jeudi 28 juillet 2022

La transgression chez Sidney Lumet



Attica ! Attica ! vocifère Sonny (Al Pacino) à plusieurs reprises, dans un accès de rage et de bravade, aux forces de police de New-York menaçant de se saisir de lui (voir le photogramme). Au cours d’un après-midi écrasé par une chaleur suffocante, Sonny Wortzik, rebelle avec cause[1]et panache, mais plus pied nickelé que sosie de Clyde Barrow, vient, avec son comparse Sal (John Cazale), de tenter de cambrioler une banque dans le quartier de Brooklyn. Il lui faut absolument de l’argent pour financer l’opération de changement de sexe de son amant Leon. Le casse tourne très rapidement au fiasco et la police ne tarde pas, toutes sirènes hurlantes, à encercler la banque. Barricadés dans celle-ci, Sonny et Sal prennent en otages le directeur et cinq employées. Dans sa négociation avec la police pour trouver une échappatoire, sous l’œil des caméras de télévision et d’une foule de badauds maintenue à petite distance, Sonny se retrouve à plusieurs reprises à l’extérieur du bâtiment, face à un officier dans des échanges houleux dont l’un culmine à cet instant précis. Alors que les policiers s’avancent vers lui, l’arme au poing, Sonny arpente le trottoir, de long en large à grandes enjambées, agitant fébrilement son mouchoir blanc en guise de drapeau, hésite, puis sous les vivats de la foule, lance de manière hallucinée ce cri s’apparentant à un appel à la résistance, Attica ! Attica ! À ces mots, la foule rugit d’empathie pour faire de Sonny son héros.  Cette tirade, improvisée sur le tournage d’Un après-midi de chien (Dog Day Afternoon, Sidney Lumet, 1975) par Pacino[2], fait référence aux événements tragiques qui se déroulèrent quatre ans plus tôt, du 9 au 13 septembre 1971, dans la prison d’Attica, à proximité de Buffalo dans l’État de New-York. Exaspérés par leurs conditions de vie déshumanisantes alimentées par le racisme et les préjugés des gardiens, et dans le contexte de la lutte pour les droits civiques, les détenus de la prison d’Attica, Noirs en grande majorité, se soulevèrent pour prendre le contrôle du centre carcéral, maintenant en otages 42 gardiens et civils. Bien qu’ayant accepté certaines des doléances des prisonniers, les autorités donnèrent l’assaut malgré tout pour réduire la mutinerie. Le bilan sera désastreux : 10 gardiens tués (dont 9 au moment de l’assaut par les forces de police) ainsi que 29 détenus. Le rappel de cette tuerie donne immédiatement au braqueur amateur une force d’attraction que la police peine à contenir. Ce défi lancé aux autorités transfigure momentanément Sonny en lui permettant de devenir l’exutoire d’une foule prête à se ranger du côté des rebelles. De petit cambrioleur, il devient, en refusant de se plier aux règles que la société s’est données, un héros populaire. Plus encore; hurler Attica est « une manière de rappeler ce massacre d’État, et de dire combien la transgression active de la Loi s’apparente parfois à une forme de contestation politique de l’ordre établi »[3]. Perdant magnifique à l’horizon étroit, ancien vétéran du Vietnam déboussolé par le retour à la vie civile, Sonny est avant tout un homme ordinaire, fatigué et vulnérable, enfermé dans une solitude aussi implacable que la chaleur qui écrase New-York, et qui, à l’instar d’un Travis Bickle (Robert De Niro)[4], finit par atteindre son point de rupture. Pour la première fois de sa vie, il est certes le centre de toutes les attentions, mais reste ce pantin dérisoire qui prospère un court instant sur la détestation des brutalités policières. Toutes les thématiques de la contre-culture chère au Nouvel Hollywood se trouvent incarnées dans ce personnage: rapport frontal à la violence, anti-héros charismatique voué à l’écrasement, illusion du rêve américain, malaise existentiel d’un marginal incapable de maîtriser son destin. Si le réalisme du film de Sidney Lumet a eu autant de succès en 1975, c’est parce qu’il a tendu un miroir aux Américains, habitués à regarder en direct les émeutes raciales et leurs répressions, le nombre quotidien de morts au Vietnam (le film est projeté en septembre quelques mois après la fin de la guerre) ou la chute d’un Président (Richard Nixon a démissionné l’année précédente).



[1] À contrario de Jim Stark (James Dean) dans La Fureur de vivre (Rebel Without a Cause, Nicholas Ray, 1955)

[2] Al Pacino a affirmé dans une interview qu’un assistant réalisateur lui avait soufflé le mot.

[3] Le cinéma américain des années 70 de Jean-Baptiste Thoret, Cahiers du cinéma/Essais, 2006, p.243

[4] Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976).




dimanche 10 juillet 2022

Le prédicateur chez Sidney Lumet

 


Dans l’ambiance feutrée d’une pièce plongée dans une semi-obscurité, deux hommes se retrouvent aux deux extrémités d’une table en chêne poli: d’un côté Arthur Jensen (Ned Beatty sur le photogramme), le président de la CCA (Communications Corporation of America), un puissant conglomérat propriétaire de la chaîne UBS  et de l’autre, Howard Beale  (Peter Finch, hors-champ), le présentateur d’une émission de télévision populiste convoqué pour, pense-t-il, être renvoyé à la suite de ses diatribes lancées contre des investisseurs saoudiens désireux d’acheter la chaîne. Dans un monologue glaçant, combinant délire mystique, hystérie et exaltation, c’est tout le contraire que lui livre Jensen : « Vous êtes un vieil homme qui pense en termes de nations et de peuples. Les nations et les peuples n’existent pas. Ni les Russes ! Ni les Arabes ! Ni le Tiers-Monde ! Ni l’Ouest. Il n’existe qu’un système holistique de systèmes. Un système immense, monstrueux, entremêlé, interactif et multivarié, un empire multinational de dollars, les pétrodollars, les électrodollars, les multi-dollars, les marks, les roubles, les livres sterling et les shekels. Le système international monétaire détermine toute la vie sur cette planète. C’est l’ordre naturel des choses aujourd’hui. C’est la structure atomique, subatomique et galactique du monde actuel. Vous êtes sur un écran de 53 cm et hurlez à propos de l’Amérique et de la démocratie, mais l’Amérique n’existe pas et la démocratie non plus. Il n’existe qu’IBM, ITT, AT&T, Dupont, Dow, Union Carbide, Exxon, voilà les nations du monde actuel. Le monde est un collège d’entreprises déterminé inexorablement par les forces immuables du commerce. Le monde est dirigé par l’argent (….) Je vous ai choisi, M. Beale, pour prêcher cet évangile ». « Pourquoi moi ? répond son interlocuteur. « Parce que vous êtes à la télévision, imbécile ! 60 millions de personnes vous écoutent du lundi au vendredi soir » rétorque, d’un ton aussi cynique que méprisant, le président. Ce sermon brûlant pro-capitaliste et mondialiste, prononcé, du haut de sa montagne, par un prédicateur paranoïaque en roue libre (extraordinaire Ned Beatty !), et livré à celui qui doit devenir son nouveau prophète, est au cœur de la satire incendiaire filmée par Sidney Lumet et scénarisée par Paddy Chayefsky. Pour Jensen, dans le meilleur de son monde, cette cosmologie entrepreneuriale organisée autour des grands groupes transnationaux vampirise le nationalisme, les frontières et la démocratie. L’individu n’existe plus, les idéologies sont vidées de leur sens, les droits individuels foulés au pied, seule importe la cupidité des grandes entreprises menant le monde. Et la télévision, selon le point de vue de Sidney Lumet, en est le meilleur vecteur, totalement inféodée à ce capitalisme absolutiste et messianique, uniquement préoccupée par les cotes d’écoute, les parts d’audience, privilégiant la colère et l’émotion en lieu et place de la réflexion et de l’information. Sur le photogramme, Jensen est le point de convergence principal de la scène. Les lignes obliques, matérialisées par les lampes de couleur verte, situées de part et d’autre de la table, orientent notre regard vers celui qui vocifère, cajole, lève les bras pour mieux impressionner son interlocuteur. L’opposition entre l’ombre et la lumière tamisée accentue encore l’atmosphère de complot qui baigne la séquence. Quand Network est sorti en 1976, le contexte était explosif – la défaite du Vietnam, l’inflation, la crise pétrolière, le Watergate et la démission de Richard Nixon, la lutte pour les droits des minorités – mais personne n’imaginait que la réalité d’aujourd’hui allait dépasser la fiction d’hier. Aujourd’hui, le film de Sidney Lumet apparaît comme le portrait brutal d’un cauchemar devenu réalité, normalisé par l’irresponsabilité de certaines chaînes de télévision (Fox News a été lancée vingt ans après !) flattant démagogie, mensonges, populisme et désinformation. À l’heure du contrôle des médias - chaînes d’info en continu et presse - par de grands groupes financiers, tout est monnayable au nom de ce Moloch appelé audimat. Si l’on ajoute à ce paysage audio-visuel les géants de la technologie - les Facebook, Twitter et autres Tik Tok, entretenant avec le réel une relation plutôt distanciée – la sédimentation de tous les sectarismes, des haines recuites, des irrationalités et des dérives identitaires (pas nécessairement dans cet ordre) a désormais pignon sur rue. Après tout, les Jensen de ce monde se prennent pour Dieu et ce n’est que du business. Rien de personnel donc.




jeudi 7 juillet 2022

L'archange de la mort chez James Mangold


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Dans 3h10 pour Yuma (3:10 to Yuma, James Mangold, 2007), Charlie Prince (Ben Foster) est le personnage que l’on adore haïr. Dans cet Ouest sauvage, quelque part entre Bisbee et Contention (Arizona), aussi loin que porte le regard, tout n’est que roches, poussière et sable, canyons vertigineux, buissons d’épineux ou hautes terres boisées. Au milieu de cet espace hostile, plus dangereux que les serpents à sonnette ou les Apaches, Charlie Prince règne en maître, habité autant par une violence toujours prête à surgir que par une absence de toute vision charitable pour ses semblables. Bras droit de Ben Wade (Russell Crowe), un chef de bande pillant les banques et les diligences, il est étroitement associé à la mort et aux cadavres qu’il laisse derrière lui dans un sillage sanglant. Ce névropathe assumé se reconnaît à sa veste en cuir  blanc cassé, à son visage taillé à la serpe, à ses yeux hallucinés et froids et à la rage qu’il déploie pour éliminer, en dégainant avec la vitesse de l’éclair ses deux colts, tous ceux qui ont le malheur de se trouver sur son chemin.  Qu’il se tienne à cheval, au sommet d’une colline, à proximité d’un cimetière (photogramme 1) ou devant une diligence transformée en autodafé (photogramme 2), Charlie Prince est une allégorie de l’enfer, une représentation absolue du mal, un oiseau noir obsédé par une frénésie destructrice et mortifère. Il n’a apparemment pas plus de limites que l’espace n'a de frontières. Sa seule faiblesse – et qui se révélera fatale – est son tropisme amoureux pour Ben Wade – qui le sait et qui en joue - pour lequel il est prêt à tout donner, jusqu’à sa vie. Cet archange de la mort est la figure impitoyable et barbare – et osons le dire, séduisante – de ce Far-West tentant avec difficulté de se civiliser. Du haut du promontoire (photogramme 1), sa silhouette noire se détache ostensiblement de l’horizon, aussi immobile que les croix et les pierres tombales du cimetière qui n’a jamais aussi bien porté le nom de Boot Hill. Charlie Prince n’est pas là pour rendre hommage à un quelconque défunt, enterré ici, généralement de manière prématurée, avec ses bottes donc, mais pour observer en contrebas les faits et gestes de la petite troupe qui vient de capturer son patron, et ourdir le meilleur plan possible pour le sauver des griffes du posse qui se dirige vers la gare de Contention où le train de 3h10 conduira le prisonnier jusqu’au pénitencier de Yuma (photogramme 1). Ce crime de lèse-majesté ne peut être lavé que dans le sang. En attaquant le lendemain ce véhicule hippomobile, généralement conçu pour le transport en commun, mais pour cette fois-ci exceptionnellement réservé à un détenu dangereux, le gang désormais dirigé par Charlie se rend compte que le prévenu en question n’est pas Ben Wade, mais un homme servant de leurre pour les distraire de leur objectif. Écumant de rage, il ordonne que la diligence soit brûlée avec son occupant. Alors que la fournaise envahit tout l’arrière-plan du champ en engloutissant la diligence et les cris du supplicié, le visage de Charlie est mis à nu, pour exprimer à travers ses yeux perçants et ses mâchoires serrées, toute la détermination que le hors-la-loi mettra désormais à réparer cet outrage (photogramme 2). Ce bûcher expiatoire finissant par contaminer toute l’image s’accorde pleinement à la personnalité infernale de l’homme de main, comme si celui-ci se laissait absorber par celui-là. Se dévoile alors à travers ce processus de destruction, toute la passion du dépit amoureux qu’il éprouve pour Ben. En prédateur accompli, Charlie Prince est le digne héritier d’un Dutch Henry Brown (Stephen McNally)[1], d’un Jack Wilson (Jack Palance)[2] ou d’un Liberty Valance (Lee Marvin)[3], trois tueurs qui ont su marquer l’imaginaire du cinéphile. Charlie Prince ou la fascination du mal en mouvement.



[1] Winchester 73 (Anthony Mann, 1950)

[2] Shane (L’Homme des vallées perdues, George Stevens, 1953)

[3] L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man who Shot Liberty Valance, John Ford, 1962)