Virgil Tibbs (Sydney Poitier, à
droite), Eric Endicott (Larry Gates, à gauche)
et Bill Gillespie (Rod Steiger, au centre) sont les protagonistes de
cette séquence extraite du film de Norman Jewison, Dans la chaleur de la nuit (In
the Heat of the Night, 1967). Dans Sparta, une petite ville poisseuse du
Mississippi, un policier noir, (Virgil Tibbs, donc) est chargé, aux côtés d’un
collègue blanc, (Bill Gillespie, susnommé) d’enquêter sur un meurtre. Inspecteur
légiste, particulièrement efficace dans son travail d’enquête, Virgil Tibbs
doit faire face à une population qui n’a rien perdu de ses réflexes
esclavagistes. Leur investigation les mène chez un riche propriétaire terrien
qu’ils rencontrent dans une serre où celui-ci entretient des plantes exotiques.
La conversation, d’abord badine, policée et avenante à propos des orchidées bascule subitement
dans un racisme ordinaire, banal, ancré manifestement depuis des générations
dans la famille Endicott. « Les orchidées
sont comme les nègres, elles nécessitent de l’attention, elles doivent êtres
nourries, …… cela prend du temps, les
gens ont du mal à comprendre cela », affirme Eric Endicott d’un ton suave.
Quand celui-ci comprend que Virgil Tibbs est là pour l’interroger, il a du mal
à réprimer une morgue et une haine
raciale qui se traduit par une gifle à l’encontre de Virgil aussitôt renvoyée à
son expéditeur par le policier, sous les yeux de Gillespie qui ne bronche pas.
La tension est extrême entre les deux hommes, l’un exhalant son racisme,
l’autre étant sur le qui-vive, déterminé à affronter ce potentat local qui
vient d’être déstabilisé dans sa haine normalisée. Dans ce cadre floral bien
ordonné, un monde s’effondre pour Endicott face à ce qu’il considère comme un
crime de lèse-majesté; une gifle qui matérialise, quelques instants, un monde
qui avance sans lui. Des secondes au cours desquelles deux hommes, à l’intérieur d’un espace
quasi-clos, se toisent, se mesurent, s’affrontent du geste et du regard. Cette
séquence s’inscrit dans le cadre de la lutte de la communauté noire pour les
droits civiques des années 50 et 60. Sydney Poitier, militant actif dans la vie
civile, est le premier acteur noir à s’être imposé sur un écran, et son personnage de Virgil incarne ce refus de
courber l’échine, refus qui traverse à ce moment et de manière différente,
toute la communauté noire américaine. Depuis l’arrestation de Rosa Parks en
1955 et le boycott des bus de la ville de Montgomery en Alabama, Martin Luther
King marque de son empreinte cette lutte, dont le discours I have a dream, prononcé à Washington en 1963, reste une pierre
angulaire du mouvement des droits civiques. En 1966, au moment où tourne Norman
Jewison, l’apparition du Black Power radicalise la question et explicite encore
davantage les enjeux que l’on trouve dans le film; la lutte contre les préjugés
et toutes les discriminations, le progrès social, l’égalité des droits et les
résistances profondes à ces changements. En ce sens, le film reste plus que
jamais d’actualité.
dimanche 26 juin 2016
La ville chez David Fincher
David Fincher a dû,
indubitablement, tourner Seven (1995)
sous anxyolytiques. Son film dégage une odeur de putréfaction et de sauvagerie
imprégnant un paysage urbain indéterminé pratiquement constamment noyé sous une
pluie diluvienne. Deux inspecteurs de police, David Mills (Brad Pitt, à son
meilleur) et William Somerset (Morgan Freeman, aussi sobre que fascinant) sont
sur les traces d’un psycho killer qui
organise des meurtres en série en fonction des sept péchés capitaux définis par
Saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle. Parvenus à identifier le domicile du
tueur, les deux inspecteurs se retrouvent devant la porte de l’appartement,
lorsqu’arrive son propriétaire. Une course-poursuite s’enclenche alors
immédiatement entre les trois hommes qui s’achèvera aux côtés d’un camion à
ordures, dans une ruelle gorgée d’eau. Mills, se fait surprendre par un coup
sur la tête qui le jette à terre. Le tueur, qui s’était caché sur le toit du camion,
lui pose alors le canon de son revolver sur la tempe mais renonce à presser sur
la détente et choisit de s’enfuir. D’une noirceur totale, la séquence exhale un
désespoir qui nous dit que la décomposition de l’humanité ne peut survivre à
cette jungle urbaine. David Fincher filme Mills, trempé jusqu’aux os, tentant
de se relever avec difficulté alors qu’apparaît à l’arrière-plan son collègue
Somerset. La benne à ordures occupant la moitié de l’image et les deux murs à
gauche et à l’arrière-plan enferment l’inspecteur, dont le corps et le visage ensanglanté se confondent avec les
poubelles. Ce milieu quasiment aquatique submerge tous les protagonistes de
l’histoire et brouille la perception qu’ont les deux inspecteurs du tueur. Dans
ce nouveau Déluge, John Doe (le tueur non-identifié) se joue de Mills pour mieux poursuivre son
œuvre criminelle et anéantir cette humanité corrompue par le vice et le péché. Somerset
arrive sur les lieux trop tard et Mills ne doit son salut qu’à une mansuétude
du serial killer aussi providentielle
qu’inattendue. Avec ses ruelles transformées en coupe-gorge, ses murs lépreux
et son bitume spongieux, la ville est bien le berceau du mal, mais ici, nul Noé
pour assurer la pérennité de l’espèce humaine. La ville a toujours été un
espace géographique indissociable du film noir (Les Forbans de la nuit/Night
and the City de Jules Dassin, 1950). Elle est ce monstre tentaculaire, siège
de toutes les bassesses humaines, de toutes les corruptions qui abrite en son
sein des espaces interlopes (les bas-fonds
mais aussi les beaux quartiers contaminés par le crime comme dans Quand la ville dort/Asphalt Jungle de John Huston, 1950). David Fincher pousse cette
représentation à son paroxysme; les rues et les immeubles traduisent
l’enfermement et le cloisonnement, accentués par les trombes d’eau qui menacent
d’engloutir à tout moment les téméraires qui osent braver le monde extérieur.
Ce monde effrayant et nihiliste ne laisse pas de place au hasard. L’inspecteur
Mills est prédestiné à être un rouage essentiel de l’entreprise terrifiante du
tueur, et aucun des deux inspecteurs ne sera en mesure de stopper sa mécanique
froide et sanglante.
vendredi 17 juin 2016
L'enfer chez Clint Eastwood
L’Homme des Hautes Plaines (High Plains Drifter, 1973) est le premier
western tourné par Clint Eastwood en tant que réalisateur. Il s’agit d’emblée
d’une totale réussite, même si l’influence de Sergio Leone se fait encore
sentir. Un homme mystérieux débarque un beau jour dans la ville de Lago. Il est
chargé par la population de la protéger contre trois malfrats, tout juste
sortis de prison, et qui ont juré de mettre la ville à feu et à sang. Ce qu’ils
feront.
L’Étranger (Clint Eastwood, en
digne héritier de L’Homme sans nom des films de Sergio Leone) est un personnage
tout droit sorti de l’enfer, un ange exterminateur venu pour faire expier la
lâcheté, la couardise et la veulerie de la population, qui a laissé, quelques
années plus tôt, les 3 bandits susnommés assassiner au milieu de la rue, le
shérif Duncan. Celui-ci avait découvert que la mine exploitée sur le territoire
de Lago était une propriété de l’État. Les notables avaient alors engagé les
trois tueurs pour se débarrasser du shérif. Cette faute reste une marque noire
indélébile partagée par tous les habitants et collée sur leurs fronts comme le
sparadrap au doigt du capitaine Haddock. En attendant l’arrivée des trois
truands, cet Étranger, donc, a obligé les habitants à repeindre leur ville en
rouge sang et à la rebaptiser du nom de « Hell ». Dans une atmosphère
d’apocalypse, la confrontation finale entre ces quatre personnages est le climax
du film. Les trois desperados allument un incendie qui ravage progressivement
la ville entière. Les flammes rougeoyantes
crépitent en une valse morbide enveloppant d’une lumière fantasmagorique
ce pandémonium terrestre. Clint Eastwood transfigure les clichés propres au
genre; ici, pas de duel au grand jour, mais un affrontement nocturne, sans
merci, extrêmement âpre et violent. L’Étranger attire un à un les trois bandits
dans la rue principale cernée par les maisons en flammes. Leurs silhouettes se
découpent tour à tour dans la chaleur du brasier. Le premier Cole Carlin (Anthony
James, toujours parfait dans son allure de vautour), meurt dans le sable,
fouetté jusqu’au sang, le second, Dan Carlin (Dan Vadis) est pendu par ce même
fouet et le troisième, Stacey Bridges (Geoffrey Lewis) est abattu par plusieurs
balles dans le corps. À chaque fois, telle une ombre fantomatique, refusant de
répondre aux questions touchant son identité, l’Étranger surgit de nulle part, là
où personne ne l’attend, et se jette sur ses proies. La dimension fantastique
de la séquence souligne l’originalité du propos, rare dans le western. Ce cavalier de l’Apocalypse, prélevant son dû,
convoque les flammes de l’Enfer pour expurger l’infamie ourdie dans cette rue
par cette population corrompue et décadente. La catharsis ne peut se faire que
par la destruction et la mort de ces âmes damnées. Clint Eastwood reprendra,
quelques années plus tard, ce personnage énigmatique dans Pale Rider en 1985.
lundi 13 juin 2016
Le second couteau chez Stanley Kubrick
Timothy Carey est ce que l’on appelle une gueule typique des
seconds couteaux qui hantent tout le cinéma américain. Le bad guy dans toute sa splendeur ! Il a marqué de sa présence les
films d’Élia Kazan (À l’est d’Eden/East
of Eden, 1955), de Delmer Daves (La
Dernière Caravane/The Last Wagon, 1956), de Stanley Kubrick (Les Sentiers de la gloire/Paths of Glory, 1957),
de Marlon Brando (La Vengeance aux deux
visages/One-eyes Jacks, 1961) ou encore de Gordon Douglas (Rio Conchos, 1964). Dans ces films, cet
acteur a généralement une durée de présence à l'écran inversement proportionnelle à
l’aura qu’il dégage, et meurt généralement de mort violente. Dans L’Ultime razzia (The Killing, 1956) de Stanley Kubrick, il incarne ici Nikki Arane,
un tueur récruté par Johnny Clay (Sterling Hayden) pour tirer sur un cheval au
milieu d’une course afin de créer une diversion permettant à ses comparses de
pratiquer un hold-up au sein d’un hippodrome.
Avec son visage anguleux, le front haut, les yeux
éternellement mi-clos, un sourire à la Batman dégageant une mâchoire
étincelante dont les rangées de dents ne se desserrent jamais, Nikki Arane gare
sa voiture face à l’hippodrome, sort de son étui un fusil qu’il pointe sur un
cheval et tire. Son forfait, accompli en professionnel aguerri, ne restera pas impuni
puisqu’il est surpris par un policier qui met fin à son existence de malfrat. Timothy
Carey n’a jamais occupé le devant de la scène, ni joué les premiers rôles. Les
réalisateurs lui demandent rarement de penser mais de cogner ou de se faire
cogner. Avec sa
trogne exhalant sans cesse une délicieuse perfidie, un mélange de violence et
de QI limité, il est resté cantonné aux rôles de tueur, de barman, de videur de
boîte de nuit, de pilier de saloon fort en bouteille, ou encore de soldat
fusillé injustement. Il sait donner des baffes aux femmes et, perfidie suprême, tirer dans le dos de
celui qui a le malheur de tourner les talons (La Vengeance aux deux visages). Pourtant, son visage et sa
silhouette, même entr’aperçus, ne nous lâchent plus. Mieux, ils imprègnent
notre mémoire de manière indélébile. Pire, on se prend malgré tout à l’aimer, à
attendre avec impatience que le gaillard pointe le bout de son nez. Timothy
Carey a su conjuguer talent et originalité en jouant avec son corps et ses
expressions faciales, même quand celles-ci n’exprimaient que le vide (Les Sentiers de la gloire). De plus, il
est un des rares acteurs à savoir utiliser sa chevelure comme un accessoire
dramatique; en fonction de ses états d’ébriété plus ou moins avancés, il arrive
à faire valser sa mèche frontale sur le sommet de son crâne, geste d’un
aérodynamisme rare que même James Dean ou Marlon Brando ont dû lui envier.
mercredi 8 juin 2016
Le sadisme chez Henry Hathaway
Dans Le Carrefour de la mort (Kiss
of Death, 1947) et bien avant Norman Bates, Hannibal Lecter ou encore le
Joker, Henry Hathaway met en scène un psychopathe de grande envergure (Richard
Widmark, sublime dans son premier rôle au cinéma). Tommy Udo est un tueur à
gages qui a l’habitude «d’éparpiller par petits bouts, façon puzzle» tout ce
qui passe à sa portée, y compris les mamies en fauteuil roulant. Chargé
d’assassiner Nick Bianco (Victor Mature) qui a eu le tort de balancer des
complices après l’échec d’un hold-up, le dénommé Udo se rend chez le mouchard,
mais ne trouve que sa mère. Aussitôt dit, aussitôt fait, il précipite dans
l’escalier l’infortunée paralysée. Juste pour rire. Udo est l’un des affreux
les plus grandioses de l’histoire du cinéma. Pas moins. Doté d’un rire sardonique
de hyène qui secoue régulièrement son grand corps osseux, il exprime une rare
démence, doublée d’un sadisme à toute épreuve. Chaque apparition du tueur est
une ponctuation synonyme d’une brusque montée de tension. Filmé en contre-plongée, « habillé en costume ample,
avec cravate blanche (?) sur chemise noire et un feutre de la taille d’un
abat-jour » (1), arc-bouté au dossier du fauteuil roulant avec un sourire
démoniaque aux lèvres, Udo n’a pas une seconde d’hésitation. La vieille dame
est déjà en train de hurler et fixe de manière hallucinée cet escalier qui
apparaît soudainement vertigineux. Henry Hathaway ne donne aucune explication à
ce geste, sinon la gratuité odieuse de faire le mal pour le mal. «Plus réussi
est le méchant, plus réussi sera le film» disait Alfred Hitchcock en grand
connaisseur. Comme souvent dans le film noir, la caméra est peu mobile et le
mouvement est consubstantiel aux éléments du cadre; deux personnages et un
fauteuil roulant. Le mur nu à l’arrière découpe parfaitement cette scène
mortifère. Ce type de tueur est indissociable de la mythologie du film noir, au
même titre que les figures de la femme fatale, du détective privé ou du flic
corrompu. L’absence intégrale d’humanité et le réalisme du personnage d’Udo
donnent une image inquiétante et sombre au film. À l’inverse du tueur calme,
posé et quasi-angélique, incarné par Alan Ladd dans Tueur à gages (This Gun for
Hire) de Frank Tuttle en 1942, Richard Widmark habille son personnage d’une
nervosité criminelle et d’une hystérie qu’il développera, mais avec cette
fois-ci une dimension tragique, dans Les
Forbans de la nuit (Night and the
City) de Jules Dassin en 1950. C’est dans le rôle d’Harry Fabian, cette petite frappe
pathétique voulant par tous les moyens s’élever dans la hiérarchie sociale,
qu’il donnera toute la mesure de son
immense talent.
(1) Dark City, le monde perdu du film noir d’ Eddie Muller aux Éditions
Rivages, 2015 p.335
Richard Widmark
mardi 7 juin 2016
La déchirure chez Clint Eastwood
Je ne suis pas loin de penser que Sur la route de Madison (The Bridges of Madison County, 1995) est
le plus grand film de Clint Eastwood. Il s’agit d’une oeuvre dotée d’un
équilibre et d’une sensibilité qui confinent à la perfection. Robert Kincaid
(Clint Eastwood, à l’opposé de son personnage de dur) rencontre fortuitement
Francesca Johnson (Meryl Streep, dans ce qui est probablement son meilleur
rôle). Alors que tout les sépare (lui est photographe en tournée en
Illinois pour photographier les ponts couverts du comté de Madison et elle, est
fermière, mariée, avec deux enfants), une histoire d’amour fulgurante et
dévastatrice va naître de l’improbable et de l’imprévu. Profitant d’une absence
de quatre jours de sa famille, Francesca va progressivement laisser libre court
à des sentiments réciproques et vivre de
manière absolue et entière un amour d’autant plus fort qu’il semble voué à
n’être qu’éphémère. Francesca n’arrivera pas à se résoudre à quitter sa famille
pour suivre Robert.
Venu de nulle part, comme tant de
personnages incarnés par Clint Eastwood (L’Homme
des hautes plaines, 1973), Pale Rider, 1985), Robert est ici, sous une pluie torrentielle, la mort dans l’âme, prêt
à repartir vers un ailleurs hypothétique. Il se retrouve, une dernière fois, face
à Francesca qui se trouve hors-champ dans une voiture aux côtés de son mari.
Trempé jusqu’aux os, ignorant la pluie qui le transperce, Robert fait quelques
pas sur la route détrempée pour adresser un dernier adieu silencieux à celle
qu’il a aimée passionnément. La boucle est bouclée dans une atmosphère de
désolation; Robert est seul, désespérément seul, déchiré par cet amour
clandestin qui ne sera révélé aux enfants de Francesca qu’après le décès des
deux amants. Sans grandes envolées lyriques, Clint Eastwood donne à son
personnage une dimension tout à la fois tragique et mélancolique, refusant de
croire que ces quatre jours ne seraient finalement qu’une parenthèse dans sa
vie. Cette mise à nu exacerbée des sentiments, et cette volonté farouche de
suspendre le temps encore quelques secondes, rendent imparfait ce présent qui
ne vit plus que par le passé. Depuis Les
Proies (The Beguiled de Donald
Siegel, 1970), Clint Eastwood a lentement mais sûrement cassé son image de dur,
héritée de ses personnages de l’Homme
sans nom dans les westerns de Sergio Leone ou de celle de Dirty Harry qui lui
ont longtemps collé à la peau. Dans Sur
la route de Madison, il montre qu’il est bien un très grand réalisateur
doté d’une sensibilité à fleur de peau que
l’on retrouvera dans Million Dollar Baby (2004)
ou L’Échange (Changeling, 2008).
La mort du Duke chez Mark Rydell
Rares sont les films dans lesquels
meurt John Wayne, dit le Duke. Iwo-Jima
d’Allan Dwan (1949), Alamo du même
John Wayne (1960) et Le Dernier des
géants de Donald Siegel (1976) osent l’impensable. Mais si, dans les trois
cas précités, le Duke meurt les armes à la main, nimbé d’une gloire post-mortem,
dans Les Cowboys (1972), Mark Rydell
va encore plus loin puisque Will Andersen (John Wayne, toujours lui) est abattu
de sang-froid, dans le dos, par une sinistre et flamboyante crapule, Asa «Long
hair» Watts (Bruce Dern, grandiose).
Will Andersen, interprété par un
John Wayne vieilli, veut convoyer une dernière fois un troupeau de plusieurs
centaines de bêtes à travers les Grandes Plaines de l’Ouest américain. Dans
l’impossibilité de trouver des cowboys
pour le seconder dans sa tâche (ils sont tous préoccupés par une ruée vers l’or
voisine), il se résout à embaucher de jeunes garçons pour affronter les périls qui
se trouvent sur leur route. Un de ces périls est incarnée par l’apparition
d’une bande d’outlaws, menée par Asa « Long hair» Watts, qui s’intéresse de
près au troupeau ………. Cette bande finit par surgir hors de la nuit pour
encercler Will, les enfants et le troupeau.
La séquence est terrifiante de
violence et marque d’un fer rouge le western crépusculaire qui avait déjà
annoncé depuis les années 60 que les héros étaient mortels. Les deux hommes
s’affrontent d’abord à coups de poings. Le combat est âpre, sans pitié. La
séquence est filmée de manière extrêmement réaliste avec une caméra qui cadre
au plus près les deux protagonistes. Seuls les souffles courts et rauques de
chacun et l’éclat des coups portés transpercent le silence environnant. Le sang
coule de part et d’autre mais en dépit des coups reçus, Will parvient à
terrasser son adversaire. À terre, le visage ensanglanté, «Long hair» se relève
péniblement, dégaine un colt du holster d’un de ses compagnons et met en joue
Will qui lui tourne le dos. Commence alors pour ce dernier une lente agonie,
tragique et sans concession. Cinq coups de feu plus tard, Will Andersen gît sur
le sol, les bras en croix.
Tournée entre Big Jake (George Sherman, 1971) et Les Voleurs de trains (Burt Kennedy, 1973), dans lesquels John Wayne
incarne le défenseur de la veuve et de l’orphelin, image constitutive de celle
du représentant de la loi et de l’ordre
qu’il a acquise tout au long de sa carrière et qui a fait de lui un véritable
mythe, cette séquence mortuaire fait du Duke un personnage d’une grande vulnérabilité
que seul Donald Siegel dans Le Dernier
des géants après Mark Rydell, saura traduire sur un écran. Will Andersen
meurt courageusement, de manière héroïque, comme il a vécu, avec le mépris pour
«Long hair» à la bouche. Mais cette mort ne sera pas vaine, puisqu’elle
permettra aux enfants, spectateurs impuissants et tétanisés devant cette mise à
mort, de recueillir l’héritage «paternel» et de lui rendre justice. Les Cowboys est avant tout un film sur
la filiation et sur la transmission. En ce sens, Will Andersen, qui a perdu ses
deux enfants trop tôt, reportera son amour paternel brisé sur ces jeunes
garçons qui, au contact de l’adversité, sauront prendre leur destin en main.
Bruce Dern
John Wayne et ses cowboys
jeudi 2 juin 2016
La Destinée manifeste et la Frontière chez Sydney Pollack
L’action se passe dans les
Rocheuses au sein de ce qui n’est pas encore le Colorado, au tournant des
années 1850. Dans Jeremiah Johnson
(1972), Sydney Pollack nous présente un personnage inoubliable par sa morgue et
son mépris incommensurables vis-à-vis de tout ce qui touche la nature et les
Indiens qui l’occupent. Le révérend Lindquist (Paul Benedict, à cheval face à
la caméra) accompagne un groupe de soldats américains à la recherche de
chariots de colons coincés dans la montagne et menacés par la neige et les
Indiens hostiles. Ce petit détachement fait une halte devant la maison que
Jeremiah Johnson (Robert Redford) a construite. Celui-ci, lassé des hommes et
de leurs tueries, a décidé de fuir la civilisation pour vivre en mountain man, au contact d’une nature
encore sauvage et préservée de la colonisation blanche. L’officier (Jack
Colvin, à droite du premier photogramme) lui demande de leur servir de guide dans cette
contrée qu’ils maîtrisent mal.
C’est seulement après la défaite
du Mexique en 1848 et le traité de Guadalupe Hidalgo, que le Colorado passe
sous l’influence américaine. Cette petite troupe marque l’intrusion et la
mainmise progressive de l’armée américaine
sur ce territoire. Le révérend est l’incarnation de cette marche en
avant devant se faire au mépris des premiers occupants qui ne peuvent être que
des obstacles à éradiquer. Un mouchoir constamment plaqué sur sa bouche, comme
s’il ne pouvait supporter de respirer l’air environnant, Lindquist affiche immédiatement
cette arrogance et cette suffisance caractéristiques de ces évangélisateurs qui
ne voyaient dans les Indiens que de pauvres hères ignorants de la foi
chrétienne et qu’il fallait coûte que coûte intégrer – au mieux – voire
éliminer s’ils se montraient rétifs à cette conversion. Mâchoire en avant, tout
de noir vêtu, le révérend et son bout d’étoffe profanent et souillent ces
montagnes majestueuses habillées de silence et de contemplation. Jeremiah
Johnson aurait pu à ce moment faire siennes les paroles prononcées par un autre
mountain man rencontré plus tôt et
disant à propos des Rocheuses; « Ici,
sont les plus belles sculptures de Dieu. Il n’y a pas de loi pour les braves,
pas d’asile pour les fous, pas d’église, exceptée celle-là, pas de prêtres,
sauf les oiseaux. Je suis un homme des montagnes....». Mais Sydney Pollack
nous dit également que cette intrusion militaro-chrétienne marque aussi le
début de la fin des espaces encore vierges de l’Ouest américain. Frederic
Jackson Turner, un historien américain, avait théorisé en 1893 - à postériori
donc - la notion de Frontière. Celle-ci
représentait une limite mouvante, un front pionnier, sans cesse en mouvement
d’est en ouest, opposant un monde civilisé à un monde sauvage. Cet espace,
conquis de haute lutte par les pionniers dotés d’une volonté farouche et d’un
esprit d’initiative hors du commun, a forgé l’identité et la société
américaines pour devenir un véritable mythe sur lequel s’appuient aujourd’hui
encore les États-Unis. Jeremiah Johnson ne sait pas encore que cette
civilisation qu’il a fuie est en train de le rattraper. Le révérend Lindquist
n’est que le symptôme de la Destinée
manifeste, cette idéologie apparue en 1845 dans un article du journaliste
new-yorkais John O’Sullivan, évoquant l’idée que le peuple américain avait pour
mission divine de répandre la civilisation à l’ouest du Mississippi. Ce
messianisme et cette justification de la domination à venir d’un immense
territoire se feront sur le dos des tribus indiennes. Les Crows, les Blackfeet
et les Flatheads vivent à cet instant, leurs derniers feux.
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