mardi 24 octobre 2017

La transgression chez Claude Chabrol


Marie Latour (Isabelle Huppert) est une femme qui, dans la France de Vichy, brise tous les tabous. Insatisfaite à l’image d’Emma Bovary, elle est, moyennant rétribution, faiseuse d’anges alors que la morale corsetée pétainiste interdit l’avortement, elle loue une chambre à une prostituée, Lucie (Marie Trintignant) pour profiter de ce commerce illicite, elle repousse son mari Paul (François Cluzet), de retour de captivité qui est l'incarnation vivante de la défaite de 1940, elle néglige sa famille, particulièrement son fils, alors que la devise Travail, Famille, Patrie, de la « Révolution nationale » chère à Pétain, est dans tous les esprits et enfin elle fréquente un collaborateur qui « ratisse les mauvaises herbes ». Dans Une Affaire de femmes (Claude Chabrol, 1988), Marie, sans éducation, sans conscience politique et l’amoralité chevillée au corps, tente par tous les moyens de survivre dans cette France du marché noir, des restrictions alimentaires, du couvre-feu et de la guerre lointaine mais omniprésente. L’argent gagné lui donne une indépendance et une liberté nouvelle dont elle entend pleinement profiter et qui se reflète dans sa manière d’être : sa coiffure au volume maîtrisé, son maquillage, son pull blanc en angora témoignent d’une aisance financière qui tranche avec l’austérité de l’époque. À rebours de la femme, bonne mère et épouse irréprochable, Marie transgresse la politique nataliste du régime de Vichy, mais aussi tous les rapports de force entre les hommes et les femmes qui structurent la société et qui ne peuvent exister qu’au détriment de celles-ci. Enivrée par son indépendance et par cette réussite aussi soudaine qu’improbable dans ce monde patriarcal, Marie finit par être dénoncée et, alors qu’elle joue dans la cour de son immeuble avec, une fois n’est pas coutume, son fils, deux policiers viennent l’arrêter. Les deux hommes au premier-plan et le mur à l’arrière-plan l’enferment dans une nasse. Ses yeux témoignent de son étonnement et de son incrédulité. Pourquoi vient-on l’arrêter ? Quel mal a-t-elle fait semble-t-elle demander ? Sa combativité se fige un instant et pour la première fois, le réel (la police de Vichy) rattrape l’apparence (les vêtements de Marie) et l’aveuglement de celle qui croyait pouvoir s’affranchir des règles de la société tout en choisissant son destin. Si les autorités sont aussi promptes à l’arrêter, c’est d’abord pour mettre fin aux avortements mais c’est surtout pour briser cette femme qui a osé affirmer haut et fort sa liberté et ses désirs. À l’instar de Violette Nozière (Violette Nozière,1978) ou d’Emma Bovary (Madame Bovary,1991), Marie Latour fait partie de ces femmes qui fascinent Claude Chabrol par leur force et leur détermination à exister envers et contre tous les préjugés. Faute de se fondre dans un moule, elles ne peuvent qu’être broyées.


samedi 21 octobre 2017

Le spectre chez Kevin Costner


Cette apparition fantomatique est le fruit du cauchemar que fait Charley Waite (Kevin Costner, devant et derrière la caméra) dans Open Range (2003). Charley est un cowboy qui sous les ordres de son patron, Boss Spearman (Robert Duvall), mène un troupeau de chevaux à travers l’immensité des plaines de l’Ouest américain. Leur itinérance les mène à Harmonville, un bourg contrôlé par un grand propriétaire, Denton Baxter (Michel Gambon) et un shérif corrompu. L’affrontement apparaît inévitable entre un potentat refusant qu’un troupeau autre que le sien ne traverse le territoire qu’il contrôle et un groupe de cowboys indomptés, refusant toute atteinte à leur liberté. Ce schéma ultra-classique du genre est toutefois rehaussé par une dimension fantastique assez rarement exploitée dans un cadre où le réel, fantasmé ou pas, est le plus souvent de mise. Kevin Costner cadre ici un homme, silencieux et immobile, dans l’encoignure d’une pièce. Sa silhouette statufiée se confond avec le noir intense qui enveloppe le salon dans lequel s’est assoupi Charley. Alors que l’orage gronde à l’extérieur, le reflet bleuâtre d’un éclair se réverbère sur la tête de ce spectre recouverte d’une étoffe de drap blanc, percée de deux trous au niveau des yeux. Son immobilité, dans cet espace subitement devenu irréel, donne au personnage une aura glaciale et cauchemardesque. Cette atmosphère crépusculaire renvoie directement à Impitoyable (Unforgiven, 1992) de Clint Eastwood. Le passé meurtrier de Will Munny (Clint Eastwood) est le miroir de celui de Charley Waite. Les deux ont vécu autrefois dans la violence et maîtrisent mal leurs démons intérieurs qui finissent immanquablement par les submerger. Esthétiquement et figurativement, et dans leur volonté de dépouiller l’Ouest de sa légende, Eastwood et Costner filment un univers sombre dans lequel ces personnages tourmentés donnent de l’Amérique une image trouble et morbide.  Dans un tel contexte, la violence la plus éruptive le dispute à la démythification des héros. Mais si cette apparition spectrale matérialise un homme de main du grand propriétaire que Charley a déjà croisé sur sa route, elle est surtout l’allégorie d’une lutte permanente entre Charley et ses cauchemars, d’un passé qui le hante, d’une résurgence de souvenirs qui le renvoient sans cesse à son enfance et à son premier meurtre, à son intégration dans une unité spéciale, chargée d’exactions pendant la guerre de Sécession, y compris contre des civils et à se mettre, après la fin des hostilités entre le Nord et le Sud, au service d’individus comme Baxter. Le spectre n’est donc que le double de ce que Charley a été autrefois, un homme qui a tué et qui ne se remet pas de l’avoir fait. Ces fantômes qui l’obsèdent sont sa damnation qu’il cherche par tous les moyens à transcender. C’est finalement une femme, Sue Barlow (Annette Bening), qui parviendra à faire renaître Charley.