mercredi 24 octobre 2018

L'hommage chez Peter Jackson




Peter Jackson a toujours affirmé que c’est la découverte de la première version de King-Kong (Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper, 1933) qui a déterminé sa carrière de cinéaste. Effectivement sa version de 2005 est un véritable hommage à l’œuvre originelle faisant écho à ce premier grand mythe cinématographique incarné par une créature légendaire. De multiples citations jalonnent le très long-métrage (3h21) jacksonien, comme celle de la danse de la tribu offrant une jeune femme en sacrifice au dieu Kong. Dans la version de 1933 (photogramme 1), sur une île inexplorée, perdue au large de Sumatra, des hommes revêtus de peaux de gorille dansent autour d’une victime sacrificielle sous les yeux du reste de la tribu et de son chef au centre (Noble Johnson), reconnaissable à sa coiffe emplumée. Dans ce territoire hostile et sauvage, et derrière une palissade en bois visible à l’arrière-plan, règne un gorille gigantesque, un roi inaccessible et redouté dont la colère ne peut être apaisée que par des offrandes humaines toujours renouvelées. Un abîme prodigieux de temps immémorial et d’espace inhospitalier baigne ce rituel. Pleine de solennité et teintée de religiosité, cette cérémonie païenne, consacre l’union entre la tribu et son dieu. La jeune femme agenouillée et inquiète, revétue de guirlandes de fleurs, est là pour répondre à l’appel du sang. Les tambours et une musique extradiégétique dramatique font entendre un battement régulier, lancinant jusqu’à la transe, évocateur d’un pouls effréné. Les danseurs se balancent de gauche à droite et leurs mouvements cadencés sont accompagnés par le son que font à intervalles réguliers leurs poings frappant leurs poitrines à l’instar des grands primates cherchant à intimider leur adversaire. Le noir et blanc confère enfin au plan une aura mystérieuse et fascinante renvoyant au romans de Jules Verne (L’Île mystérieuse, 1875) ou de Conan Doyle (le Monde perdu, 1912). La même scène est reprise dans la version de 2005. Même époque (les années 30),  même musique, mêmes danseurs, mais sans victime sacrificielle cette fois-ci, si ce n’est King Kong lui-même, dans un singulier retournement de situation. Mais à l’inverse de celle de 1933, cette danse n’est plus qu’une mascarade, un spectacle de music-hall dans une grande salle de New-York, à destination d’un public avide d’exotisme et de frayeur (photogramme 2). Des explorateurs ont capturé et ramené King Kong aux États-Unis pour l’offrir, enchaîné, aux regards de tous. Le corps affaissé et les bras maintenus en l’air à l’aide de solides chaînes, Kong semble indifférent à ce qui se joue autour de lui. Les peaux de gorille sont ici des costumes et les danseurs, des acteurs d’emprunt jouant un rôle. Le mystère du rite primitif, cette aspiration à l’archaïsme, ont disparu et cette reconstitution, forcément fausse, donne à voir une image pathétique, non pas du grand singe, mais des personnages de pacotille qui s’agitent sur la scène et particulièrement celui de Bruce Baxter (Kyle Chandler), l’explorateur au premier plan, revétu du casque colonial, ramené à une véritable figure de mode. Sans innover par rapport à la première version, Peter Jackson, en thuriféraire assumé de l’œuvre de Schoedsack et de Cooper, approfondit le déracinement de King Kong, offert en pâture à la rapacité et à l’âpreté au gain des hommes, des hommes voyeurs et incapables de réaliser qu’ils ont commis un sacrilège en déportant le grand singe hors de son environnement naturel.



lundi 15 octobre 2018

Le regard et le travelling vertical chez Anthony Mann




Ce travelling vertical extrait de La Charge des tuniques bleues (The Last Frontier, Anthony Mann, 1955) est de toute beauté. Dans le photogramme 1, et dans un espace bien découpé entre deux arbres, Gus (James Whitmore), un éclaireur de la cavalerie américaine s’avance, seul, dans une clairière, à la recherche du moindre signe qui pourrait révéler la présence d’Indiens hostiles. Il précède un escadron de l’armée resté à l’arrière, qui n’attend qu’un signe de sa part, pour lui permettre d’avancer en terrain découvert. Bien visible entre ces deux arbres, sur ses gardes, chevauchant très lentement, ses yeux scrutant inlassablement le couvert de la forêt, Gus ne sait pas, à ce moment précis, ce que montre progressivement le travelling vertical qui accompagne dans son ascension un autre éclaireur, Jed Cooper (Victor Mature), visible  à droite du cadre en train de grimper le long d’un tronc d’arbre, à plusieurs centaines de mètres de la clairière.  Une fois bien installé sur une branche (photogramme 2), Jed et le spectateur découvrent toute l’étendue de la menace : des dizaines d’yeux scrutent Gus avec une attention redoublée. Le plan général permet tout de suite d’évaluer la situation : des Sioux, couchés à même la terre, sont embusqués, prêts à fondre sur leurs proies. Bien cachés sous la voûte obscure que forment les grands arbres de la forêt, ils sont immobiles, silencieux, leurs armes prêtes à entrer en action. Nous regardons donc Jed qui regarde les Indiens qui regardent Gus et ce dernier ne voit rien. Ce triple regard sur l’éclaireur, qui met en définitive le spectateur en situation de supériorité sur les autres protagonistes de la séquence, donne toute sa richesse à ce mouvement de caméra. La tension inscrite entre le premier plan (Jed), le deuxième plan ( les Sioux) et le troisième plan (Gus) organise la puissance narrative de la séquence en morcelant le drame : Jed doit prévenir son ami Gus, inconscient du danger, alors que les Indiens attendent que celui-ci donne le signal à la troupe de traverser sans risques cette clairière. Mais la présence dans le champ – magnifié par le Cinémascope - de tous ces protagonistes traduit également une dimension temporelle différente : les Indiens occupent manifestement cette butte depuis un certain temps déjà, préparant minutieusement leur embuscade, alors que Gus et Jed viennent à peine d’entrer en action. Les Sioux sont donc en position de force, parce qu’ils sont d’une part plus nombreux et que, d’autre part, ils font corps avec cet espace puisqu’ils semblent littéralement surgir de terre. Déplacement de la caméra, profondeur de champ et violence latente sont donc étroitement mélés. Refusant le hors-champ et plaçant tous les acteurs du drame dans le cadre, Anthony Mann suggère donc l’idée d’un cheminement vers l’inexorable : l’attaque des Indiens et l’anéantissement d’un escadron de l’armée américaine.