mardi 29 janvier 2019

L'allégorie chez Pierre Schoeller





Dans le film, Un peuple et son roi (2018),  Pierre Schoeller procède à plusieurs reprises par allégories interposées. Cette séquence se situe à Paris le 15 juillet 1789, au lendemain donc de la prise de la Bastille par des émeutiers dont la grande majorité venait du faubourg Saint-Antoine. Au sommet de la tour, des ouvriers sont en train de désceller, pierre par pierre, ce symbole de l'absolutisme royal. Et alors que les pierres tombent les unes après les autres, le soleil qui restait toujours caché par l'imposante tour du Coin de la bastide, apparaît pour la première fois, illuminant la rue Saint-Antoine et les habitants sortis à ce moment de leurs demeures. L'allégorie est trop belle: des hommes, des femmes et des enfants sont fascinés par ces rayons du soleil qui irradient leurs visages annonçant des lendemains qui doivent forcément chanter. L'absolutisme est vaincu, le peuple a pris les armes et son destin en main, le présent ne pourra plus être comme le passé, l'espoir est à la portée de tous et l'idée de liberté se répand comme une traînée de poudre dans cette rue bruissante de pas, et de cris. La rue St Antoine devait être le type de rue, à portée de voix de la Bastille, qui avait  fini par s'habituer à cette masse architecturale qui bloquait l'horizon. D'abord décontenancés par cette lumière, les Parisiens veulent « renverser la métaphore du roi-soleil et se réapproprier l'énergie de cet astre qui était jusque-là l'apanage du monarque » (1). Les Parisiens, mais surtout les Parisiennes qui sont montrées par Pierre Schoeller comme les égales des hommes, veulent participer à ces journées insurrectionnelles et à ce nouveau monde qui ne peut se faire sans elles. Tout à son lyrisme échevelé et sa ferveur communicative, le réalisateur oppose la tour de la forteresse au peuple. Si la première a cessé d'incarner l'arbitraire royal et son pouvoir de coercition (même si seuls sept prisonniers furent libérés !), le deuxième n'est autre que ce héros collectif qu'avait théorisé en son temps Eisenstein (La Grève, 1924 ou Le Cuirassé Potemkine, 1925), un héros protéiforme et polymorphe, tour à tour acteur de son destin, mais aussi victime de l'adversité qui lui est opposée. Au-delà de son jeune âge, la petite fille (photogramme 2) ne sourit pas mais porte un regard étonné et neuf sur le monde qui l'entoure et sur les soubresauts de l'Histoire qu'elle semble confusément saisir. L'élan populaire auquel elle participe aux côtés des adultes associe ainsi l'intime à l'universel dans une ivresse partagée. La rue et les façades des bâtiments perdent leur perspective ombragée en même temps que le soleil leur redonne une forme et un sens. Cette Bastille qui va bientôt disparaître n'est que la préfiguration des événements à venir qui vont progressivement substituer la Nation au peuple et la souveraineté nationale à la souveraineté d'un roi. Marchant sur les traces de Jean Renoir (La Marseillaise, 1938), Pierre Schoeller filme des hommes et des femmes ballotés par une Histoire dont les premières pages sont en train d'être écrites.

(1) Un peuple et son roi, dossier pédagogique réalisé par Vital Philipot, Philippine le Bret et Anaïs Clerc-Bedouet pour zéro de conduite.net, 2018, p.9



samedi 26 janvier 2019

Le miroir chez Martin Ritt



Au-delà de la mise en scène exceptionnelle de Martin Ritt, ce plan, extrait du film Le Prête-nom (The Front, 1976), est d'une troublante intensité, puisque le personnage visible dans le miroir n'est autre que l'acteur Zero Mostel jouant son propre rôle, vingt-quatre ans après sa mise à l'index sur la liste noire d'Hollywood pour sympathie communiste (1). Il incarne chez Martin Ritt (un autre blacklisté) Hecky Brown, un acteur de télévision convoqué par la Commission des activités antiaméricaines pour le forcer à dénoncer tous ceux qui, dans la profession,  auraient le tort d'avoir des idées trop libérales. En le voyant entrer, tout enjoué, dans une chambre d'hôtel, le spectateur est en droit de penser qu'il a donné à la Commission plusieurs noms pour se disculper et poursuivre sans encombres sa carrière. Mais la mise en scène de Martin Ritt semble nous dire le contraire. La chambre est vide, le maître d'hôtel vient d'apporter une bouteille de cognac dans un seau à glace, mais Hecky ne semble attendre personne.Tout en se parlant à lui-même, il entre dans une chambre, la bouteille de cognac dans les bras, sort du cadre sur la droite mais reste visible dans le champ grâce à son reflet dans le miroir. Après avoir porté la bouteille à sa bouche et bu une gorgée, il se tourne sur sa gauche pour quitter le miroir. La caméra n'a toujours pas bougé, mais l'ouverture d'une fenêtre s'entend très distinctement. Une bourrasque d'air frais pénètre dans la chambre soulevant les rideaux dont le tissu diaphane apparait dans le miroir. À ce moment, un lent panoramique gauche-droite balaie le cadre pour se fixer sur la fenêtre ouverte, la bouteille de cognac bien visible posée sur la pièce d'appui. Hecky vient de se défenestrer sans un cri. En un plan-séquence glaçant dont l'épilogue est resté hors-champ, tout a été filmé avec une sobriété impressionnante. Il y a comme un parfum de désespoir dans cette mise en scène, où se conjuguent, outre la solitude de Hecky, la désillusion face à la vie et l'humiliation provoquée, en dépit de son silence qui l'a condamné à une mort professionnelle, par les réactionnaires de la Commission. Ce suicide rappelle celui de Phillip Loeb, ami de Zero Mostel et acteur peu connu mais qui venait de décrocher un des rôles principaux d'une série télévisée très populaire: The Goldbergs (2). Devant sa mise en accusation pour sympathie communiste qui précéda son départ de la série, celui-ci se suicida le 1er septembre 1955 dans une chambre d'hôtel en avalant de fortes doses de somnifères. Enfin, la présence de Zéro Mostel dans ce film est d'autant plus ironique  qu'il avait tourné en 1950  Panique dans la rue (Panic in the Streets) sous la direction d'Elia Kazan. Alors que Mostel avait courageusement refusé de donner des noms, Elia Kazan, quant à lui, n'eut pas les mêmes préoccupations et collabora sans rechigner avec la Commission présidée de 1951 à 1952 par John S. Wood. Sur un scénario de Walter Bernstein (encore un autre blacklisté !), Martin Ritt tend, avec Le Prête-nom,  une image spéculaire cruelle dont la réflexion continue d'interpeller les États-Unis.

(1) Voir l'article le maccarthysme chez Jay Roach
(2) Alerte rouge sur l'Amérique, retour sur le maccarthysme de Florin Aftalion, JC Lattès, 2006, p.134



dimanche 20 janvier 2019

Les conflits sociaux chez Mark Rydell



De Notre pain quotidien (Our Daily Bread, King Vidor, 1934) à  L'Affaire Josey Aimes  (North Country, Niki Caro, 2005) en passant par Les Raisins de la colère (Grapes of Wrath, John Ford, 1940) ou Sur les quais (On the Waterfront, Elia Kazan, 1954), sans oublier Normae Rae (Martin Ritt, 1979), les conflits qui agitent la société américaine ne sont pas ignorés, mais restent marginaux dans une industrie hollywoodienne qui cherche d'abord et avant tout le divertissement, évitant les sujets trop abrasifs. La lutte des classes ne peut être que minimisée au pays de l'Oncle Sam qui a banni de son mental tout autant la rhétorique marxiste que tous ceux qui ont le tort de ne pas participer à l'american way of life. Avec La Rivière (The River, 1984) Mark Rydell s'empare à bras le corps de la crise agricole qui secoue les États-Unis au début des années 80. L'endettement massif des petits exploitants et leur dépendance vis-à-vis de l'industrie agro-alimentaire qui fournit les semences et les engrais à des prix prohibitifs, la concurrence des pays émergents (Inde, Brésil) et la chute des prix céréaliers poussent la famille Gaumer à  la faillite. Quelque part au Tennessee,  le père, Dan (Jim Antonio), vient de s'aligner avec sa femme et ses deux enfants aux côtés d'un commissaire-priseur, stetson sur la tête et mégaphone en bandoulière, et d'un chevalet sur lequel est posée la photographie de la ferme familiale devenue l'enjeu de cette vente aux enchères. Les bras ballants, submergés par la détresse et le dénuement, encore abasourdis par la catastrophe en cours, les Gaumer incarnent les perdants du capitalisme américain, plus prompt à soutenir l'agro-business que les petites exploitations familiales. Encouragés depuis des décennies à investir par les gouvernements successifs, et donc à s'endetter auprès des banques, les Gaumer, comme tant d'autres, ne peuvent plus faire face à leurs échéances. La représentation de cette tragédie sociale et agricole rompt violemment avec le mythe agrarien de Thomas Jefferson qui fonde au XIXe siècle l'imaginaire américain et qui structure la pensée sur l'exploitation et la préservation de la terre, en faisant des petits propriétaires terriens les tenants d'une république naissante. Le fermier est, dans l'inconscient collectif, le symbole même de la démocratie, celui qui a su utiliser et faire fructifier les richesses que la Destinée manifeste (1)  a mises à sa disposition au moment de la conquête de cet espace. « Il sera dans un même ordre d'idée opposé à la trahison économique opérée contre lui, dans les années quatre-vingts, par l'administration reaganienne. Il devient alors le symbole de la pauvreté, de l'échec de la pensée jeffersionnienne et, par conséquent, du détournement du rêve américain par le capitalisme des monopoles » (2).  « Il est trop tard, ils me l'ont déjà saisie » dit Dan d'une voix cassée en parlant de son ex-propriété. L'emploi du pronom personnel « ils » permet de ne pas donner un visage à ce capitalisme qui broie les individus et qui les dépossède de leur identité. La résistance apparaît ainsi d'autant plus difficile que l'adversaire est insaisissable. Le contraste entre la famille Gaumer figée, buvant le calice jusqu'à la lie, et l'amplitude des gestes du commissaire-priseur est saisissant. Si les premiers voient déjà leur sort scellé – la perte de leur exploitation est pour eux un ultime déshonneur au pays de la propriété individuelle -,  le deuxième s'apprête, d'une voix monocorde et professionnelle, à lancer ses lancinantes mises à prix qui ne feront que prolonger le supplice des Gaumer. Dans un pays où les inégalités sociales n'ont jamais été aussi grandes, La Rivière rappelle que cette descente aux enfers des paysans n'est que la matérialisation des rapports de force qui minent la démocratie américaine gangrénée par la loi du marché. La même année, et par un curieux jeu de miroirs – le monde du travail dans les campagnes étant plutôt ignoré jusque-là – Les Moissons de la colère (Country, Richard Pierce) et Les Saisons du cœur ( Places in the Heart, Robert Benton) reprendront les mêmes enjeux dramatiques.

(1) Voir l'article La Destinée manifeste et la Frontière chez Sydney Pollack 
(2) Les grands thèmes du cinéma américain de Michel Cieutat, tome 1, Éditions du Cerf, Paris 1988, p.110



L'amour du cinéma (malgré tout) chez Vincente Minnelli


En deux plans, Vincente Minnelli montre, en dépit des apparences, tout son amour pour le cinéma. En dépit des apparences dis-je, parce que son film Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful, 1952) est d'abord un violent réquisitoire contre le cinéma, ses paillettes, son star-system, ses mœurs ou ses rapports de force. De gauche à droite et de haut en bas, les 6 photogrammes disent en fait tout le contraire. L'action se passe sur un plateau de tournage quelque part à Hollywood (photogramme 1). La caméra cadre Georgia Lorrison (Lana Turner) en pleurs, penchée sur le corps de son amant Victor Ribera (Gilbert Roland). Nous sommes bien au cinéma dans la scène finale d'un film produit par Jonathan Shields (Kirk Douglas). Puis par la grâce d'un travelling arrière et un léger recadrage sur la droite (photogramme 2), une partie de l'équipe du tournage apparaît dans le champ. La mise en abyme de Minnelli révèle alors l'envers du décor et tout ce qui reste normalement hors-cadre: le plateau de tournage et tous ceux qui y travaillent, et donc tous ceux qui contribuent à l'art du simulacre et de l'artifice, à la réalité reconstruite, au cinéma désacralisé. Pourtant, des hommes et des femmes, mis à distance, sont manifestement subjugués et submergés par la puissance du jeu de Georgia qui donne à son personnage une densité et une profondeur inégalées. Cut. Le deuxième plan comprend les photogrammes 3, 4, 5 et 6. Un lent travelling ascendant oblique passe en revue le reste de l'équipe de tournage. Au premier plan à gauche, le visage appuyé sur sa main, Henry Witfield (Leo G. Carroll) le réalisateur puis, l'avant-bras sur le genou, Jonathan Shield (Kirk Douglas) le producteur, et enfin, tout une série de collaborateurs et techniciens qui ont arrêté leurs activités, jusqu'aux éclairagistes qui, en hauteur, surplombent la scène. Le temps s'est arrêté dans le studio et le tournage est devenu la vie, mais sans vraiment savoir si elle relève du rêve ou de la réalité. En dépit d'une matérialité subjective, la magie du cinéma fait son œuvre et ce n'est pas le moindre paradoxe de Vincente Minnelli que d'exposer l'ensemble du système hollywoodien, uni dans la fascination du processus créatif en cours, alors qu'il nous décrit tout au long des Ensorcelés un Jonathan Shields omnipotent, cynique, égotiste, manipulateur mais entièrement dévoué à son art. Dans un troublant jeu de miroirs dans lequel Kirk Douglas, Lana Turner et tous les autres acteurs jouent leur propre rôle, cette séquence nous dit la fulgurance de l'image et du verbe pour celles et ceux qui, soucieux d'apparaître, cherchent également réellement à être. Du personnage à la personne, les protagonistes du film organisent une tension dont les éléments dramaturgiques (scénario, mise en scène, son, éclairage) sont associés, dans un même souffle,  à l'équipe du tournage. Ce que nous montre enfin Minnelli n'est rien d'autre qu'un immense désir de cinéma dans lequel toutes les étapes fusionneraient dans une même passion dévorante et dans une ultime nécessité.



lundi 14 janvier 2019

L'instructeur allemand chez Sam Peckinpah



« Les armes sont une de mes spécialités. Je suis le Commandant Frederick Mohr, de l'Armée allemande impériale ». Polyglotte confirmé, ce militaire en civil (Fernando Wagner, cela ne s'invente pas, à gauche du photogramme), boursouflé par la stature que lui confère son rang, s'adresse en anglais à Pike Bishop (William Holden, devant lui, hors-champ). Il est au service d'une brute galonnée et toujours avinée, le général Mapache (Emilio Fernandez, à droite du photogramme) à qui il s'adresse en espagnol. Il s'agit donc d'un homme dont les ressources semblent inépuisables. Représentant le Kaiser, il apporte une touche technique et stratégique à ce général indolent, dépravé et cruel, digne représentant du général Huerta alors au pouvoir à Mexico. L'action du film La Horde sauvage (The Wild Bunch, Sam Peckinpah, 1969) se passe en 1913, au moment de la révolution mexicaine. Mapache a besoin d'armes pour combattre les forces de Pancho Villa et tous les rebelles qui menacent son autoritarisme. Alors quoi de plus normal que d'avoir à ses côtés un digne représentant de l'Allemagne impériale comme conseiller militaire ! Entre régimes autocratiques, la compréhension est mutuelle. Toujours impeccablement habillé de blanc, panama sur la tête (sauf à la fin du film, où il sera revétu de son uniforme), il incarne le spécialiste froid, méthodique, imbattable sur les armes à feu, mais refusant d'en porter une pour ne pas avoir à se salir les mains au contraire de Mapache et de ses sbires. Mais la présence de Mohr contribue aussi à associer le militarisme conquérant prussien au caporalisme contre-révolutionnaire de Mapache. Le western tardif des années 60 et 70 aime représenter les sujets de Sa Majesté impériale à la solde des forces réactionnaires mexicaines : le lieutenant Frantz Von Klemme (Eric Braeden dans 100 Fusils / 100 Rifles, Tom Gries, 1969) conseille l'alter ego de Mapache, le général Verduro (Fernando Lamas) en lui disant, cravache à la main,  que  les Allemands sont de bon conseil quand il s'agit d'occupation ! Mercenaire manifestement d'origine allemande (Antoine St John dans Il était une fois la Révolution / Giù la testa, Sergio Leone, 1971), le colonel Günther Reza passe son temps, au nom du gouverneur corrompu Don Jaime (Franco Raziosi), à  poursuivre, à réprimer et à torturer les infortunés révolutionnaires qui ont le malheur de se mettre en travers de sa route.  Derrière le conseiller militaire ou le mercenaire, le nazi n'est jamais bien loin. Il semble assez clair que les réalisateurs (particulièrement américains) cherchent avant tout à ravaler les apprentis dictateurs mexicains au rang de boursoufflures de l'Histoire, tout juste dignes d'appeler à l'aide des représentants de l'autocratie allemande, eux-mêmes peu susceptibles de susciter l'admiration de la démocratie américaine. Les impérialistes sont toujours les autres (Les Français soutenant l'empereur Maximilien en savent quelque chose) (1). Mais la notion de territoire et donc de frontière étant, en tant qu'éléments constitutifs de l'identité américaine, au cœur du western, il serait illusoire de ne pas voir que les nombreuses intrusions de gringos (Les Sept mercenaires /The Seven Magnificent, John Sturges, 1960, en est le meilleur exemple) au sud du Rio Grande ne manifestent pas autre chose, pour les États-Unis, que la volonté de régenter les affaires du monde à un moment où la Guerre froide fait rage.

(1) Voir l'article La présence française au Mexique chez Robert Aldrich 



mardi 8 janvier 2019

L'image fixe chez George Roy Hill et Sam Peckinpah




Butch Cassidy et le Kid (Butch Cassidy and the Sundance Kid, George Roy Hill, photogramme 1) et La Horde sauvage (The Wild Bunch, Sam Peckinpah, photogramme 2) sont sortis, tous deux, en 1969 et signent, chacun à leur manière, le crépuscule des héros. Si le photogramme 1 clôture le film de George Roy Hill, le photogramme 2, quant à lui, ouvre l'œuvre maîtresse de Sam Peckinpah, mais dans les deux cas de figure, le choix de l'image fixe,  monochrome, statufie pour l'éternité des outlaws qui n'ont plus leur place, au début du XXe siècle, dans l'Ouest américain.
Fuyant les États-Unis pour chercher d'autres banques à cambrioler en Bolivie, Butch Cassidy (Paul Newman) et le Kid (Robert Redford) sont repérés,  blessés et assiégés par une force militaire proportionnelle aux forces dont disposait le général Santa Anna avant de livrer son assaut contre l'Alamo. Ils décident, le colt à la main, de se lancer dans un dernier baroud d'honneur et jaillissent d'un bâtiment dans lequel ils s'étaient réfugiés pour charger les forces de l'ordre. Alors que résonnent à trois reprises les fueguos et les salves meurtrières, l'image se fige et le champ s'élargit progressivement pour laisser nos deux desperados en suspension et les faire mourir hors-champ. La couleur sépia (image monochrome dont les valeurs tirent vers le brun) utilisée par George Roy Hill indique par corrélation l'ancienneté d'un monde perdu et la nostalgie du temps passé. Les héros ne sont plus ce qu'ils étaient. Romantiques, insouciants, malicieux, jouisseurs,  profondément anarchistes et libres, Butch et le Kid sont l'antithèse des John T. Chance (John Wayne dans Rio Bravo), Will Kane (Gary Cooper dans Le Train sifflera trois fois) ou encore Matt Morgan (Kirk Douglas dans Le Dernier train pour Gun Hill) qui représentaient la loi et l'ordre dans un monde sauvage qui devait être dompté. Chez Peckinpah, l'image représente, dans un camaïeu de gris, l'entrée en scène de la horde en route pour le hold-up d'une banque. Les silhouettes noires des cavaliers intensifient l'avancée funèbre et le sentiment de menace imminente. Là aussi, l'image vient de se figer , faisant écho à celle de Butch et du Kid. « Par le biais de ces images bloquées aux allures de vieilles photos, cette immobilité étrange semble refléter leur destin: ne sont-ils pas déjà des statues, des vestiges dans cette Amérique qui va trop vite pour eux » ? (1) Assurément, mais il n'est plus question ici de légende au sens où l'entendait John Ford (l'exaltation de l'épopée de la conquête d'une terre promise) puisque Sam Peckinpah la dynamite avec une rage au ventre qui va tout dévaster sur son passage. Butch, le Kid et les membres de la horde sont des hommes du XIXe siècle en déshérence, et figés à tout jamais dans un ancien monde, le monde d'avant la fin de la conquête de l'Ouest; ils sont décalés et désabusés par une société qu'ils ne comprennent plus. Ils savent qu'ils doivent mourir et n'ont qu'une apparence de liberté pour choisir le lieu de leur sépulture (Les États-Unis ne voulant plus d'eux, nous retrouvons Butch et le Kid en Bolivie et les membres de la Horde au Mexique). Même si le nihilisme, la violence viscérale et l'orgie de sang peckinpiens s'opposent au romantisme doux-amer, libertaire et nonchalant roy-hillien, ces hors-la-loi anachroniques restent des géants au milieu d'un monde de nains: par la grâce d'une image fixe leur conférant une présence indéfectible et  à défaut d'entrer dans la légende de l'Ouest, ils entrent de manière indélébile dans la mémoire cinéphilique. Cette vision, qui tranche avec le western classique, accompagne les coups de boutoir que connaît la société américaine (guerre du Vietnam, contre-culture, revendication des droits pour les minorités, assassinats politiques) à  la fin des années 60 et annonce les mutations du western et du cinéma américain dans le cadre du Nouvel Hollywood des années 70 (2). 
  
(1) Univers du Western de Georges-Albert Astre et Albert-Patrick Hoarau, Éditions Seghers, 1973, p.372

(2) Voir l'article La fin du rêve chez Dennis Hopper




mercredi 2 janvier 2019

La loi chez Erle C. Kenton




Du Docteur Frankenstein (Frankenstein, James Whale, 1931) au Docteur Jekyll (Dr Jekyll and Mr Hyde, Rouben Mamoulian, 1931) en passant par le Docteur Septimus Pretorius (La Fiancée de Frankenstein/Bride of Frankenstein, James Whale, 1935), ou encore le Docteur Thorkel (Dr. Cyclops, Ernest B. Schoedsack, 1940), la liste des médecins animés par un syndrome prométhéen est aussi longue que l'histoire du cinéma. Le Docteur Moreau (Charles Laughton) figure en bonne place dans ce panthéon de démiurges à la personnalité trouble et au désir de puissance toujours renouvelé. Réalisé par Erle C. Kenton en 1932, L'Île du Docteur Moreau (Island of Lost Souls) – adaptation du roman homonyme de H.G. Wells publié en 1896 - est une plongée asphyxiante dans le cerveau d'un homme dont la mégalomanie n'a d'égal que son sadisme et sa perversité.  Isolé sur une île déserte, le Docteur Moreau se livre à des expériences sur des animaux pour les transformer, par des interventions chirugicales, en êtres humains, capables de parler et de penser. Ces êtres hybrides obéissent à une Loi imposée par Moreau et destinée à interdire les comportements susceptibles de les ramener à  leur état naturel et animalier. Moreau (photogramme 1), perché sur une butte de terre, tout de blanc vétu, révolver à la ceinture et fouet à la main, ivre de sa puissance et de son hubris, domine ses créatures, mi-hommes mi-animales (photogramme 2), à genoux devant lui. Filmé en contreplongée (celle qui traduit une position dominante),  Moreau est un tyran dont le verbe oblige: « Quelle est la loi ? »  dit-il d'une voix autoritaire. Et ce bestiaire cauchemardesque lobotomisé, filmé à l'inverse en plongée (celle qui écrase et déprécie), de répéter en chœur: « Ne pas marcher à quatre pattes. Telle est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? Ne pas manger de viande. Telle est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? Ne pas verser du sang. Telle est la loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? » Tourné dix ans après l'arrivée au pouvoir de Mussolini en Italie, quatre ans après celle de Staline en URSS et un an avant celle de Hitler en Allemagne, L'Île du Docteur Moreau est un violent réquisitoire contre tous les totalitarismes et toutes les dérives politiques autoritaires. Dans son désir de créer un homme nouveau, le médecin a parfaitement intégré l'art de la manipulation des foules en martelant des idées simples, en insufflant une foi destinée à lui rendre un culte  et en réprimant toute velléité de contestation par la coercition. La violence et l'ignominie de la vivisection (« la maison de douleur », le laboratoire dans lequel Moreau fait ses expérimentations) qu'il pratique sur les animaux n'est que le reflet de toute la brutalisation politique et sociale qui submerge déjà l'Europe des années 30. N'ayant de comptes à rendre à personne et surtout pas à Dieu puisqu'il se considère comme son égal, ( « il est l'homme qui crée, il est l'homme qui guérit » crie une créature), le Docteur Moreau décrète, vote et applique sa loi inique à ceux qu'il considère comme ses esclaves, des créatures infernales tout droit sorties des pandémoniums de Jérome Bosch. La loi de Moreau, à l'inverse de ce que disait Aristote, n'est plus un discours déterminé par le consentement de tous, mais une règle pervertie et imposée de manière autoritaire et unidirectionnelle par un savant fou, dénué d'éthique et de tout sens moral. Dans son costume immaculé, impeccablement ajusté, l'omnipotent médecin est juge, juré et bourreau, et préfigure  le Docteur Mengele et ses sinistres expériences dans le camp d'extermination d'Auschwitz. Charge violente contre les dérives de la science et interrogation sur la nature humaine et sa part de bestialité, L'Île du Docteur Moreau continue, par-delà les années, à diffuser son parfum vénéneux.