La
cohérence du photogramme se situe dans le lien existant entre un propriétaire
d’esclaves Warren Maxwell (James Mason) et sa maison derrière lui. Dans une
lumière grise à travers laquelle suinte la chaleur et l’humidité de la
Louisiane, Maxwell, perclus de rhumatismes, avance à l’aide de sa canne, à
petits pas mesurés et d’une démarche boitillante, sur une allée de pavés. De
part et d’autre de ce chemin formant une ligne de fuite vers la porte ouverte
sur un vestibule traversant de part en part la maison, la pelouse est envahie
par les mauvaises herbes, les ronces et les arbustes formant un fouillis
végétal que nulle main ne cherche plus à démêler depuis fort longtemps. La
vaste habitation, au second plan, décrépite, flétrie, comme abandonnée, posée tel
un mausolée dans un cimetière, n’est plus que l’ombre d’elle-même. À l’image de
la peinture écaillée du balcon, des colonnes lépreuses qui le soutiennent, des murs
dont le crépi laiteux a disparu sous le double effet des intempéries et de
l’absence de rénovations, toute la demeure n’offre qu’une image de désolation
et de putrescence. Ce sentiment de dégénérescence matérialise directement l’état
mental dépravé de son propriétaire. En effet, Warren Maxwell est à Scarlett
O’Hara (Vivien Leigh) ce que Falconhurst, la plantation louisianaise du premier
est à Tara, la grande plantation de coton géorgienne de la deuxième[1] :
un double inversé, un miroir déformé, un contrechamp perverti. Le propriétaire vient de
sortir du vestibule de sa demeure pour vendre à un trafiquant de bois
d’ébène quelques-uns de ses esclaves. Avec son col blanc, sa cravate, son
pantalon en coton, le corps recouvert par un manteau qui lui tombe jusqu’aux
genoux et un chapeau à bord ondulé pour couronner le tout, il aurait pu être
pris pour un notaire ou un banquier en visite. Mais il s’agit bien d’un
planteur dont la claudication n’est que le symptôme extérieur d’un déséquilibre
moral. Derrière son regard indifférent, son racisme institutionnalisé et cette
conviction qu’il reste, en dépit des apparences, un gentleman sudiste au sommet
de la hiérarchie raciale, se profile toute une vie de petit Blanc lyncheur,
brutal, adepte des coups de fouet et des chiens lancés aux trousses des
fugitifs, tout à la fois juge et bourreau, et qui ne se rend pas compte que son
absolutisme n’est qu’un paravent lui permettant d’occulter sa propre
médiocrité. À la mythologie du Vieux Sud, à ses grandes propriétés paradisiaques
et flamboyantes entretenues par des esclaves souriants et heureux de satisfaire
des maîtres au paternalisme triomphant, Richard Fleischer oppose dans Mandingo
(1975) le réalisme sordide d’une plantation plus proche d’un camp de
concentration que de Tara, et représentative de la cruauté du système
esclavagiste qui sévit dans la touffeur humide des champs de coton et de canne
à sucre du sud des États-Unis avant la guerre de Sécession. Produit par la Dino
De Laurentiis Compagny et distribué par un grand studio – la Paramount - à une
époque – le Nouvel Hollywood - où tout était possible sur un écran de cinéma, Mandingo,
bien avant Django Unchained (Quentin Tarantino, 2012), Twelve Years a
Slave (Steve McQueen, 2013) ou Naissance d’une nation (The Birth
of a Nation, Nate Parker, 2017), vitriolise les films de plantations comme L’Insoumise
(Jezebel, William Wyler, 1938), L’Arbre de vie (Raintree
County, Edward Dmytryk, 1958) et
bien sûr le plus célèbre d’entre eux Autant en emporte le vent. La scène
de cette vente d’esclaves, comme autant de bêtes de somme, suggère d’une
manière totalement subversive que les États-Unis ne sont pas seulement nés sur
les champs de bataille pour l’indépendance ou sur ceux de la guerre civile,
mais aussi sur les plantations de coton dans lesquelles un patriarcat blanc a
imposé un capitalisme sauvage fondé sur un système d’exploitation et
d’asservissement. Enfin, le personnage de Maxwell et le système qu’il
représente posent clairement la question universelle de la coercition sociale.
Des esclaves de l’Égypte antique aux ouvriers s’échinant, de nos jours, dans
les mines brésiliennes, en passant par les plantations de coton du sud des
États-Unis au XIXe siècle, l’histoire est pavée des larmes, de la sueur et du
sang d’hommes, de femmes et d’enfants réduits au rang de marchandises
taillables, corvéables et jetables à merci, montrant ainsi que l’esclavage
n’est pas un désordre temporaire de la nature humaine, mais une matérialisation
sans cesse renouvelée de la volonté de domination et de puissance que des
hommes peuvent exercer sur leurs semblables. Rarement aura-t-on vu sur
l’esclavage un miroir plus juste et plus traumatisant que celui tendu par Mandingo.
samedi 27 août 2022
L'anti-Tara chez Richard Fleischer
samedi 13 août 2022
La sortie de scène chez Charlie Chaplin
Rarement un réalisateur aura-t-il mis autant de
lui-même que Charlie Chaplin dans Les Feux de la rampe (Limelight,
Charlie Chaplin, 1952). Il y interprète Calvero, un clown de music-hall
vieillissant dont la popularité s’est perdue au fil des années. Espérant
retrouver un peu de cette gloire d’antan, il tente un ultime retour sur scène, au
cours d’un gala organisé en son honneur par Terry (Claire Bloom), une ballerine
à l’orée de sa carrière, qu’il a sauvée quelques années auparavant du suicide.
Contre toute attente, son spectacle de pantomime est un triomphe. Ce ne sont
plus les quolibets et les railleries qu’il doit affronter, mais l’enthousiasme
et les rires d’un public désormais à nouveau acquis à sa cause. Malheureusement,
au terme d’une pirouette mal contrôlée, il tombe de la scène et s’écrase dans
un tambour d’orchestre. Mortellement blessé, transporté sur un divan de sa loge
aux coulisses pour qu'il puisse voir une dernière fois Terry danser, Calvero meurt
alors que le groupe autour de lui n’a d’yeux que pour la ballerine, hors-champ
(voir le photogramme), à l’exception de son partenaire de scène – sans nom - à gauche du cadre, interprété par Buster
Keaton. Nous y reviendrons. Pour l’instant, la caméra reste en retrait, filmant
pudiquement en plan de demi-ensemble, avec une bouleversante mélancolie et une
tragique amertume, la sortie de scène du clown revenu, un court instant, au
sommet de sa gloire. Son travail terminé, celui-ci peut désormais s’éclipser et
ne plus être sous la lumière des feux de la rampe. C’est la deuxième
fois que le personnage interprété par Charlie Chaplin meurt à l’écran : la
première sous les traits de Monsieur Verdoux[1]
se dirigeant vers la guillotine, si l’on considère ce meurtrier en série comme
« la part obscure du vagabond »[2],
et la deuxième ici en Calvero dans
lequel Chaplin a mis beaucoup du Tramp [3]
moustachu. Dans Les Feux de la rampe, le réalisateur a clairement
imprégné son film de ses propres réflexions sur ces décennies de gloire. Calvero
est, de toute évidence, l’alter-ego d’un Charlot/Charlie Chaplin déchu, ayant
diverti toute sa vie un public – particulièrement américain - qui a fini par
l’abandonner à la fin des années quarante. En 1952, l’étoile de Chaplin ne
brille plus au firmament d’Hollywood. Il se trouve dans ses années
crépusculaires, tourmenté par une Amérique réactionnaire et paranoïaque,
triplement pléonastique : puritaine, conservatrice et maccarthyste. En
pleine guerre froide, les puissants zélateurs de la HUAC[4]
lui reprochent ses sympathies communistes et son refus de prendre la
citoyenneté américaine, alors que les ligues de vertu et la presse à scandale ne
lui pardonnent pas ses démêlés matrimoniaux et sentimentaux. Son prix
international de la paix, décerné un an plus tard par le Conseil mondial de la
paix d’obédience communiste, ne fera qu’accentuer le divorce. La sortie de
scène de Calvero métaphorise donc tout autant la mort de Charlot que le départ inévitable
de Charlie Chaplin des États-Unis, une sortie qu’il veut faire selon ses
propres termes, comme un pied de nez à tous ses détracteurs, en renouant de
façon nostalgique avec son passé[5].
Est-ce à un autre exil, cette fois-ci intérieur, que Buster Keaton, cet autre
grand artiste du burlesque américain, a dû penser à cet instant ? Depuis le
début des années 30, l’ancien acteur, réalisateur, scénariste et producteur a déjà
disparu des studios et des projecteurs. Dépressif, alcoolique et ruiné, il est
néanmoins engagé par Charlie Chaplin pour l’accompagner dans son numéro –
exceptionnel - de pantomime. Se tenant
en retrait du groupe, il regarde Calvero mourir (voir le photogramme) avec ce
visage impassible qui fit sa notoriété – l’homme qui ne riait jamais - dans
les années 20, mais qui parvient malgré tout à exsuder un profond désarroi et
un sentiment de solitude, probablement encore exacerbé par le souvenir de ce
que fut, à l’instar d’un Calvero, sa gloire d’antan. Les Feux de la rampe
aurait dû (pu ?) être le dernier de la filmographie de Charlie Chaplin. En
septembre 1952, sur le bateau qui l’emmène à Londres pour la première du film,
il apprend que son visa a été révoqué par le procureur général des États-Unis,
lui interdisant ainsi tout retour. Chaplin prend alors la décision de
s’installer définitivement en Europe où il tournera encore Un roi à New-York
(A King in New-York, 1957) et La Comtesse de Hong-Kong (A
Countess from Hong-Kong, 1967).
[1] Monsieur Verdoux (Charlie Chaplin, 1947)
[2] Charlie Chaplin, Jérome Larcher,
Les Cahiers du cinéma, Collections les grands cinéastes, 2007, p.76
[3]
The Tramp, le clochard, surnom
attribué à Charlot depuis le court-métrage The Tramp (1915)
[4]
House Un-American Activities
Committee ou Comité parlementaire sur les activités antiaméricaines (1938
-1975) chargé d’enquêter sur les communistes réels ou supposés et leur
influence au sein de la société des États-Unis.
[5]
L’action de Limelight se passe
en 1914 dans un Londres reconstitué dans les studios d’Hollywood, soit exactement l’époque où il a quitté
la capitale de l’Angleterre pour aller aux Etats-Unis et entamer la carrière
qu’on lui connaît.
mercredi 10 août 2022
Le visage chez Sergio Leone
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[1]
Sergio Leone parle de « triel » dans Conversations
avec Sergio Leone de Noël Simsolo, Stock, 1987, p.130