mardi 19 septembre 2023

Le labyrinthe chez Anthony Mann

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Rarement géographie urbaine aura été aussi métaphorique que celle de la pointe sud de Manhattan :  ce dédale de rues reproduit exactement le labyrinthe mental dans lequel se trouve Joe Norton (Farley Granger), un coursier ayant dérobé une enveloppe remplie de 30 000 dollars pour permettre à sa femme enceinte de vivre le rêve américain. Le voleur est poursuivi tant par une bande de mafieux que par la police new-yorkaise. Joe ne savait pas que cet argent était en fait le fruit d’un chantage impliquant plusieurs meurtres. Aussi, se déplaçant pour échapper aux gangsters d’hôtels borgnes en bars interlopes, il s’engage dans une spirale infernale, incapable de se disculper et de sortir de cette nasse qui se referme inexorablement sur lui. Finalement rattrapé par les criminels et contraint de conduire une voiture sous la menace du revolver de Georgie Garsell (James Craig) assis sur la banquette arrière, il roule à toute vitesse dans le Lower Manhattan, alors que plusieurs voitures de police, toutes sirènes hurlantes, les prennent en chasse. Dans La Rue de la mort (Side Street, 1950), Anthony Mann filme en plongée, et à l’aube, les rues désertes du Financial District new-yorkais, comme si elles représentaient les circonvolutions du cerveau de Joe. En autant de sillons linéaires qui communiquent entre eux, ces ruelles matérialisent la perte de repères, les tours et détours que fait Joe pour trouver une échappatoire et fuir les conséquences de son larcin. Sans ligne d’horizon, ce paysage urbain, aussi saisissant que déshumanisé, oppresse par sa verticalité et sa froideur à peine tempérée par la lumière rasante qui tente de se frayer un passage entre ces gratte-ciels si proches les uns des autres, comme autant de sentinelles de pierre et de béton bien alignées. L’impression de vertige et d’écrasement que donne le point de vue en plongée rend surtout dérisoire cette course-poursuite dans ce lacis de rues vides et étroites (photogrammes 1 et 2) qui exsudent un sentiment d’isolement et d’enfermement. Tournée en décors extérieurs, cette chasse à l’homme renvoie à la dernière séquence de La Cité sans voiles (The Naked City, Jules Dassin, 1948) au cours de laquelle un truand Willie Garzia (Ted de Corsia) court à travers le Lower East Side pour échapper à la police, pour finir par se faire abattre sur le pont de Williamsburg entre New-York et Brooklyn, ou encore celle de L’Enfer de la corruption (Force of Evil, Abraham Polonsky, 1948) où  l’avocat Joe Morse (John Garfield) poursuivi par la mafia, erre entre Wall Street et le Washington Bridge, dans un Manhattan aussi vide que celui de Joe Norton. Cette volonté de filmer en décors réels donne au film noir une dimension vériste qui permet aux cinéastes, sans faux-semblants, de mettre en scène les névroses d’une Amérique tragique, gangrenée par la violence et le lucre. Comme dans Desperate (1947), Anthony Mann filme l’itinéraire cauchemardesque d’un homme ordinaire pris dans les rets d’organisations criminelles. Et c’est au petit matin, dans cette ville tentaculaire qui peine à se réveiller, que Joe Norton cherche une rédemption susceptible de lui redonner son humanité.




samedi 9 septembre 2023

L'hubris chez Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel


Immobile sur la marche d’un grand escalier de pierre, un homme se tient en tenue de soirée, une longue et fine cigarette dans la main droite, et la main gauche nonchalamment glissée dans la poche de son pantalon. Pendant quelques secondes, il reste là, semblable à une statue, comme si le premier geste qu’il avait eu pour accueillir Robert Rainsford (Joel McCrea, hors champ) l’avait pétrifié. Visiblement très distingué, comme animé par une force intérieure, il porte sous sa veste noire une chemise à plastron recouverte d’un gilet blanc, agrémentée d’un nœud papillon de la même teinte. Son visage aux traits altiers, ses cheveux noirs découvrant un front haut, sa moustache et sa barbiche finement taillées traduisent l’assurance de celui qui, bien né et instruit, sait qu’il fait partie d’une élite sociale et culturelle. Tout son aspect, sa manière de parler d’un ton suave en détachant lentement tous les mots respirent l’autorité et le pouvoir. Seigneur et maître en son château perdu dans la jungle épaisse d’une île du Pacifique, le comte Zaroff (Leslie Banks) est un Russe d’origine cosaque, probablement ancien officier de la garde impériale du tsar, ayant fui, avec armes, bagages et serviteurs, la révolution de 1917. Dans ce plan extrait de The Most Dangerous Game (Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel, 1932), cet aristocrate, filmé en contre-plongée pour mieux allonger les verticales et traduire son orgueil hypertrophié, fait, dans la salle principale de cette forteresse, une apparition aussi inquiétante que dissonante. Le contraste entre son extrême raffinement et l’allure méphistophélique qui se dégage de lui renvoie à un hors-champ imaginaire, à une époque particulièrement troublée où, en tant qu’ancien officier cosaque, nous l’imaginons sans mal servir Nicolas II et participer, en 1905, au mépris de toute humanité, à la répression particulièrement sanglante des émeutes populaires d’Odesa[1]. Cette violence consubstantielle à son ancienne fonction irrigue l’ascendant qu’il exerce sur son environnement. Véritable démiurge, en quête passionnée d’absolu, aussi mégalomane que les docteurs Mabuse (Rudolf Klein-Rogge dans Docteur Mabuse, le joueur, Fritz Lang, 1922) ou Moreau (Charles Laughton dans Island of Lost Souls, Erle C. Kenton, 1932), Zaroff, avec cette séduction perverse qui le caractérise, fait plier le monde à sa démesure. Ivre de sa puissance et de son désir de domination, ce génie du mal a recréé au bout du monde, sur une île que les cartes marines ne relèvent pas, un pandémonium sur lequel il règne sans partage et dans lequel il laisse libre cours à son obsession de la chasse, non pas en traquant un quelconque animal – il pense que même le plus redoutable d’entre eux n’est pas à la mesure de son talent – mais un seul gibier intelligent, le plus dangereux (pour reprendre le titre original), celui susceptible de lui procurer des frissons de plaisir sadique : l’être humain. À gauche du cadre, l’ombre du comte, comme découpée à même les ténèbres, se détache sur le mur, mur qui prend part à ce malaise d’autant plus troublant qu’il est renforcé par les motifs de l’immense tapisserie accrochée derrière lui.

Cette tapisserie, prolongement de la violence vénéneuse et implacable du propriétaire de ces lieux, révèle immédiatement la vérité d’une âme noire et corrompue. Finement tissés, les fils de trame offrent au regard du spectateur, mais aussi à ceux des infortunés rescapés des naufrages orchestrés par Zaroff, un centaure au visage grimaçant et bestial, une flèche plantée dans le dos, tenant dans ses bras une femme évanouie et en partie dénudée. Directement inspirée des vers du livre IX des Métamorphoses rédigé par le poète latin Ovide, et dans lequel celui-ci décrit la mort du centaure Nessus terrassé par une flèche empoisonnée décochée par Héraclès alors que le premier menaçait d’abuser de Déjanire, la femme du second, la tapisserie, placée sous le signe de l’irrémédiable, préfigure le destin de Zaroff, métaphorise sa chute, alors qu’il entre en scène à cet instant. Le centaure est le comte, mélange d’Éros et de Thanatos, démente incarnation de toutes les dépravations humaines. « First kill, then love », dit-il voluptueusement à ses futures victimes. À l’instar de l’hippanthrope, il sera finalement terrassé par la flèche de Robert Rainsford, un naufragé ayant survécu aux côtés d’Eve Trowbridge (Fay Wray) à la chasse tant redoutée, avant d’être dévoré par la meute de chiens qu’il entretient dans un chenil situé dans les bas-fonds de sa forteresse : ces mêmes chiens qui figurent eux aussi sur la bordure de la tapisserie. Mais pour le moment, au milieu de cet escalier, tout à son afféterie, Zaroff matérialise encore la beauté du diable en incarnant l’alpha et l’oméga du gentleman et du prédateur forcément darwinien, indiciblement cynique et qui « n’attend rien des hommes qu’un plaisir qu’il est contraint de prendre par la violence[2] ». Et c’est bel et bien de toute cette hybridité mortifère qu’il est question dans ce plan.

Tourné au même moment que King Kong par le même studio RKO Pictures et la même équipe – mais sans Leslie Banks et Joel McCrea toutefois – The Most Dangerous Game est un diamant noir dont la lumière sépulcrale irradie toujours le cinéma fantastique. Au contraire du baron Frankenstein ou des Docteurs Jekyll et Cyclops[3], le comte Zaroff n’est pas un homme de science, mais il partage bien avec eux cette hubris et cette vanité, ce complexe de Prométhée qui leur fait oublier qu’ils ne sont que de simples mortels. Du haut de sa forteresse, ce patricien, aussi illuminé que dangereux, a beau contempler son empire végétal et mépriser les hommes et les femmes qu’il pourchasse, il n’en reste pas moins une version primitive d’un homme dominé par ses instincts et finalement victime de sa propre passion.  



[1] Ces violences inspirèrent à Sergueï Eisenstein l’épisode de l’escalier d’Odesa où les troupes du tsar massacrèrent la population insurgée (Le cuirassé Potemkine, 1925).

[2] Claude Michel Cluny, « La chasse du comte Zaroff », Dossiers du cinéma : Films 1, Casterman, 1971, p.23

[3] Ernest Schoedsack réalisera en 1940 Dr. Cyclops, dans lequel le docteur Thorkel (Albert Dekker) réussira, dans son laboratoire perdu au fond de la jungle péruvienne, à rétrécir des créatures vivantes, y compris des êtres humains.