vendredi 26 janvier 2024

La fiction et le réel chez Margarethe von Trotta



1961, Jérusalem. Dans la salle d’audience du tribunal de la Maison du peuple, la caméra vient d’entamer un travelling avant très lent en longeant sur sa droite une cabine en verre dans laquelle nous voyons fugitivement, de dos, un homme face à un micro, avec des écouteurs sur les oreilles et quasiment poussé hors du cadre. La caméra poursuit son déplacement pour laisser le prévenu hors champ et donner toute leur place aux quatre procureurs et au public particulièrement attentif aux débats qui viennent de commencer. L’homme qui aimante tous les regards n’est autre qu’Adolf Eichmann, l’ancien lieutenant-colonel SS, le rédacteur du procès-verbal de la conférence de Wannsee[1], le principal organisateur de la « Solution finale » de 1941 à 1945, enlevé un an auparavant par le Mossad en Argentine : c’est là que l’ancien responsable nazi avait trouvé refuge en 1948. Cette vision fugitive d’Eichmann incarné par un acteur sera la seule et unique du film de Margarethe von Trotta, Hannah Arendt (2012). Par la suite, Adolf Eichmann ne sera montré qu’à partir d’images documentaires en noir et blanc enregistrées au cours du procès et montées en champs-contrechamps avec Hannah Arendt (Barbara Sukowa), le plus souvent repliée dans une salle du sous-sol qui permettait aux journalistes de suivre le procès, par écrans de télévision interposés. Cette intertextualité, entre fiction et réel, aussi originale qu’inattendue et répétée à plusieurs reprises dans le premier tiers du film, permet de nous immerger dans la pensée complexe de Hannah Arendt. Pourtant ce plan nous dit d’abord autre chose.

En premier lieu, la réalisatrice expédie la mise en scène du procès en deux plans exactement – le premier est celui qui sert de support à cette chronique, et le second le prolonge après une coupe permettant de saisir Hannah Arendt en gros plan assise au milieu du public – et refuse donc de récréer Eichmann, de lui donner une seconde vie, de lui prêter les traits d’un acteur comme John Carradine a pu incarner Reinhard Heydrich (Hitler’s Madman, Douglas Sirk, 1943), Gregory Peck Joseph Mengele (The Boys from Brazil, Franklin J. Schaffner, 1978), Bruno Ganz Adolf Hitler (La chute, Oliver Hirschbiegel, 2004) ou encore Christian Friedel Rudolf Höss[2] (The Zone of Interest, 2023) . À la question « pourquoi n’avez-vous pas pris d’acteur ? » Margarethe von Trotta répond en 2013[3]: « Thomas Kretschmann[4] avait déjà joué, dans un téléfilm en 2007[5], un Eichmann, très bon, très précis. Mais on ne voit ni la médiocrité de ce bureaucrate de l’Holocauste, ni sa banalité qui préoccupait tant Hannah Arendt. » Craignait-elle de ne pas fidèlement restituer la personnalité d’Eichmann, de brouiller le réel derrière le jeu d’un acteur qui aurait puisé dans un abondant répertoire pour jouer un tel personnage et contribuer ainsi à créer une proximité entre le personnage et les spectateurs ? « La chute montre Hitler dans ses derniers jours, avec les méchants Russes à l’extérieur et le vieil homme solitaire à l’intérieur. Je ne veux pas avoir de pitié pour Hitler[6]. » Cohérente dans son propos, Margarethe von Trotta refuse donc logiquement toute pitié pour Eichmann et contourne cet enjeu visuel et mémoriel en choisissant de ne le montrer que de dos. Avec ce plan, ce qui lui importe manifestement est de mettre en scène une séquence distanciée pour mieux confronter le spectateur au vrai visage du criminel de guerre grâce aux images d’archives. Ce faisant, elle démontre que le meilleur accusateur contre Eichmann, c’est encore Eichmann lui-même puisque celui-ci avait reconnu les crimes dont on l’accusait tout en se réfugiant derrière l’obéissance aux ordres. Ce plan dit donc, en creux, le rapport que Margarethe von Trotta entretient avec la représentation du nazisme à l’écran en général, et avec un de ses représentants en particulier. 

À l’instar de la réalisatrice, les cinéastes de cette génération, comme Rainer Werner Fassbinder, Volker Schlöndorff, Werner Herzog, Wim Wenders ou encore Peter Fleischmann, pour ne citer que les plus connus, tous nés entre 1937 et 1945, ont grandi dans l’ombre du désastre, dans une Allemagne amnésique de sa propre histoire. Leurs œuvres, traversées par une tension que nourrit une critique violente de la société d’abondance de la République fédérale, leur permettront, particulièrement entre 1962 et 1982, de critiquer la manière dont leur pays gère le passé national-socialiste. Peter Fleischmann dans Scènes de chasse en Bavière (1969) aborde le traumatisme métaphoriquement en montrant l’intolérance et le rejet d’un homosexuel de la part de la population d’un petit village, comme Werner Herzog le fait dans Aguirre, la colère de Dieu (1972) dans lequel le conquistador Aguirre est un illuminé tout autant obsédé par la pureté de la race qu’avide de pouvoir, de conquête et de destruction. Volker Schlöndorff dans Le tambour (1979) ou Rainer W. Fassbinder dans Le secret de Veronika Voss (1982) se pensent en inadéquation avec la société qui les entoure et n’auront de cesse de fustiger la veulerie et le suivisme de la génération de leurs parents, aussi coupables que les maîtres du IIIe Reich. Encore plus frontalement, Margarethe von Trotta dans Les années de plomb (1981) filme des élèves en train de regarder Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1956) – déjà des images d’archives –, ou dans Rosenstrasse (2003), des femmes protestant, en 1943, contre l’arrestation de leurs maris juifs. Toujours est-il qu’ils ont les plus grandes difficultés, au contraire de la nouvelle génération de cinéastes – les petits-fils : Oliver Hirschbiegel, Marc Rothemund, Christoph Schlingensief, Joachim Lang[7], Lars Kraume –, à personnifier les principaux hiérarques nazis et encore plus, au nom d’une éthique qui n’est pas sans rappeler le point de vue de Jacques Rivette dénonçant en 1961 l’esthétisation du travelling de Gillo Pontecorvo dans Kapo (1960)[8], à faire d’un camp de concentration un décor de cinéma[9].

Avec cette séquence, Margarethe von Trotta nous introduit dans un espace dont nous ne verrons jamais la globalité, mais seulement des endroits précis : la cage en verre, l’accusé, la place des procureurs et celle du public, comme pour nous empêcher de nous immerger totalement dans la fiction et mieux nous préparer à affronter les images de 1961, des images montrant un homme qui, derrière ses lunettes, fait tout pour apparaître le plus insignifiant possible, le plus besogneux et le plus ordinaire, vertigineux décalage entre la « banalité du mal[10] » et l’ampleur des crimes perpétrés. En mettant en scène la question de l’inhumain en chaque être humain, clef de voûte de la pensée de Hannah Arendt, Margarethe von Trotta continue de questionner – à 70 ans à l’époque du film – le passé nazi et la banale obéissance des individus.

 



[1] Le 20 janvier 1942, à Wannsee, dans la banlieue de Berlin, quinze hauts fonctionnaires du parti nazi, sous la direction de Reinhard Heydrich, se réunissent dans une villa pour organiser la déportation et l’extermination des Juifs européens.

[2] Commandant du camp d’Auschwitz-Birkenau de 1940 à 1943.

[3] Dans un article en ligne du Tagesspiegel, « Die Kunst, das Denken zu spielen », entretien de Christiane Peitz avec Margarethe von Trotta et Barbara Sukowa, 8 janvier 2013.

[4] Acteur allemand que l’on retrouve dans de nombreux rôles de soldats allemands ou d’officiers nazis comme dans Stalingrad (Joseph Vilsmaier, 1993), U-571 (Jonathan Mostow, 2000), The Pianist (Roman Polanski, 2002), La chute, Valkyrie (Bryan Singer, 2009) …

[5] Margarethe von Trotta fait allusion au film britannico-hongrois de Robert Young, Eichmann (2007).

[6] Op. cit.

[7] On attend avec impatience son dernier film, Führer und Verführer (2024), qui dénonce la manipulation des masses orchestrée par Hitler et Goebbels.

[8] Dans un article resté célèbre des Cahiers du cinéma (n° 120, juin 1961, p.54-55), Jacques Rivette avait violemment attaqué Pontecorvo en lui reprochant d’avoir utilisé un travelling pour cadrer une déportée qui venait de se jeter sur les barbelés électrifiés d’un camp de concentration.

[9] De cette génération, Volker Schlöndorff finira par ouvrir une brèche avec Le neuvième jour (2004) dans lequel un prêtre est déporté à Dachau. Ce prêtre est interprété par Ulrich Matthes alors que celui-ci avait déjà joué Goebbels dans La chute !

[10] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1997 [1963]




samedi 20 janvier 2024

Hiroshima chez Christopher Nolan

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6 août 1945, Los Alamos (Nouveau-Mexique). La première bombe atomique conçue par Robert Oppenheimer (Cilian Murphy) et son équipe scientifique vient d’exploser au-dessus de la ville d’Hiroshima au Japon. L’annonce radiodiffusée du succès de l’opération vient d’être faite par le Président Harry Truman. Quelques instants plus tard, rassemblé sur les gradins d’un amphithéâtre de fortune, et tout à sa liesse indécente, le personnel du centre de recherche qui a mené à son terme le projet Manhattan, est en train d’ovationner, en scandant frénétiquement son nom, le créateur de cette arme particulièrement destructrice qui vient de faire instantanément 80 000 morts.

Comment Christopher Nolan peut-il filmer Hiroshima sans basculer dans une reconstitution inévitablement voyeuriste et particulièrement atroce ? Le réalisateur britanno-américain a répondu à cette question : « Oppenheimer a entendu parler des bombardements en même temps que le reste du monde, à la radio. Je voulais montrer quelqu’un qui commence à avoir une idée plus claire des conséquences involontaires de ses actes. Il s’agissait autant de ce que je ne montre pas que de ce que je montre [1] ».  Et ce qu’il montre à cet instant est d’une puissance rare.

Convaincu qu’il est « devenu la Mort, le destructeur des mondes qui anéantit toutes choses[2] », Oppenheimer, brutalement pris de vertige et de nausées, rongé par une culpabilité qui le consume de l’intérieur, dépassé par sa prouesse technologique dont il mesure pleinement les conséquences dévastatrices, cherche ses mots et tente vainement de retrouver ses esprits (photogramme 1). L’arrière-plan de l’image se dilate, puis disparaît, alors qu’une ombre recouvre en partie son visage. Autant Prométhée osant voler le feu aux Dieux, que Frankenstein inventant une créature qui vient déjà de lui échapper, il sait, en émissaire de tous les maléfices, qu’il vient d’ouvrir une boîte de Pandore. Hébété et désorienté, il imagine Hiroshima dans une vision subjective et hallucinatoire.

Et l’enfer déferla sur lui. Ses oreilles enregistrent tout d’abord les hurlements de douleur des suppliciés, puis soudainement ses yeux voient l’assistance percutée par une fulgurante vague thermique d’une incandescence absolue (photogramme 2). De tous côtés, une boule de feu et d’innombrables particules de lumière aveuglante recouvrent les personnes dont les silhouettes irradiées disparaissent pour se transformer en fantômes. Seule une femme au premier plan et au centre de l’image émerge de cet éclair gigantesque. La chair de son visage, emportée par le souffle brûlant, se détache en lambeaux pour révéler dans toute son horreur l’abomination nucléaire. L’image, quasi-surnaturelle et violemment surexposée semble littéralement se consumer sous les attaques de ce cataclysme incendiaire incontrôlable.

Si les Japonais n’ont jamais hésité à s’emparer de l’horreur nucléaire (Hiroshima, Hideo Sekigawa, 1953, Pluie noire, Shohei Imamura, 1989, Rhapsodie en août de Akira Kurosawa, 1991, pour ne citer que ces quelques films), les Américains ont jusqu’à présent plutôt pratiqué l’évitement. Avec Oppenheimer (2023), Christopher Nolan va plus loin que les trois films qui l’ont précédé sur ce sujet: The Beginning of the End (Norman Taurog, 1947), reprend le projet Manhattan et le largage de la bombe au-dessus d’Hiroshima; Above and Beyond, (Melvin Frank et Norman Panama, 1952) est davantage centré sur le colonel Paul W.Tibbets, le pilote qui commandait le B-29 chargé de larguer la bombe et enfin, Les Maîtres de l’ombre (Fat Man and Little Boy, Roland Joffé, 1989), le plus proche du film de Nolan, dont l’essentiel est consacré là-aussi au projet Manhattan. Les deux premiers montrent bien le champignon atomique, mais pas le troisième qui s’arrête au moment du succès de l’essai Trinity. Les conséquences sur les victimes japonaises ne seront jamais évoquées. Culpabilité ? Mauvaise conscience ? En dépit des discours patriotiques qui pendant des décennies ont justifié l’utilisation de cette arme, la rareté des films montre bien, que même pour Hollywood, Hiroshima est plus qu’un simple épisode de la Seconde Guerre mondiale. La ville meurtrie – sans oublier Nagazaki – révèle cette hantise indicible plongée au plus profond de notre inconscient de notre possible annihilation.



[1] Article en ligne de Brent Lang dans Variety, 8 novembre 2023, interview de Christopher Nolan à propos d’Oppenheimer.

[2] Vers extrait d’un poème hindou qu’Oppenheimer a prononcé à la suite du premier essai, baptisé Trinity, de la bombe atomique qui eut lieu le 16 juillet 1945 dans le désert d’Alamogordo au Nouveau-Mexique.