mercredi 13 décembre 2017

Le collaborateur chez Louis Malle


En 1944, dans un petit village du Lot, Lucien Lacombe, paysan fruste, sans éducation ni conscience politique, se retrouve, sans choix initial déterminé, dans la Gestapo française. Lui qui partageait son temps entre le nettoyage des sols dans un hôpital et des travaux au sein de la ferme familiale, se retrouve propulsé dans un univers dont il ne maîtrise ni la portée, ni les conséquences, au moment où les Américains viennent de débarquer sur les plages de Normandie. Il est désormais le bras armé de l’occupant, chargé de traquer les résistants et d’arrêter les juifs. Investi subitement d’une omnipotence et d’un pouvoir de vie et de mort sur autrui qui ne peuvent s’exprimer que parce qu’il est protégé par les Allemands, Lucien a tout d’abord opéré un changement vestimentaire, forcément d’emprunt, à la hauteur de son nouveau statut : la chemise blanche et le costume noir rayé tranchent radicalement avec les vêtements grossiers qu’il portait jusque-là. L’inclinaison de son corps et son attitude relâchée à la mesure de celle du soldat allemand à sa gauche, traduisent la normalité et la proximité qu’il a désormais avec les troupes d’occupation. Pourtant, Lucien sait à ce moment qu’il est devenu un homme à abattre pour la résistance qui ne lui pardonne pas sa trahison et son choix de se ranger au côté des tortionnaires. Mais, incapable de justifier une quelconque opinion idéologique, et uniquement mû par dépit et par le désir de revanche sociale, le jeune homme affiche la moue boudeuse de celui qui refuse de faire marche arrière. À travers ce personnage, Louis Malle propose donc une réflexion sur le problème de l'engagement et de ses rapports complexes avec des choix idéologiques ou non. Lorsque le film Lacombe Lucien est sorti en 1974, les critiques ont refusé de voir ce que Hannah Arendt avec remarquablement théorisé dans « Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal » (1963), ouvrage dans lequel la philosophe allemande pointait déjà l’insignifiance de l’organisateur de la Shoah, son absence de tout sens moral et son incapacité à faire la différence entre le bien et le mal. Lucien Lacombe, collaborateur de fortune, n’est que l’incarnation de cette médiocrité que la France post-gaulliste, encore imprégnée du résistancialisme (1) de l’après-guerre ne pouvait pas encore envisager. Il était manifestement impossible de voir un Français s’engager volontairement, sans conviction politique, dans la Gestapo, surtout en 1944. Dans le contexte de la démission du général de Gaulle (1969) et de sa mort (1970), les digues étaient pourtant en train de sauter une à une : Marcel Ophuls avait déjà tourné Le Chagrin et la pitié en 1969, un documentaire décrivant la vie quotidienne peu résistante à Clermont-Ferrand pendant l’Occupation, et Robert Paxton, universitaire américain, avait publié en 1972, La France de Vichy, 1940-1944, un livre dans lequel il décrivait toute l’implication du régime de Pétain dans la collaboration, la déportation et l’extermination des juifs. Le mythe de la France, unanimement dressée contre l’occupant, ne s’en relèvera pas.


(1) Terme inventé en 1987 par l’historien Henri Rousso pour qualifier l’idée développée par les gaullistes selon laquelle les Français auraient tous résisté pendant la guerre.


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