Ces trois photogrammes donnent l’impression de
sortir tout droit de l’objectif du célèbre photographe et anthropologue Edward Sheriff
Curtis qui mit sur pellicule, entre 1907 et 1930, plus de 50 000
photographies sur les tribus indiennes des États-Unis. Persuadé que celles-ci
allaient disparaître, il décida d’établir l’inventaire de ce qu’elles avaient
été avant l’arrivée des colons. En fait, ces photogrammes sont extraits de La Piste des géants (The Big Trail) de Raoul Walsh (1930). Ce
premier grand western parlant relate l’épopée d’un convoi de pionniers
empruntant la piste de l’Oregon à partir du Missouri pour rejoindre la terre
promise. Au cours de leur odyssée ils devront affronter de multiples épreuves
dont celle, inévitable, de l’attaque des Indiens. Mais contrairement à ses
collègues James Cruze (La Caravane vers
l’Ouest/The Covered Wagon, 1923)
ou Cecil B.DeMille (Une Aventure de
Buffalo Bill/The Plainsman, 1936) qui font de l’Indien un mécréant, cruel et
sanguinaire, Raoul Walsh donne une véritable dimension humaine à ces Indiens. Tout
d’abord, ce ne sont pas des acteurs blancs grimés en Peaux-Rouges, mais
d’authentiques Cheyennes recrutés par la maison de production Fox Film
Corporation qui figurent ce qui est en train d’être codifié : l’incarnation de
la menace d’une Amérique primitive. Les coiffes et les vêtements ne sont
visiblement pas des accessoires cinématographiques, les chants scandés et le
langage des signes restituent une justesse ethnographique rarement vue à
l’écran. La proximité de la date du film (1930) avec la fin de la Conquête de
l’Ouest (1890) produit un hors-champ vertigineux qui donne leur valeur à ces
photogrammes. Les plus âgés de ces figurants ont connu les ultimes
feux de la vie nomade des tribus des Grandes Plaines, de la chasse au bison ou
de la Danse du Soleil (interdite à ce moment depuis 1904). Leurs parents ont
sans doute participé aux batailles de la Rosebud contre le général Crook (17
juin 1876) et de Little Big Horn contre le lieutenant-colonel Custer (25-26
juin 1876). C’est ce raccourci, entre réalité et fiction, que Walsh réussit à
capter de manière saisissante, dans ce noir et blanc apte à rendre les
caractéristiques d’un visage. Que pensent-ils de la recréation, forcément
factice, forcément tragique, de leur mode de vie d’un autrefois pas si lointain,
eux qui viennent tout juste d’obtenir la citoyenneté américaine en 1924 ? Être
recruté, exposé quelques minutes par celui qui a spolié sa terre, anéanti un
mode de vie, ne revient-il pas à accepter de n’être qu’une abstraction ou une
figure de cire comme Sitting Bull a pu l’être pour le Wild West Show de Buffalo
Bill en 1885 ? Même si les Cheyennes restent à l’arrière-plan du film, et s’ils
n’échappent pas à la représentation caricaturale de l’ennemi, obstacle de la
civilisation en marche, la noblesse de leur attitude tranche avec la
cinématographie qui précède, et surtout celle qui va suivre au moins jusqu’aux
années 50, y compris pour Raoul Walsh, pourtant très grand cinéaste
hollywoodien, qui commettra probablement avec les Aventures du Capitaine Wyatt (Distant
Drums, 1951), le western le plus raciste de l’histoire du genre.
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