dimanche 26 juin 2016

La gifle chez Norman Jewison


Virgil Tibbs (Sydney Poitier, à droite), Eric Endicott (Larry Gates, à gauche)  et Bill Gillespie (Rod Steiger, au centre) sont les protagonistes de cette séquence extraite du film de Norman Jewison, Dans la chaleur de la nuit (In the Heat of the Night, 1967). Dans Sparta, une petite ville poisseuse du Mississippi, un policier noir, (Virgil Tibbs, donc) est chargé, aux côtés d’un collègue blanc, (Bill Gillespie, susnommé) d’enquêter sur un meurtre. Inspecteur légiste, particulièrement efficace dans son travail d’enquête, Virgil Tibbs doit faire face à une population qui n’a rien perdu de ses réflexes esclavagistes. Leur investigation les mène chez un riche propriétaire terrien qu’ils rencontrent dans une serre où celui-ci entretient des plantes exotiques. La conversation, d’abord badine, policée et  avenante à propos des orchidées bascule subitement dans un racisme ordinaire, banal, ancré manifestement depuis des générations dans la famille Endicott. « Les orchidées sont comme les nègres, elles nécessitent de l’attention, elles doivent êtres nourries, …… cela prend du temps, les gens ont du mal à comprendre cela », affirme Eric Endicott d’un ton suave. Quand celui-ci comprend que Virgil Tibbs est là pour l’interroger, il a du mal à réprimer  une morgue et une haine raciale qui se traduit par une gifle à l’encontre de Virgil aussitôt renvoyée à son expéditeur par le policier, sous les yeux de Gillespie qui ne bronche pas. La tension est extrême entre les deux hommes, l’un exhalant son racisme, l’autre étant sur le qui-vive, déterminé à affronter ce potentat local qui vient d’être déstabilisé dans sa haine normalisée. Dans ce cadre floral bien ordonné, un monde s’effondre pour Endicott face à ce qu’il considère comme un crime de lèse-majesté; une gifle qui matérialise, quelques instants, un monde qui avance sans lui. Des secondes au cours desquelles  deux hommes, à l’intérieur d’un espace quasi-clos, se toisent, se mesurent, s’affrontent du geste et du regard. Cette séquence s’inscrit dans le cadre de la lutte de la communauté noire pour les droits civiques des années 50 et 60. Sydney Poitier, militant actif dans la vie civile, est le premier acteur noir à s’être imposé sur un écran, et  son personnage de Virgil incarne ce refus de courber l’échine, refus qui traverse à ce moment et de manière différente, toute la communauté noire américaine. Depuis l’arrestation de Rosa Parks en 1955 et le boycott des bus de la ville de Montgomery en Alabama, Martin Luther King marque de son empreinte cette lutte, dont le discours I have a dream, prononcé à Washington en 1963, reste une pierre angulaire du mouvement des droits civiques. En 1966, au moment où tourne Norman Jewison, l’apparition du Black Power radicalise la question et explicite encore davantage les enjeux que l’on trouve dans le film; la lutte contre les préjugés et toutes les discriminations, le progrès social, l’égalité des droits et les résistances profondes à ces changements. En ce sens, le film reste plus que jamais d’actualité.  





La ville chez David Fincher


David Fincher a dû, indubitablement, tourner Seven (1995) sous anxyolytiques. Son film dégage une odeur de putréfaction et de sauvagerie imprégnant un paysage urbain indéterminé pratiquement constamment noyé sous une pluie diluvienne. Deux inspecteurs de police, David Mills (Brad Pitt, à son meilleur) et William Somerset (Morgan Freeman, aussi sobre que fascinant) sont sur les traces d’un psycho killer qui organise des meurtres en série en fonction des sept péchés capitaux définis par Saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle. Parvenus à identifier le domicile du tueur, les deux inspecteurs se retrouvent devant la porte de l’appartement, lorsqu’arrive son propriétaire. Une course-poursuite s’enclenche alors immédiatement entre les trois hommes qui s’achèvera aux côtés d’un camion à ordures, dans une ruelle gorgée d’eau. Mills, se fait surprendre par un coup sur la tête qui le jette à terre. Le tueur, qui s’était caché sur le toit du camion, lui pose alors le canon de son revolver sur la tempe mais renonce à presser sur la détente et choisit de s’enfuir. D’une noirceur totale, la séquence exhale un désespoir qui nous dit que la décomposition de l’humanité ne peut survivre à cette jungle urbaine. David Fincher filme Mills, trempé jusqu’aux os, tentant de se relever avec difficulté alors qu’apparaît à l’arrière-plan son collègue Somerset. La benne à ordures occupant la moitié de l’image et les deux murs à gauche et à l’arrière-plan enferment l’inspecteur, dont le corps et  le visage ensanglanté se confondent avec les poubelles. Ce milieu quasiment aquatique submerge tous les protagonistes de l’histoire et brouille la perception qu’ont les deux inspecteurs du tueur. Dans ce nouveau Déluge, John Doe (le tueur non-identifié)  se joue de Mills pour mieux poursuivre son œuvre criminelle et anéantir cette humanité corrompue par le vice et le péché. Somerset arrive sur les lieux trop tard et Mills ne doit son salut qu’à une mansuétude du serial killer aussi providentielle qu’inattendue. Avec ses ruelles transformées en coupe-gorge, ses murs lépreux et son bitume spongieux, la ville est bien le berceau du mal, mais ici, nul Noé pour assurer la pérennité de l’espèce humaine. La ville a toujours été un espace géographique indissociable du film noir (Les Forbans de la nuit/Night and the City de Jules Dassin, 1950). Elle est ce monstre tentaculaire, siège de toutes les bassesses humaines, de toutes les corruptions qui abrite en son sein des espaces interlopes (les bas-fonds  mais aussi les beaux quartiers contaminés par le crime comme dans Quand la ville dort/Asphalt Jungle de John Huston, 1950). David Fincher pousse cette représentation à son paroxysme; les rues et les immeubles traduisent l’enfermement et le cloisonnement, accentués par les trombes d’eau qui menacent d’engloutir à tout moment les téméraires qui osent braver le monde extérieur. Ce monde effrayant et nihiliste ne laisse pas de place au hasard. L’inspecteur Mills est prédestiné à être un rouage essentiel de l’entreprise terrifiante du tueur, et aucun des deux inspecteurs ne sera en mesure de stopper sa mécanique froide et sanglante.




vendredi 17 juin 2016

L'enfer chez Clint Eastwood



L’Homme des Hautes Plaines (High Plains Drifter, 1973) est le premier western tourné par Clint Eastwood en tant que réalisateur. Il s’agit d’emblée d’une totale réussite, même si l’influence de Sergio Leone se fait encore sentir. Un homme mystérieux débarque un beau jour dans la ville de Lago. Il est chargé par la population de la protéger contre trois malfrats, tout juste sortis de prison, et qui ont juré de mettre la ville à feu et à sang. Ce qu’ils feront.

L’Étranger (Clint Eastwood, en digne héritier de L’Homme sans nom des films de Sergio Leone) est un personnage tout droit sorti de l’enfer, un ange exterminateur venu pour faire expier la lâcheté, la couardise et la veulerie de la population, qui a laissé, quelques années plus tôt, les 3 bandits susnommés assassiner au milieu de la rue, le shérif Duncan. Celui-ci avait découvert que la mine exploitée sur le territoire de Lago était une propriété de l’État. Les notables avaient alors engagé les trois tueurs pour se débarrasser du shérif. Cette faute reste une marque noire indélébile partagée par tous les habitants et collée sur leurs fronts comme le sparadrap au doigt du capitaine Haddock. En attendant l’arrivée des trois truands, cet Étranger, donc, a obligé les habitants à repeindre leur ville en rouge sang et à la rebaptiser du nom de « Hell ». Dans une atmosphère d’apocalypse, la confrontation finale entre ces quatre personnages  est le climax du film. Les trois desperados allument un incendie qui ravage progressivement la ville entière. Les flammes rougeoyantes  crépitent en une valse morbide enveloppant d’une lumière fantasmagorique ce pandémonium terrestre. Clint Eastwood transfigure les clichés propres au genre; ici, pas de duel au grand jour, mais un affrontement nocturne, sans merci, extrêmement âpre et violent. L’Étranger attire un à un les trois bandits dans la rue principale cernée par les maisons en flammes. Leurs silhouettes se découpent tour à tour dans la chaleur du brasier. Le premier Cole Carlin (Anthony James, toujours parfait dans son allure de vautour), meurt dans le sable, fouetté jusqu’au sang, le second, Dan Carlin (Dan Vadis) est pendu par ce même fouet et le troisième, Stacey Bridges (Geoffrey Lewis) est abattu par plusieurs balles dans le corps. À chaque fois, telle une ombre fantomatique, refusant de répondre aux questions touchant son identité, l’Étranger surgit de nulle part, là où personne ne l’attend, et se jette sur ses proies. La dimension fantastique de la séquence souligne l’originalité du propos, rare dans le western.  Ce cavalier de l’Apocalypse, prélevant son dû, convoque les flammes de l’Enfer pour expurger l’infamie ourdie dans cette rue par cette population corrompue et décadente. La catharsis ne peut se faire que par la destruction et la mort de ces âmes damnées. Clint Eastwood reprendra, quelques années plus tard, ce personnage énigmatique dans Pale Rider en 1985.




lundi 13 juin 2016

Le second couteau chez Stanley Kubrick


Timothy Carey est ce que l’on appelle une gueule typique des seconds couteaux qui hantent tout le cinéma américain. Le bad guy dans toute sa splendeur ! Il a marqué de sa présence les films d’Élia Kazan (À l’est d’Eden/East of Eden, 1955), de Delmer Daves (La Dernière Caravane/The Last Wagon, 1956), de Stanley Kubrick (Les Sentiers de la gloire/Paths of Glory, 1957), de Marlon Brando (La Vengeance aux deux visages/One-eyes Jacks, 1961) ou encore de Gordon Douglas (Rio Conchos, 1964). Dans ces films, cet acteur a généralement une durée de présence à l'écran inversement proportionnelle à l’aura qu’il dégage, et meurt généralement de mort violente. Dans L’Ultime razzia (The Killing, 1956) de Stanley Kubrick, il incarne ici Nikki Arane, un tueur récruté par Johnny Clay (Sterling Hayden) pour tirer sur un cheval au milieu d’une course afin de créer une diversion permettant à ses comparses de pratiquer un hold-up au sein d’un hippodrome.
Avec son visage anguleux, le front haut, les yeux éternellement mi-clos, un sourire à la Batman dégageant une mâchoire étincelante dont les rangées de dents ne se desserrent jamais, Nikki Arane gare sa voiture face à l’hippodrome, sort de son étui un fusil qu’il pointe sur un cheval et tire. Son forfait, accompli en professionnel aguerri, ne restera pas impuni puisqu’il est surpris par un policier qui met fin à son existence de malfrat. Timothy Carey n’a jamais occupé le devant de la scène, ni joué les premiers rôles. Les réalisateurs lui demandent rarement de penser mais de cogner ou de se faire cogner. Avec sa trogne exhalant sans cesse une délicieuse perfidie, un mélange de violence et de QI limité, il est resté cantonné aux rôles de tueur, de barman, de videur de boîte de nuit, de pilier de saloon fort en bouteille, ou encore de soldat fusillé injustement. Il sait donner des baffes aux femmes  et, perfidie suprême, tirer dans le dos de celui qui a le malheur de tourner les talons (La Vengeance aux deux visages). Pourtant, son visage et sa silhouette, même entr’aperçus, ne nous lâchent plus. Mieux, ils imprègnent notre mémoire de manière indélébile. Pire, on se prend malgré tout à l’aimer, à attendre avec impatience que le gaillard pointe le bout de son nez. Timothy Carey a su conjuguer talent et originalité en jouant avec son corps et ses expressions faciales, même quand celles-ci n’exprimaient que le vide (Les Sentiers de la gloire). De plus, il est un des rares acteurs à savoir utiliser sa chevelure comme un accessoire dramatique; en fonction de ses états d’ébriété plus ou moins avancés, il arrive à faire valser sa mèche frontale sur le sommet de son crâne, geste d’un aérodynamisme rare que même James Dean ou Marlon Brando ont dû lui envier.



mercredi 8 juin 2016

Le sadisme chez Henry Hathaway


Dans Le Carrefour de la mort (Kiss of Death, 1947) et bien avant Norman Bates, Hannibal Lecter ou encore le Joker, Henry Hathaway met en scène un psychopathe de grande envergure (Richard Widmark, sublime dans son premier rôle au cinéma). Tommy Udo est un tueur à gages qui a l’habitude «d’éparpiller par petits bouts, façon puzzle» tout ce qui passe à sa portée, y compris les mamies en fauteuil roulant. Chargé d’assassiner Nick Bianco (Victor Mature) qui a eu le tort de balancer des complices après l’échec d’un hold-up, le dénommé Udo se rend chez le mouchard, mais ne trouve que sa mère. Aussitôt dit, aussitôt fait, il précipite dans l’escalier l’infortunée paralysée. Juste pour rire. Udo est l’un des affreux les plus grandioses de l’histoire du cinéma. Pas moins. Doté d’un rire sardonique de hyène qui secoue régulièrement son grand corps osseux, il exprime une rare démence, doublée d’un sadisme à toute épreuve. Chaque apparition du tueur est une ponctuation synonyme d’une brusque montée de tension. Filmé en  contre-plongée, « habillé en costume ample, avec cravate blanche (?) sur chemise noire et un feutre de la taille d’un abat-jour » (1), arc-bouté au dossier du fauteuil roulant avec un sourire démoniaque aux lèvres, Udo n’a pas une seconde d’hésitation. La vieille dame est déjà en train de hurler et fixe de manière hallucinée cet escalier qui apparaît soudainement vertigineux. Henry Hathaway ne donne aucune explication à ce geste, sinon la gratuité odieuse de faire le mal pour le mal. «Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film» disait Alfred Hitchcock en grand connaisseur. Comme souvent dans le film noir, la caméra est peu mobile et le mouvement est consubstantiel aux éléments du cadre; deux personnages et un fauteuil roulant. Le mur nu à l’arrière découpe parfaitement cette scène mortifère. Ce type de tueur est indissociable de la mythologie du film noir, au même titre que les figures de la femme fatale, du détective privé ou du flic corrompu. L’absence intégrale d’humanité et le réalisme du personnage d’Udo donnent une image inquiétante et sombre au film. À l’inverse du tueur calme, posé et quasi-angélique, incarné par Alan Ladd dans Tueur à gages (This Gun for Hire) de Frank Tuttle en 1942, Richard Widmark habille son personnage d’une nervosité criminelle et d’une hystérie qu’il développera, mais avec cette fois-ci une dimension tragique, dans Les Forbans de la nuit (Night and the City) de Jules Dassin en 1950. C’est dans le  rôle d’Harry Fabian, cette petite frappe pathétique voulant par tous les moyens s’élever dans la hiérarchie sociale, qu’il  donnera toute la mesure de son immense talent.

(1) Dark City, le monde perdu du film noir d’ Eddie Muller aux Éditions Rivages, 2015  p.335



Richard Widmark



mardi 7 juin 2016

La déchirure chez Clint Eastwood


Je ne suis pas loin de penser que Sur la route de Madison (The Bridges of Madison County, 1995) est le plus grand film de Clint Eastwood. Il s’agit d’une oeuvre dotée d’un équilibre et d’une sensibilité qui confinent à la perfection. Robert Kincaid (Clint Eastwood, à l’opposé de son personnage de dur) rencontre fortuitement Francesca Johnson (Meryl Streep, dans ce qui est probablement son meilleur rôle). Alors que tout les sépare (lui est photographe en tournée en Illinois pour photographier les ponts couverts du comté de Madison et elle, est fermière, mariée, avec deux enfants), une histoire d’amour fulgurante et dévastatrice va naître de l’improbable et de l’imprévu. Profitant d’une absence de quatre jours de sa famille, Francesca va progressivement laisser libre court à des sentiments réciproques  et vivre de manière absolue et entière un amour d’autant plus fort qu’il semble voué à n’être qu’éphémère. Francesca n’arrivera pas à se résoudre à quitter sa famille pour suivre Robert.

Venu de nulle part, comme tant de personnages incarnés par Clint Eastwood (L’Homme des hautes plaines, 1973), Pale Rider, 1985), Robert est ici, sous une pluie torrentielle, la mort dans l’âme, prêt à repartir vers un ailleurs hypothétique. Il se retrouve, une dernière fois, face à Francesca qui se trouve hors-champ dans une voiture aux côtés de son mari. Trempé jusqu’aux os, ignorant la pluie qui le transperce, Robert fait quelques pas sur la route détrempée pour adresser un dernier adieu silencieux à celle qu’il a aimée passionnément. La boucle est bouclée dans une atmosphère de désolation; Robert est seul, désespérément seul, déchiré par cet amour clandestin qui ne sera révélé aux enfants de Francesca qu’après le décès des deux amants. Sans grandes envolées lyriques, Clint Eastwood donne à son personnage une dimension tout à la fois tragique et mélancolique, refusant de croire que ces quatre jours ne seraient finalement qu’une parenthèse dans sa vie. Cette mise à nu exacerbée des sentiments, et cette volonté farouche de suspendre le temps encore quelques secondes, rendent imparfait ce présent qui ne vit plus que par le passé. Depuis Les Proies (The Beguiled de Donald Siegel, 1970), Clint Eastwood a lentement mais sûrement cassé son image de dur, héritée  de ses personnages de l’Homme sans nom dans les westerns de Sergio Leone ou de celle de Dirty Harry qui lui ont longtemps collé à la peau. Dans Sur la route de Madison, il montre qu’il est bien un très grand réalisateur doté d’une  sensibilité à fleur de peau que l’on retrouvera dans Million Dollar Baby (2004) ou L’Échange (Changeling, 2008).





La mort du Duke chez Mark Rydell



Rares sont les films dans lesquels meurt John Wayne, dit le Duke. Iwo-Jima d’Allan Dwan (1949), Alamo du même John Wayne (1960) et Le Dernier des géants de Donald Siegel (1976) osent l’impensable. Mais si, dans les trois cas précités, le Duke meurt les armes à la main, nimbé d’une gloire post-mortem, dans Les Cowboys (1972), Mark Rydell va encore plus loin puisque Will Andersen (John Wayne, toujours lui) est abattu de sang-froid, dans le dos, par une sinistre et flamboyante crapule, Asa «Long hair» Watts (Bruce Dern, grandiose).
Will Andersen, interprété par un John Wayne vieilli, veut convoyer une dernière fois un troupeau de plusieurs centaines de bêtes à travers les Grandes Plaines de l’Ouest américain. Dans l’impossibilité de trouver  des cowboys pour le seconder dans sa tâche (ils sont tous préoccupés par une ruée vers l’or voisine), il se résout à embaucher de  jeunes garçons pour affronter les périls qui se trouvent sur leur route. Un de ces périls est incarnée par l’apparition d’une bande d’outlaws, menée par Asa « Long hair» Watts, qui s’intéresse de près au troupeau ………. Cette bande finit par surgir hors de la nuit pour encercler Will, les enfants et le troupeau.
La séquence est terrifiante de violence et marque d’un fer rouge le western crépusculaire qui avait déjà annoncé depuis les années 60 que les héros étaient mortels. Les deux hommes s’affrontent d’abord à coups de poings. Le combat est âpre, sans pitié. La séquence est filmée de manière extrêmement réaliste avec une caméra qui cadre au plus près les deux protagonistes. Seuls les souffles courts et rauques de chacun et l’éclat des coups portés transpercent le silence environnant. Le sang coule de part et d’autre mais en dépit des coups reçus, Will parvient à terrasser son adversaire. À terre, le visage ensanglanté, «Long hair» se relève péniblement, dégaine un colt du holster d’un de ses compagnons et met en joue Will qui lui tourne le dos. Commence alors pour ce dernier une lente agonie, tragique et sans concession. Cinq coups de feu plus tard, Will Andersen gît sur le sol, les bras en croix.

Tournée entre Big Jake (George Sherman, 1971) et Les Voleurs de trains (Burt Kennedy, 1973), dans lesquels John Wayne incarne le défenseur de la veuve et de l’orphelin, image constitutive de celle du représentant de la loi  et de l’ordre qu’il a acquise tout au long de sa carrière et qui a fait de lui un véritable mythe, cette séquence mortuaire fait du Duke un personnage d’une grande vulnérabilité que seul Donald Siegel dans Le Dernier des géants après Mark Rydell, saura traduire sur un écran. Will Andersen meurt courageusement, de manière héroïque, comme il a vécu, avec le mépris pour «Long hair» à la bouche. Mais cette mort ne sera pas vaine, puisqu’elle permettra aux enfants, spectateurs impuissants et tétanisés devant cette mise à mort, de recueillir l’héritage «paternel» et de lui rendre justice. Les Cowboys est avant tout un film sur la filiation et sur la transmission. En ce sens, Will Andersen, qui a perdu ses deux enfants trop tôt, reportera son amour paternel brisé sur ces jeunes garçons qui, au contact de l’adversité, sauront prendre leur destin en main.



     Bruce Dern


John Wayne et ses cowboys




jeudi 2 juin 2016

La Destinée manifeste et la Frontière chez Sydney Pollack



L’action se passe dans les Rocheuses au sein de ce qui n’est pas encore le Colorado, au tournant des années 1850. Dans Jeremiah Johnson (1972), Sydney Pollack nous présente un personnage inoubliable par sa morgue et son mépris incommensurables vis-à-vis de tout ce qui touche la nature et les Indiens qui l’occupent. Le révérend Lindquist (Paul Benedict, à cheval face à la caméra) accompagne un groupe de soldats américains à la recherche de chariots de colons coincés dans la montagne et menacés par la neige et les Indiens hostiles. Ce petit détachement fait une halte devant la maison que Jeremiah Johnson (Robert Redford) a construite. Celui-ci, lassé des hommes et de leurs tueries, a décidé de fuir la civilisation pour vivre en mountain man, au contact d’une nature encore sauvage et préservée de la colonisation blanche. L’officier (Jack Colvin, à droite du premier photogramme) lui demande de leur servir de guide dans cette contrée qu’ils maîtrisent mal.

C’est seulement après la défaite du Mexique en 1848 et le traité de Guadalupe Hidalgo, que le Colorado passe sous l’influence américaine. Cette petite troupe marque l’intrusion et la mainmise progressive de l’armée américaine  sur ce territoire. Le révérend est l’incarnation de cette marche en avant devant se faire au mépris des premiers occupants qui ne peuvent être que des obstacles à éradiquer. Un mouchoir constamment plaqué sur sa bouche, comme s’il ne pouvait supporter de respirer l’air environnant, Lindquist affiche immédiatement cette arrogance et cette suffisance caractéristiques de ces évangélisateurs qui ne voyaient dans les Indiens que de pauvres hères ignorants de la foi chrétienne et qu’il fallait coûte que coûte intégrer – au mieux – voire éliminer s’ils se montraient rétifs à cette conversion. Mâchoire en avant, tout de noir vêtu, le révérend et son bout d’étoffe profanent et souillent ces montagnes majestueuses habillées de silence et de contemplation. Jeremiah Johnson aurait pu à ce moment faire siennes les paroles prononcées par un autre mountain man rencontré plus tôt et disant à propos des Rocheuses; « Ici, sont les plus belles sculptures de Dieu. Il n’y a pas de loi pour les braves, pas d’asile pour les fous, pas d’église, exceptée celle-là, pas de prêtres, sauf les oiseaux. Je suis un homme des montagnes....». Mais Sydney Pollack nous dit également que cette intrusion militaro-chrétienne marque aussi le début de la fin des espaces encore vierges de l’Ouest américain. Frederic Jackson Turner, un historien américain, avait théorisé en 1893 - à postériori donc - la notion de Frontière. Celle-ci représentait une limite mouvante, un front pionnier, sans cesse en mouvement d’est en ouest, opposant un monde civilisé à un monde sauvage. Cet espace, conquis de haute lutte par les pionniers dotés d’une volonté farouche et d’un esprit d’initiative hors du commun, a forgé l’identité et la société américaines pour devenir un véritable mythe sur lequel s’appuient aujourd’hui encore les États-Unis. Jeremiah Johnson ne sait pas encore que cette civilisation qu’il a fuie est en train de le rattraper. Le révérend Lindquist n’est que le symptôme de la Destinée manifeste, cette idéologie apparue en 1845 dans un article du journaliste new-yorkais John O’Sullivan, évoquant l’idée que le peuple américain avait pour mission divine de répandre la civilisation à l’ouest du Mississippi. Ce messianisme et cette justification de la domination à venir d’un immense territoire se feront sur le dos des tribus indiennes. Les Crows, les Blackfeet et les Flatheads vivent à cet instant, leurs derniers feux.