vendredi 20 octobre 2023

Moloch chez Milos Forman


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C’est au son de la chanson Let the Sunshine In que George Berger (Treat Williams), au milieu d’une colonne de soldats, marche au pas cadencé quelques secondes avant d’embarquer dans la carlingue d’un avion prêt à décoller pour le Vietnam. Dans un champ-contrechamp saisissant, tragique et désabusé, Milos Forman prend le contrepied, aussi vertigineux qu’inattendu, de tout ce que Hair (1979) racontait jusqu’à cet instant. D’un film joyeux, insouciant, rythmé au son de chansons devenues cultes (Aquarius, Manchester ou justement Let the Sunshine In) fustigeant le conservatisme, le puritanisme et le consumérisme d’une société repue dans son matérialisme triomphant, le réalisateur bascule en quelques plans dans la tragédie. Hippie convaincu, George venait de se couper les cheveux, avait subtilisé un uniforme de soldat, puis s’était introduit dans une base militaire pour proposer à son ami Claude Bukowski (John Savage) de le remplacer pour que ce dernier puisse participer, avant de partir au Vietnam, à un dernier pique-nique en compagnie de celle qu’il aime, Sheila Franklin (Beverly D’Angelo). Malheureusement George est pris pour un véritable soldat et, alors que la base s’ébranle plus tôt que prévu, il est contraint de suivre les autres militaires jusqu’à la piste d’envol (photogramme 1). Ce ballet mécanique, aux antipodes des chorégraphies enfiévrées qui jalonnent tout le film, apparaît comme une procession funèbre qui ondule lentement mais inexorablement vers l’arrière de cet avion transporteur de troupes. Rappelant inévitablement les ouvriers-zombis de Métropolis (Fritz Lang, 1927) marchant au même pas cadencé pour être sacrifiés à la créature-machine transformée, à la suite de l’hallucination d’un ouvrier, en dieu Moloch[1], la soute enténébrée de l’avion ouvre, béante, sa gueule de monstre sur le point de dévorer cette jeunesse envoyée dans une guerre à laquelle elle ne comprend rien (photogramme 2). Anonymes dans leurs uniformes interchangeables, déshumanisés par leurs gestes d’automates, et avec cette idée de trop-plein et d’engloutissement, ils apparaissent piégés dans une logique guerrière que toute une génération avait abhorrée. Milos Forman résume dans Hair la contre-culture aux États-Unis des années 60 et 70 avec le peace and love, les hippies, la guerre du Vietnam, la libération sexuelle, le début du mouvement des femmes et des droits des homosexuels, la drogue et le rock & roll. Lorsqu’il tourne le film en 1977, il sait déjà que tout cela est fini, que les espérances d’un autre monde ne se sont pas réalisées, que le rêve pacifiste de tant de jeunes s’est évanoui. Les États-Unis ont été vaincus au Vietnam deux ans auparavant, le mouvement punk s’est progressivement substitué à la culture hippie, John Lennon sera assassiné le 8 décembre 1980, deux mois avant que l’entrée à la Maison Blanche de Ronald Reagan ne donne le coup de grâce à une utopie aussi généreuse que libératrice. Pour le réalisateur né en Tchécoslovaquie, la désillusion a dû être aussi amère que celle qu’il vécut en 1968 lorsque les troupes soviétiques mirent fin à l’expérience du Printemps de Prague, achevant de le convaincre de partir pour les États-Unis.  



[1] Divinité biblique liée au sacrifice d’enfants.




mercredi 18 octobre 2023

Le basculement chez Norman Foster


Quand trois ans après la fin de la guerre, Jane Wharton (Joan Fontaine), une infirmière sans histoire croise la route de Bill Saunders (Burt Lancaster), un vétéran ayant passé deux ans dans un camp de prisonniers nazi et devenu par accident un meurtrier après avoir frappé mortellement un propriétaire de pub londonien, sa vie va prendre une tout autre direction que celle qu’elle escomptait. Tombant amoureuse de Bill, elle est prête à le suivre sans savoir que son destin va basculer lorsqu’elle sera confrontée à Harry (Robert Newton), un maître-chanteur qui harcèle Bill depuis que le premier a été le témoin de l’accident tragique du pub. L’unique rencontre entre Jane et Harry tourne au drame puisque celle-ci, en état de légitime défense, le tue à coups de ciseaux alors qu’il se montrait de plus en plus entreprenant. La caméra la saisit quelques minutes après le drame. Au tumulte de la confrontation avec Harry vient de succéder le silence de la sidération. Désemparée, elle se tourne vers le miroir de sa chambre, se regarde et réalise à cet instant que tout son visage, avec ses lèvres scellées, ses yeux inquiets et ses traits tirés comme par une contracture, révèle un être déchiré, profondément tourmenté, au bord d’un effondrement mental. Elle apparaît d’autant plus fragile et vulnérable que son corps semble écrasé par un poids invisible. En éclairant sa chevelure et ses épaules affaissées, la lumière crue émise par l’ampoule au-dessus de sa tête renforce encore le dénuement et la détresse dans lesquels se trouve Jane. Le sol vient de se dérober sous ses pieds, et comme pour mieux souligner sa désorientation et son basculement dans un quotidien transformé désormais en cauchemar, la caméra adopte un angle oblique particulièrement dramatique et en légère plongée qui déséquilibre le champ pour mieux participer au sentiment de malaise de la jeune femme.  C’est cet angle de prise de vue insolite qui génère la tension de la séquence, entre incertitude et dilution du réel.  Le plan rapproché utilisé accentue par ailleurs la claustrophobie de Jane, doublement prisonnière dans les limites du cadre et de celles du miroir. Ce dernier la met surtout face à elle-même, face à ce qu’elle a été capable de faire durant une fraction de seconde. Ce qui est arrivé n’est pas de sa faute, ni de celle de Bill d’ailleurs, se dit-elle probablement, mais d’un enchaînement de circonstances que ni elle, ni lui n’ont réussi à maîtriser. À l’instar de Keechie (Cathy O’Donnell dans Les Amants de la nuit/They Live by Night, Nicholas Ray, 1947), elle s’accroche toujours éperdument à l’espoir de trouver enfin le bonheur auprès de son amant. Son regard fixe et perdu donne toute sa dimension douloureuse et désespérée à cette nuit qui n’en finit plus et dans laquelle la mort rôde encore. Dans Les Amants traqués (Kiss the Blood off my Hands, Norman Foster, 1948), l’esthétique austère du noir et blanc du directeur de la photographie Russel Metty[1] est l’écrin parfait pour permettre à son réalisateur de peindre les émotions d’une femme tiraillée entre un désir de vivre paisiblement – au contraire des femmes fatales qui peuplent le genre – et son amour pour un homme dont le fatum pèse de toute sa charge.  



[1] Russel Metty exercera ses talents sur de nombreux autres plateaux de tournage aux côtés de Budd Boetticher, Douglas Sirk, King Vidor, Orson Welles, Stanley Kubrick ou encore John Huston.