dimanche 21 novembre 2021

Le miroir chez Vincente Minnelli

 

Dans ce photogramme extrait de Madame Bovary (Vincente Minnelli, 1949), Emma Bovary (Jennifer Jones) et son amant Léon Dupuis (Christopher Kent) sont enlacés dans une chambre d'hôtel de Rouen. Profondément insatisfaite de la vie qu'elle mène depuis son mariage avec un médecin de campagne Charles Bovary (Van Heflin), une vie faite de routine, d'espérances déçues et d'horizons anonymes, Emma s'est depuis jetée dans l'extase des relations amoureuses, ivre de quadrilles, de bals, de volupté, de parfums subtils, mais surtout ivre de cette liberté rebelle que les conventions sociales du temps condamnent et que la morale réprouve. Aspirant au luxe et à la richesse, elle rejette le monde provincial et rural étriqué d'Yonville, un petit bourg perdu de Normandie dans lequel elle se sent prisonnière, pour vivre un ailleurs qu'elle imagine aussi foudroyant que romanesque. De passage à Rouen pour aller à l'opéra, et alors que son mari est reparti voir ses patients, elle reste en ville pour retrouver celui qui avait, quelques années auparavant, réprimé à son égard un sentiment amoureux, par ailleurs partagé. Seuls dans cette chambre, à l'insu de tous les regards – excepté du nôtre – et de manière instinctive, Emma et Léon s'abandonnent dans une étreinte frémissante pour laisser libre cours à leurs passions et à leurs désirs. En tenues de soirée, elle porte une robe bouffante blanche et lui une cape noire enveloppant Emma, assortie d'une large écharpe autour du cou, comme pour fêter à la hauteur de leurs espérances leurs retrouvailles intimes. Mais le panoramique droite-gauche qu'effectue lentement la caméra de Vincente Minnelli pour fixer dans un miroir ébréché l'image de ce couple, contredit leur élan amoureux. Le reflet projeté d'Emma n'est plus celui de la femme narcissique d'autrefois, assaillie de soupirants n'ayant d'yeux que pour elle, au cours du bal organisé par le marquis d'Andervilliers, mais celle d'une antihéroïne tragique condamnée à l'échec. La diagonale formée par la brisure du miroir scinde le couple en deux tout autant pour mieux préfigurer l'impossible rêve d'absolu qu'Emma recherche entre les bras de Léon, que pour souligner également sa fêlure interne, son déchirement et ses contradictions irrémissibles entre ses lectures mondaines et romantiques et son absence de lucidité sur la réalité et les hommes qui l'entourent. Ainsi, personnage condamné à la clandestinité, Emma Bovary porte-t-elle une robe de gala dans la chambre défraîchie d'un hôtel indigent, sans se rendre compte de l'antinomie que son rendez-vous galant dans un tel cadre peut générer de souffrance pour celle qui se rêve en princesse. Comme dans Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful, 1952) ou La Vie passionnée de Vincent van Gogh (Lust for Life, 1956), l'art de Vincente Minnelli consiste à mettre à nu les passions humaines jusqu'à l'égarement et l'hypertrophie. Le personnage du roman de Gustave Flaubert ne pouvait que rencontrer l'enthousiasme du réalisateur convaincu que « le mal-être de ceux qui rejettent le moule que veut leur imposer la société »[1] ne peut être qu'universel.

mardi 16 novembre 2021

L'arrivisme chez Billy Wilder

 
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Dans Le Gouffre aux chimères (Ace in the Hole, Billy Wilder, 1951), Charles Tatum (Kirk Douglas sur les deux photogrammes) est un journaliste aussi cynique et opportuniste que sans scrupules, à l'opposé de son collègue Ed Hutchinson (Humphrey Bogart), un croisé défendant les valeurs de la démocratie face à la corruption (Bas les masques /Deadline USA, Richard Brooks, 1952), mais très proche de J.J. Hunsecker (Burt Lancaster dans Le Grand chantage/Sweet Smell of Succes, Alexander Mackendrick, 1957), un éditorialiste impitoyable et cauteleux foulant aux pieds la déontologie journalistique[1]. Tatum a été, autrefois, un journaliste réputé ayant travaillé dans la plupart des grands quotidiens de la côte Est. Déchu de ces postes prestigieux autant pour ses inconduites personnelles – à New-York, une de mes histoires a provoqué un procès, à Chicago, je suis sorti avec la femme de l'éditeur, à Détroit, j'ai été attrapé à boire, dit-il toute honte bue - que pour une propension à chercher à « mordre le premier chien venu », il se retrouve, dans les premiers plans du film, désargenté à Albuquerque (Nouveau-Mexique) dans la salle de rédaction du journal local, le Albuquerque Sun Bulletin (photogramme 1). Cet individu, aussi roué que bonimenteur, fondamentalement arriviste et dénué de toute rigueur morale, s'arrête, faussement interloqué, devant une broderie encadrée et accrochée au mur, proclamant une maxime dont il se moque éperdument: « Dites la vérité ». – Ça, c'est quelque chose. Qui le dit ? demande Tatum - M. Boot, lui répond fièrement sa consoeur (Edith Evanson) en parlant du rédacteur en chef, mais j'ai fait les travaux d'aiguille. - Je regrette de ne pas pouvoir en faire autant. Vous le feriez pour moi si l'envie m'en prend ? rétorque Tatum dans une répartie hypocrite à double sens que ne mesure pas la journaliste. Le photogramme 2 est l'un des derniers plans du film. Tatum se retrouve dans le même espace, six jours plus tard, mais dénué de l'autosatisfaction et de la superbe arrogante qui le caractérisaient jusque-là. Appuyé sur le cadre de la porte, alors que le sol se dérobe sous ses pieds, il n'est plus que l'ombre de lui-même, pour la première fois sans artifices, mais pas sans panache, mis à nu, aux abois. Ses traits douloureux et interrogateurs trahissent une inquiétude qui lui rend paradoxalement une part de son humanité. La broderie est toujours là pour lui rappeler ironiquement ses turpitudes passées. Six jours séparent donc les deux photogrammes. Entre les deux, Charles Tatum s'était emparé d'un fait divers en apprenant qu'un Indien, Léo Minosa (Richard Benedict), gisait, enterré vivant, dans une galerie de mine qui s'était effondrée. Plutôt que de laisser les sauveteurs le sauver en quelques heures en étayant les galeries souterraines, il leur a proposé de recourir à un forage vertical dans la montagne, beaucoup plus long à exécuter et destiné à lui donner l'exclusivité du sauvetage pour en retirer toute la publicité. L'histoire se répand comme une traînée de poudre et des centaines de spectateurs avides de curiosité malsaine, des journalistes, la radio, la télévision et bientôt une fête foraine s'installent dans une folie collective, comme des vautours, sur les lieux du sauvetage faisant de Tatum une célébrité locale. La mort de Léo et le coup de ciseaux que lui assène dans l'abdomen la femme de l'infortuné Léo, Lorraine Minosa, (Jan Sterling), finiront par faire tomber de son piédestal et achever Tatum dans tous les sens du terme. Avec une rare puissance et une rage lucide mais dévastatrice, Billy Wilder fouaille la plaie purulente des bassesses humaines: recherche du sensationnalisme d'une certaine presse, vanité des journalistes érigés en faiseurs de manipulations, médiocrité du public à l'instinct grégaire, voyeur et friand de la souffrance des autres, marchands du temple tirant profit de la foule massée aux pieds de la mine pour vendre leurs colifichets. Il est frappant de constater à quel point Le Gouffre aux chimères peut être considéré comme une véritable catharsis pour le réalisateur, puisque Tatum est le double de ce qu'il a été dans sa jeunesse passée dans le Berlin des années 20. D'origine austro-hongroise, il y fut journaliste d'un tabloïd Die Bühne dans lequel il usa et abusa du mensonge à longueur d'articles consacrés à des faits divers [2]. Mettre en images sa part d'ombre ne donne que plus de véracité à cette vision désabusée et cynique de l'humanité. Enfin, agissant en miroir, l'hystérie collective dénoncée dans le film renvoie à celle du maccarthysme alors en cours depuis 1950 aux États-Unis et à laquelle n'échappe pas Billy Wilder. Membre de la Screen Directors Guild[3], il signe aux côtés de vingt-quatre confrères une déclaration affirmant qu'ils ne sont pas communistes, se désolidarisant – mais sans dénonciation – de tous ceux qui, comme Dalton Trumbo, John Berry, Jules Dassin ou encore Herbert Biberman, subissent les attaques conjointes du sinistre sénateur et des principaux producteurs des studios hollywoodiens.

 

jeudi 11 novembre 2021

Les Grands Anciens chez Frank Darabont



À l'instar de John Carpenter[1], la terreur chez Frank Darabont est toujours tapie dans le brouillard. Dans Brume (The Mist, 2007), à la suite d'un très violent orage, Bridgton, une petite ville du Maine[2], est enveloppée par un brouillard épais qui s'étend en rampant au ras du sol. Cernés par cette brume aussi singulière qu'inquiétante, des citadins se retrouvent confinés dans un centre commercial, et bientôt terrorisés lorsqu'ils comprennent qu'à l'extérieur sont embusquées des créatures monstrueuses venues d'une autre dimension. Le film bascule alors dans un univers particulièrement anxiogène et directement inspiré par l'univers du maître de Providence[3], Howard Phillips Lovecraft. Dans son œuvre, la notion d'horreur cosmique repose sur une peur archaïque provoquée par un mystère dont les implications associent autant une menace physique pour l'homme qu'une remise en question des certitudes qu'il peut avoir sur le monde qui l'entoure. L'expression de cette angoisse existentielle se retrouve dans la création la plus lovecraftienne qui soit, le mythe de Cthulhu, qui affirme l'existence dans les coins les plus reculés de l'univers, d'entités extraterrestres, les Grands Anciens, cherchant à rétablir leur ancienne domination sur la Terre. Dans Brume, ces forces obscures menaçant l'humanité ont été libérées par des expériences scientifiques réalisées par l'armée à la recherche d'autres mondes et qui ont ouvert une brèche, « interface entre le monde des humains et un univers inconnu [4]», permettant à tout un bestiaire cauchemardesque de franchir une frontière, un seuil que nul ne pouvait concevoir. Cachées dans le brouillard, ces créatures annoncent l'apocalypse en semant la terreur dans un arrière-plan indéterminé, sans limites, impénétrable, pour ensanglanter les rues et les places publiques de cette ville jusqu'ici sans histoires. Norm (Chris Owen), le magasinier du centre commercial est l'une de leurs premières victimes. Happé par un flot grouillant, visqueux et nauséeux de tentacules surgies de ce linceul blanchâtre comme autant d'appendices musculeux, turgescents et préhenseurs, il lutte de toutes ses forces contre une force cyclopéenne dont le reste du corps reste invisible (voir le photogramme). Sa main gauche ensanglantée appelant à l'aide, son visage grimaçant tordu par la douleur et par une peur indicible composent une vision d'une humanité en perdition, au bord de l'anéantissement. Tel un boa constricteur, la créature s'est emparée de sa proie pour ne plus la lâcher avant qu'elle ne disparaisse dans le brouillard aussi rapidement qu'elle était apparue. Au-delà de la peur froide et brutale, l'impossibilité de voir ce qui se déplace dans cette brume donne à toute la séquence une dimension irrationnelle, pessimiste et mortifère qui se confond avec le tourbillon des malaises oppressants de Lovecraft. Construit sur le même modèle que La Nuit des morts-vivants (Night of the Living Dead, George Romero, 1968), le film de Frank Darabont nous parle d'un groupe d'humains, assiégé par des forces qui les dépassent, et comme chez Romero, le danger va servir de révélateur des abjections qui sont en l'Homme lorsqu'il plongé dans une catastrophe devant laquelle la part sombre, les instincts les plus primaires balayent la raison et le sens commun. Les monstres ne sont pas forcément ceux que l'on pense.   



[1] Voir la chronique L'allégorie chez John Carpenter.

[2] Le film est inspiré par The Mist, une nouvelle écrite par Stephen King en 1985. L'auteur a fait de sa terre natale, le Maine, le décor de l'essentiel de son œuvre.

[3] Providence est une ville du Rhode Island aux États-Unis où vécut Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), célèbre pour ses récits fantastiques et d'horreur.

dimanche 7 novembre 2021

Les ides de mars chez Joseph L. Mankiewicz


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Pour Joseph L. Mankiewicz, Jules César est manifestement un personnage fascinant puisqu'il lui a consacré deux films: Jules César (Julius Caesar, 1950) dont le rôle-titre est interprété par Louis Calhern et ici Cléopâtre (Cleopatra, 1963) dans lequel Rex Harrison prête ses traits à celui qui fut soupçonné, dans une République défaillante, de vouloir instaurer une monarchie à Rome. Personnage flamboyant de l'Antiquité, romantique et démesuré, homme politique dévoré par l'ambition, grand stratège militaire, rhéteur à l'égal d'un Cicéron, écrivain-témoin de son époque, il ne pouvait qu'intéresser le cinéma et particulièrement Joseph L. Mankiewicz, fin lettré et ardent laudateur des auteurs grecs et latins comme Plutarque[1], mais aussi de l'œuvre de Shakespeare[2]. Les deux photogrammes montrent en surimpression le déroulement de l'assassinat de Jules César (Rex Harrison donc) aux ides de mars (15 mars 44 avant Jésus-Christ) perçu au même moment par Cléopâtre (Elizabeth Taylor au centre du photogramme 1) à travers les flammes et la fumée d'un rite incantatoire effectué dans un temple dédié aux divinités égyptiennes, à l'intérieur de la maison de César. L'arrêt sur image (photogramme 1) est fait quelques secondes après que Brutus (Kenneth Haigh à droite), le protégé du maître de Rome, lui a porté l'estocade. Victime d'un complot organisé par un groupe de sénateurs désireux de sauver la République, le corps ensanglanté par une vingtaine de coups de poignards maculant progressivement sa toge blanche bordée de pourpre, Jules César s'effondre sur le marbre de la Curie de Pompée où siège le Sénat à Rome, au pied d'une colonne sur laquelle est inscrit Pompeio Magno Imper Iter, ou Pompée le Grand Imperator (photogramme 2). Ironiquement, César meurt de la même façon que son vieil adversaire assassiné sur l'ordre de Ptolémée XIII, le propre frère de Cléopâtre en - 48[3]. La vision hallucinatoire qu'a Cléopâtre, la maîtresse de César, de cette tragédie, s'apparente selon Mankiewicz – suivant en cela les écrits de Suétone[4] - aux signes prémonitoires du drame à venir dont César n'a pas tenu compte: au cours d'un sacrifice l'haruspice[5] Spurinna lui dit de se méfier des ides, et le matin même de l'assassinat, la femme de César Calpurnia, après avoir vu le meurtre de son mari en rêve, lui demande de ne pas se rendre au Sénat. En vain. Les traits déformés par la douleur, le corps pris de convulsions, elle pleure son amant défunt (voir photogramme 1). Cette femme de pouvoir à la féminité souveraine qui a réussi à envoûter l'homme le plus puissant de Rome, perd à cet instant sa maîtrise habituelle, se sachant impuissante à changer le cours de l'Histoire. Habituellement utilisé pour faire revivre le passé dans le présent, le procédé de surimpression juxtapose ici la même temporalité dans deux lieux différents avec deux personnages distincts. Ces espaces dramatiques respectifs, la Curie et le temple, se rejoignent toutefois dans la complémentarité de leurs destins funestes: César meurt sans avoir pu aller au terme de son ambition et Cléopâtre, désormais isolée, n'a d'autre choix que de rentrer en Égypte. Sa rencontre avec Marc-Antoine (Richard Burton), puis son opposition à Octave (Roddy McDowall) seront marquées du sceau de la fatalité.



[1] Vies parallèles des hommes illustres dont celle de César (entre 100 et 120 après J-C)

[2] Le dramaturge anglais de Stratford-upon-Avon écrivit la tragédie Julius Caesar en 1599.

[3] César et Pompée s'affrontent pendant la guerre civile romaine de – 49, chacun rivalisant avec l'autre pour affirmer leurs prétentions au pouvoir. Défait à la bataille de Pharsale, Pompée se réfugie en Égypte ou il est assassiné en – 48.

[4] Historien romain (vers 70 – vers 122 après Jésus-Christ), auteur de La Vie des douze Césars (début du IIe siècle).

[5] Art divinatoire permettant de lire la volonté divine dans les entrailles d'un animal sacrifié.




 

jeudi 4 novembre 2021

La gouvernante chez Alfred Hitchcock

 

Au bout de la 30e minute de Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940), ce regard caméra permet d'introduire Mrs. Danvers (Judith Anderson), la gouvernante du luxueux château de Manderley, situé sur la côte de Cornouailles en Angleterre. Avec son visage austère, son air impénétrable et sinistre, ses deux nattes nouées sur la tête, son nez aquilin et ses yeux noirs qui semblent vous sonder dans ce que vous avez de plus intime, Mrs. Danvers donne à son personnage une dimension aussi glaçante que troublante. Son collet blanc orné d'un petit bijou tranche avec la longue robe noire qu'elle porte, alors qu'elle accueille Monsieur de Winter (Laurence Olivier) et sa nouvelle épouse, la seconde Madame de Winter (Joan Fontaine). À la tête de la nombreuse domesticité visible à l'arrière-plan, elle est la gardienne du château en l'absence de son propriétaire, l'intendante et la mémoire de ces lieux. Sortie de nulle part, comme si elle faisait corps avec la demeure, elle se fige devant le couple qui vient de faire son entrée dans un immense vestibule. Son allure hiératique, sa politesse extrême et son professionnalisme cachent mal l'immédiate détestation qu'elle éprouve pour la nouvelle maîtresse de maison, lui faisant bien comprendre qu'elle vient d'entrer dans un espace inhospitalier. Car cet espace, c'est celui de la première Madame de Winter décédée il y a peu. Mrs. Danvers était sa confidente et lui est restée fidèle et loyale au-delà de la mort, obsédée par son souvenir et l'intimité qu'elle a manifestement partagée avec elle. Dans le roman éponyme de Daphné du Maurier, l'écrivain avait suggéré une liaison entre les deux femmes et cet aspect du récit a été conservé par Hitchcock. Mais pour le moment, seule une menace latente s'exprime sur ce visage froid et distant, doublée d'une commination que la nouvelle Madame de Winter ne semble pas percevoir. Ce type de regard caméra transgressant le quatrième mur pour s'adresser directement au spectateur, se retrouve dans toute l'œuvre du cinéaste britannique: le regard incrédule de Barbara Hitchcock face à une simulation de strangulation  dans L'Inconnu du Nord-express (Strangers on a train, 1951), celui halluciné, en plein cauchemar, de James Stewart dans Sueurs froides (Vertigo, 1958), le regard effrayé de Cary Grant manquant de se faire écraser par un camion dans La Mort aux trousses (North by Northwest, 1958), celui, goguenard, de Janet Leigh au volant de sa voiture dans Psychose (Psycho, 1960), ou encore celui de Tippi Hedren, terrorisé par une attaque de volatiles dans les Oiseaux (The Birds, 1963), tous sont des moyens d'interpeller le spectateur, de le rendre captif et de le contraindre à observer et à être attentif. Mais dans Rebecca, c'est tout autant le regard en caméra subjective que porte, dans un champ-contrechamp à 180 degrés, Madame de Winter sur Mrs. Danvers, un regard plein d'appréhension et d'anxiété sur celle qui la considère déjà comme une intruse. Le rôle de Judith Anderson est à rebours de celui qu'elle tiendra dans Les Furies (The Furies, Anthony Mann, 1950), dans lequel elle incarnera, cette fois-ci, l'indésirable dans la demeure d'un autre seigneur et maître,T.C. Jeffords[1]. À l'instar d'une Agnes Moorehead, Judith Anderson a été souvent abonnée aux rôles de personnages antipathiques à la forte personnalité. Après l'immense succès de Rebecca, son visage et sa gestuelle sévères feront entre autres, les beaux jours de Crimes sans châtiment (Kings Row, Sam Wood, 1942) ou de Laura (Otto Preminger, 1944).  



[1] Voir la chronique Les ciseaux chez Anthony Mann