence de la nuit. « Pas de mouvements brusques, pas de mains moites, pas de rythme cardiaque qui s’emballe. Juste des hommes qui font leur boulot » (1). C’est cette banalité du geste parfait qui caractérise ce cambriolage. Les trois complices appartiennent à cette société parallèle ne vivant que la nuit mais épousant les mêmes codes que la société dite respectable : tous les trois veulent gagner assez d’argent pour racheter un ranch familial (Dix), prendre une retraite bien méritée au Mexique (Doc) ou encore habiter dans un appartement confortable (Louis). En voyant le visage de dur de Dix, qui traduit autant la force que l’inquiétude, on ne peut s’empêcher de penser à l’acteur Sterling Hayden un an plus tard au plus fort de l’hystérie maccarthyste. Face aux procureurs de la Commission des Activités antiaméricaines qui l’interrogeront sur son passé communiste, acculé et n’arrivant pas à se dérober, il finira par livrer certains noms dont celui d’Abraham Polonsky, le réalisateur de L’Enfer de la corruption (Force of Evil/1948). Il sera pris de remords et regrettera son attitude toute sa vie.

(1) Dark City, le monde perdu du film noir d’Eddie Muller, éditions Rivages Écrits noirs, 2015, p. 305 


samedi 7 janvier 2017

L'ombre et la lumière chez Billy Wilder


Assurance sur la mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944) est un film noir d’une somptuosité vénéneuse inégalée. Le scénario a été écrit par Billy Wilder et Raymond Chandler d’après le roman éponyme de James M. Cain paru en 1935.  Un agent d’une compagnie d’assurance, Walter Neff (Fred McMurray) rencontre Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwyck) et ils deviennent amants. Ils projettent d’assassiner le mari de Phyllis pour pouvoir toucher la prime de son assurance-décès … Ce schéma triangulaire est une figure imposée dans le film noir américain. La Mort n’était pas au rendez-vous (Conflict de Curtis Bernhardt/1945) ou Le Facteur sonne toujours deux fois (The Postman always rings twice du même James M.Cain et tourné par Tay Garnett en 1946) reprendront cette trame passionnelle et meurtrière.
Bien après près avoir commis leur forfait, les deux amants se retrouvent la nuit chez Phyllis, dans une grande villa à Los Angeles. La semi-obscurité à l’intérieur de la maison est synonyme de danger. Une faible lumière traverse les stores vénitiens, projetant les ombres des lamelles sur le mur et le corps de Walter. Cette lumière tamisée, entre chien et loup, centre le regard du spectateur sur l’agent d’assurance dont le visage se confond avec la noirceur qui enveloppe le salon. Ce contraste de luminosité entre la tête et le corps souligne l’ambiguïté du personnage et sa double personnalité : agent d’assurance le jour et criminel la nuit. Il incarne la face pervertie du rêve américain, cherchant par le meurtre, à s’enrichir tout en possédant la femme de ses rêves. Mais au lieu de se précipiter vers sa maîtresse, Walter s’est figé, incertain, à quelques mètres d’elle. Il sait, à ce moment-là, qu’il a déjà un concurrent et que Phyllis a probablement déjà assassiné la première femme de son mari. Phyllis est confortablement assise dans un fauteuil, les jambes croisées, une cigarette à la main, et revêtue du même vêtement blanc qu’elle portait le jour de sa première rencontre avec Walter. Elle a tous les attributs de la femme fatale : blonde, décontractée, séductrice, sensuelle, cupide et prête à tout pour parvenir à ses fins et jouir de la prime liée au décès de son mari. Le vernis immaculé de la demeure bourgeoise contraste avec les âmes noires des meurtriers. Les deux protagonistes se font désormais face dans un espace qui s’apparente à une toile d’araignée dans laquelle Walter tente de se débattre. La distance qui les sépare symbolise la méfiance et le rejet qui se sont installés entre eux. Walter n’est plus que cet agent d’assurance, dont les rêves se sont fracassés contre les murs de cette demeure où plane la mort. Ce travail sur l’ombre et la lumière, associé au décor et aux personnages est autant l’œuvre de Billy Wilder – Austro-Hongrois de naissance, il a vécu à Berlin dans les années 20, au plus fort de la créativité expressionniste allemande - que de son directeur de la photographie, John F. Seitz qui a déjà exercé ses talents sur le plateau de Tueurs à gages (This Gun for Hire, Franck Tuttle, 1942). Cet esthétisme en noir et blanc capte magnifiquement la fatalité imprégnant l’itinéraire sanglant de ces deux amants qui ont cru, un temps, pouvoir dépasser et fuir leur condition d’Américains moyens. À défaut de pouvoir s’aimer, ils préféreront s’entretuer.


mardi 3 janvier 2017

Le rêve chez Damien Chazelle


Après Guy and Madeline on a Park Bench (2009) et Whiplash (2014), Lala Land (2016) est le troisième film de Damien Chazelle. Dans cette comédie musicale, Mia (Emma Stone) rêve de devenir actrice à Hollywood et Sebastian (Ryan Gosling), pianiste virtuose, aspire à ouvrir un club de jazz à Los Angeles. Un concours de circonstances heureuses va amener les trajectoires de ces deux idéalistes à se rencontrer. Pour déclarer sa flamme à l’autre, quoi de plus normal à Los Angeles, que de se retrouver dans une salle de cinéma dans laquelle est projeté le film de Nicholas Ray, La Fureur de vivre (Rebel Without a Cause/1955). En retard, Mia se place sur la scène devant l’écran pour chercher du regard Sebastian. Celui-ci, à droite du cadre, se lève, les mains dans les poches, fixant du regard celle qui vient de faire irruption dans sa vie. À l’instar de Jim Stark (James Dean), que l’on a vu fugitivement sur l’écran de la salle, à proximité de l’observatoire astronomique de la cité des anges, Mia et Sebastian sont proches des étoiles de leurs toiles imaginaires. Mia est au premier plan, sous les feux de la rampe, irradiée par la lumière du projecteur, fixé pour la première fois, sur elle. La luminosité de l’écran de cinéma, hors-champ, permet de bien définir, en contre-jour, sa silhouette, prise ainsi entre deux feux. Mia est enfin dans cette lumière qu’elle cherche obstinément, mais reste invisible aux yeux des spectateurs qui ne la remarquent pas. Sebastian, quant à lui, est encore dans l’ombre. Il n’est pour l’instant qu’un pianiste de bar cherchant, lui aussi, une échappée en guise d’entrée en scène. Alors que les spectateurs regardent droit devant eux, hypnotisés par l’enchantement qu’exerce sur eux le film projeté, le temps n’existe plus pour Mia et Sebastian. La vie, le cinéma et la musique se conjuguent pour mener les amants vers d’autres rivages, vers un ailleurs qui n’a plus de prise sur le réel et les difficultés du quotidien auxquelles ils sont confrontés. La mise en abyme romantique de la séquence souligne la naissance de leurs sentiments. Marchant sur les traces de couples célèbres comme Fred Astaire et Ginger Rogers ou Judy Garland et Gene Kelly, ce duo renoue avec les chorégraphies qui ont fait la gloire de l’âge d’or du cinéma hollywoodien. Suivez la flotte (Follow the Fleet de Mark Sandrich/1936), Un Américain à Paris (An American in Paris de Vincente Minnelli/1951) ou encore Chantons sous la pluie (Singing in the Rain de Stanley Donen/1952) vagabondent dans nos mémoires pour mieux renaître sous le ciel étoilé de la nuit californienne.