mardi 21 février 2017

Le samouraï chez Edward Zwick


Avec une clameur d’abord indistincte puis de plus en plus audible et des ombres spectrales sortant progressivement du brouillard, la première apparition des samouraïs dans le film d’Edward Zwick, Le Dernier des samouraïs (The Last Samourai, 2003) déchire littéralement l’écran. Filmée au ralenti, la charge irrésistible que mènent ces cavaliers lourdement armés contre les conscrits de l’armée japonaise, s’apparente à un surgissement aussi fiévreux qu’irréel. En dépit de leurs casques kabuto à décorations frontales impressionnantes (un croissant de lune ou des cornes), de leurs armures, de leurs sabres, de leurs arcs, de leurs lances et de la fougue de leur assaut, ces guerriers évoluent avec aisance dans cette forêt et cette brume qui les ont masqués un temps. Les sabots des chevaux martèlent le sol en cadences régulières, les sabres sont levés, prêts à chanter leur musique mortelle, les cavaliers, comme autant de centaures, regardent droit devant eux sans dévier de leur trajectoire, prêts à tout pulvériser sur leur passage. Le dynamisme et la puissance de l’image sont obtenus par la composition dans le cadre : le point de vue est exclusivement frontal avec une absence de hiérarchisation des plans : les arbres et la végétation sont visibles au premier et à l’arrière plans mais ne sont guère significatifs. C’est évidemment le deuxième plan qui importe, matérialisé par cette horde sauvage déferlant sur nous. Fortement contrastée, la lumière, entre l’ombre recouvrant les cavaliers et le bleu enveloppant la forêt, donne à la séquence une dimension fantasmagorique.  Il y a quelque chose d’effrayant et de fascinant dans cette chevauchée nocturne qui renvoie à l’image idéalisée que nous avons du samouraï. Au Moyen-Âge, il est ce guerrier japonais au service d’un seigneur, soumis à une discipline très stricte, expert dans le maniement du sabre - le katana - et observant des principes moraux – droiture, honneur, loyauté, courage, mépris de la mort -  régis par un code, le bushido (la voie du guerrier). Dans le dernier tiers du XIXe siècle, avec le renforcement du pouvoir impérial – le début de l’ère Meiji - et un Japon qui se modernise tout en s’ouvrant au monde, les samouraïs, représentant une culture et un mode de vie dépassés, deviennent obsolètes et disparaissent. Edward Zwick filme donc, serrés les uns contre les autres, des morts en sursis, des perdants magnifiques. La masse mouvante qui transperce la brume n’est qu’un des ultimes sursauts d’orgueil de cette caste militaire vouée à disparaître.  Akira Kurosawa (Les 7 Samouraïs, 1955), Masaki Kobayachi (Harakiri, 1962 ou Rébellion, 1967) avaient déjà montré des hommes déchus de leur piédestal mais qui choisissent de mourir dans un dernier baroud d’honneur.


samedi 18 février 2017

« Quand la légende dépasse la réalité, alors imprimez la légende ! » chez Clint Eastwood


Cette célèbre apostrophe extraite de l’Homme qui tua Liberty Valance (The Man who shot Liberty Valance, John Ford, 1962) traduit la distance qu’il y a entre la représentation du mythe de l’Ouest américain (globalement, la plus grande partie des westerns tournés de 1903 jusqu’au milieu des années 60) avec ses icônes sans peur et sans reproche et le réel de la conquête (globalement, les westerns tournés de la fin des années 60 à nos jours), avec des héros mis à nu, le massacre des Indiens et la destruction des bisons. Clint Eastwood, en digne héritier de John Ford, fait sienne cette maxime mais la transpose dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Dans Mémoires de nos pères (Flags of Our Fathers, 2006), trois soldats sont présentés comme des héros de la bataille d’Iwo-Jima (mars 1945) pour parcourir les États-Unis afin de collecter de l’argent qui servira à financer l’effort de guerre contre l’Empire du Soleil levant. De gauche à droite, René Gagnon (Jesse Bradford), John Bradley (Ryan Philippe) et Ira Hayes (Adam Beach) ont participé à l’érection du deuxième drapeau sur le point culminant d’Iwo-Jima, le mont Suribachi, en signe de victoire sur l’ennemi japonais. Mais ce que le public américain, en mal de héros et avide de pouvoir s’identifier à des soldats farouches et résolus, ne sait pas, c’est que cet épisode du deuxième drapeau n’est qu’une mise en scène orchestrée par le photographe Joe Rosenthal, absent au moment où le premier drapeau a été fixé, au plus fort des combats.  Son cliché « Raising the flag on Iwo-Jima » deviendra la photographie la plus emblématique de la guerre. L’autre problème est que sur les trois hommes, seul Ira Hays, un amérindien né sur la réserve pima de Gila River en Arizona, a participé au combat. Les deux autres sont respectivement une estafette (René Gagnon) et un infirmier (John Bradley) et n’ont pas participé aux vagues d’assaut qui ont fini par submerger cet îlot perdu en plein Pacifique. Ils acceptent par patriotisme de se prêter à cette exhibition médiatique et « d’endosser la défroque des héros » (1). Le photogramme les montre au beau milieu d’un stade, sous les feux des projecteurs. Cette image fixe traduit en fait un mouvement de rotation puisque les trois personnages n’en incarnent qu’un, mais à des moments successifs. René regarde droit devant lui avec un sourire goguenard, pas dupe du jeu auquel il se livre, John tourne la tête vers sa gauche, passablement inquiet face à cette foule et Ira clôt le mouvement en scrutant, interloqué, les plus hauts gradins du stade. Devenus des marionnettes aux mains de la propagande, ils sont impeccablement sanglés dans leurs uniformes de parade pour offrir à la vue du public ce qui est en fait une imposture et un mensonge. La réalité importe donc peu. Ils sont devenus des images, des icônes, des symboles que l’on peut utiliser jusqu’à l’épuisement, parce que la situation militaire l’exige. Et cette posture apparaîtra d’autant plus décalée pour le soldat Ira Hayes, qu’elle ne le mettra pas à l’abri du racisme qui le frappe entre deux tournées de promotion. De manière emblématique, le film se termine sur lui, alcoolique et en pleine dépression, en train d’errer sur les routes de la réserve, oublié de tous. Ce mensonge, érigé en système de gouvernement, sert le propos de Clint Eastwood qui, à travers ce questionnement patriotique de la manipulation de l’image, rend néanmoins hommage à tous ceux – Américains et Japonais – qui ont participé à cette bataille particulièrement sanglante ou qui y ont laissé leur vie.

(1)  Clint Eastwood, un passeur à Hollywood de Noël Simsolo, Cahiers du cinéma, 2006, p.263



Raising the flag on Iwo-Jima de Joe Rosenthal (1945)

dimanche 12 février 2017

L'arbre du pendu chez Budd Boetticher



Réalisé entre Le Courrier de l’or (Westbound, 1959) et Comanche Station en 1960, la Chevauchée de la vengeance (Ride Lonesome, 1959) est l’avant-dernière collaboration entre Budd Boetticher et son acteur fétiche Randolph Scott. Ancien shérif reconverti en chasseur de primes, Ben Brigade (Randolph Scott) capture Billy Jones (James Best), le frère de Frank Jones (Lee Van Cleef). Billy doit servir d’appât pour attirer son frère dans cette clairière au sol rocailleux, délimitée par une rangée d’arbres s’apparentant à une arène propice au règlement de compte final. Frank a naguère pendu la femme de Ben au même arbre mort que celui qui sert désormais de potence pour Billy. Le visage impassible et minéral de Ben armé de sa Winchester, cache une volonté farouche d’assouvir sa vengeance. C’est un homme meurtri, fracturé et dévasté par le meurtre de sa femme. De retour sur les lieux du crime, il veut se libérer de sa haine et exorciser ses démons intérieurs. Le sort de Billy ne l’intéresse pas. La corde au cou, celui-ci vit néanmoins une situation quelque peu délicate. La pendaison est une figure récurrente du western : L’Étrange incident (The Ox-Bow Incident, William Wellman, 1943), La Colline des potences (The Hanging Tree, Delmer Daves, 1959), Les Deux cavaliers (Two Rode Together, John Ford, 1961) ou encore Pendez-les haut et court (Hang ‘hem High, Ted Post, 1968) font de la potence la matérialisation de la loi de Lynch, mais surtout des haines et des intolérances vis-à-vis des Indiens, des Noirs, des Mexicains surtout, mais aussi des voleurs de bétail et autres badmen. Mais Ben Brigade n’est pas de cette humanité qui se complait ignominieusement dans ce type d’exécution sommaire. Héros hiératique doté de la morale de celui qui sait que son combat est juste, il attend l’arrivée de Frank et lui règle son compte promptement. Resté seul désormais devant l’arbre qui le domine de toute sa sinistre présence, Ben choisit d’y mettre le feu, moins pour cautériser la blessure béante qui a motivé sa vengeance que pour se purifier de tout ce qu’il a haï profondément en lui : une pulsion de mort dans une stricte application de la loi du talion. Mais le mouvement de grue ascendant de la caméra contribuant à écraser Ben contredit cette catharsis qui devrait lui permettre de se libérer totalement de ses obsessions. Les bras ballants, figé dans ses souvenirs, il regarde tristement la fumée de l’arbre-potence qui s’élève en tournoyant dans le ciel. Et soudain, une tension s’établit entre l’arbre incandescent et Ben. La mort de Franck le met désormais seul face à lui-même et, veuf inconsolé, il ne peut que mourir.


samedi 11 février 2017

Les amants maudits chez Raoul Walsh


Remake de la Grande évasion (High Sierra, 1941), La Fille du désert (Colorado Territory, Raoul Walsh, 1949) met en scène l’odyssée d’un hors-la-loi, Wes McQueen (Joel McCrea) et de sa compagne Colorado Carson (Virginia Mayo), une métisse aussi ombrageuse, volcanique et sensuelle qu’éperdument amoureuse de son amant.  À la suite de l’attaque d’un train, Wes McQueen est pris en chasse par un posse dirigé par un marshall. Acculé dans la Cité de la lune, des ruines troglodytes cachées dans l’anfractuosité d’une montagne du Canyon de la Mort, Wes subit un siège qui apparaît très vite désespéré. Au même moment, alors que Colorado est prisonnière de ses poursuivants, celle-ci réussit à subtiliser deux chevaux pour parvenir aux pieds de la montagne et s’enfuir en récupérant Wes. Mais cette tentative de fuite et cette espérance d’un ailleurs apaisé vont se retourner contre les deux amants. Caché derrière les rochers, le posse surgit, lançant une charge dévastatrice contre le couple qui a cru quelques secondes échapper à son destin. La traque trouve son épilogue dans un grandiose face-à-face d’un lyrisme tragique et d’un romantisme absolu. 




Blessé, Wes est rapidement réduit à l’impuissance alors que Colorado, farouche et déterminée, se tourne avec morgue contre ses assaillants. Armée de deux colts, elle lance un dernier baroud d’honneur, n’hésitant pas à tirer tout en offrant à Wes un rempart de son corps. La dimension éruptive de ce personnage féminin est à rapprocher de celui de Pearl Chavez (Jennifer Jones) dans Duel au soleil (Duel in the Sun, King Vidor, 1946). Ces deux femmes incarnent l’impossibilité pour les métisses de s’intégrer dans la société américaine qui les renvoie toujours à la couleur de leur peau. Marginalisées, elles ne peuvent exister que par leur force de caractère, leurs passions et leurs pulsions de vie mais aussi de mort. La vision dramaturgique de son héroïne donne au film de Raoul Walsh sa valeur émotionnelle : les deux amants ne peuvent être unis que dans la mort. Leurs corps, criblés de balles, s’effondrent dans la poussière du canyon, mais, dans un dernier sursaut, les deux amants parviennent à joindre leurs mains dans une ultime étreinte en unissant leurs destinées. La fatalité et la mort ont fini par submerger Wes et Colorado. Le cinéma de Raoul Walsh a toujours su montrer une empathie certaine pour ces personnages hors du commun, fracturés de l’intérieur, vivant leur vie de manière intense et sans concession : Roy Earle (Humphrey Bogart dans La Grande Évasion/High Sierra, 1941), Cody Jarrett (James Cagney dans L’Enfer est à lui/White Heat, 1950), Barbe-Noire (Robert Newton dans Barbe-Noire, le pirate/Black-Beard the Pirate, 1952) incarneront à l’écran ces jusqu’au-boutistes incapables de modifier leurs trajectoires sanglantes et funestes. Dix-huit années plus tard, Arthur Penn filmera une séquence quasi-identique dans Bonnie and Clyde. Deux autres amants en cavale périront sous les rafales des mitraillettes de la police embusquée derrière un bosquet.  






La ségrégation socio-spatiale chez Rodrigo Pla


La Zona (Rodrigo Pla/2008) est une cité résidentielle privée très aisée comme il y en existe des milliers à travers le Mexique. Des villas, des gazons bien entretenus, de grosses voitures garées devant leurs garages, des rues calmes, mais sans vie, caractérisent cette urbanizacion cerrada, cette communauté fermée, repliée sur elle-même et ses certitudes sociales et financières. On est entre soi, dans un souci d’homogénéité sociale. Ses habitants fortunés vivent sans aspérités comme anesthésiés par le silence qui règne et qui enveloppe cet espace urbain idéalisé. Aucun nuage ne vient perturber ce bel ordonnancement horizontal de maisons sécurisées. Mais tout à la découverte de ce ghetto doré, la caméra suit les ondulations erratiques du vol d’un papillon qui nous amènent à découvrir, comme une incongruité, la présence d’un mur à gauche de l’écran. 


Construit à l’arrière d’une haie, ce mur est surmonté de barbelés, de lignes à haute tension et de projecteurs donnant à l’ensemble des allures de camp retranché. Haute de plusieurs mètres, cette balafre architecturale protège la Zona d’une menace extérieure pensée comme particulièrement dangereuse. Elle est le symptôme et la matérialisation d’une ségrégation socio-spatiale, révélatrice d’une société brisée, en proie à de profondes divisions intercommunautaires. C’est donc moins la Zona que l’enceinte fortifiée l’encerclant qui est le sujet du film. Filmé en contre-plongée, le mur traduit la peur et la paranoïa qui se sont emparées des esprits d’une partie de la population ne réalisant pas qu’elle répond à la violence par la violence. 


Puis la caméra effectue un mouvement de grue ascendant pour confirmer les raisons de cet enfermement volontaire. Au loin, mais pas si loin, s’étend un chaos urbain. Cet enchevêtrement hétéroclite de maisons s’entassant les unes à côté des autres renvoie l’image de tous les dysfonctionnements de la société mexicaine : bidonvilles, violence, drogue, prostitution, extrême pauvreté. Se dressant comme une discontinuité de l’espace urbain, la fortification apparaît d’autant plus dérisoire que de l’autre côté, la pression démographique et l’extension du tissu urbain anarchique menacent de tout submerger sur leur passage. Deux territoires se tournent le dos, s’ignorent ou feignent de s’ignorer. La caméra de surveillance n’est pas orientée vers cet entrelacs d’immeubles à très forte densité, mais scrute à l’intérieur de la Zona les signes d’une éventuelle intrusion venue de l’extérieur. En regardant le prologue du film, on ne peut s’empêcher de penser à l’athlète Oscar Pistorius, accusé après une violente dispute, d’avoir assassiné en 2013, sa compagne dans leur domicile à Pretoria, la capitale de l’Afrique du Sud. Le couple vivait justement dans une enclave résidentielle hautement surveillée, la Silver Woods Country Estate, Ce n’est donc pas du monde extérieur que la violence a surgi, mais bien de l’intérieur de cet espace emmuré.


dimanche 5 février 2017

Le journaliste chez Roger Spottiswoode


Le Tchad, 1979. Le fondu d’ouverture du générique d’Underfire (Roger Spottiswoode/1983) dévoile un paysage de savane accablé par la chaleur africaine. La saison sèche bat son plein et les formations herbeuses sont brûlées par le soleil. La caméra filme un espace vide de sons et de toute présence humaine ou animale. Le temps apparaît suspendu à l’air chaud et sec qui écrase cet environnement caractéristique d’un climat tropical à longue saison sèche. En son off, une longue note tenue au synthétiseur, lancinante et plaintive, tranche, à intervalles réguliers, l’espace végétal et forestier qu’aucun souffle de vent ne vient perturber.


Et puis soudainement, l’image s’anime. Au premier plan, un homme armé d’un AK 47 surgit dans le cadre. Littéralement sorti de terre, il se lève avec précaution, aux aguets. Son uniforme se confond avec ce tapis de grandes herbes qui l’avait dissimulé jusqu’à cet instant. Attentif au moindre mouvement et au bruit le plus infime, il met un genou à terre et attend. Figé dans son hiératisme, son corps se détache maintenant nettement pour fixer la ligne d’horizon.


Et puis progressivement, ce sont un, deux, puis plusieurs soldats qui, à son signal, se lèvent à leur tour pour poursuivre leur avancée un moment interrompue. La caméra n’a pas bougé de son axe, filmant en plan d’ensemble la lente progression de la colonne militaire. En un seul plan, Roger Spottiswoode filme la guerre civile au Tchad (1965-1979) dont nous ne saurons pourtant rien des tenants et des aboutissants, puisque l’intérêt du générique est de présenter le journaliste-photographe américain Russel Price (Nick Nolte), couvrant et photographiant le conflit. Des images qui se figent alors que le son du déclencheur d’un appareil photo se fait entendre prouvent que Russel Price suit hors-champ cette colonne. Pourtant cette distance par rapport à la guerre civile sert le point de vue du réalisateur. Qui sont ces soldats ? Des forces rebelles ou gouvernementales ? Russel Price refuse de prendre parti et ne veut être qu’un observateur neutre, un œil témoin, chargé de rapporter des images d’une guerre lointaine. Ces soldats ne peuvent être que des silhouettes impersonnelles dont l’existence sert à justifier l’activité de Russel Price, avide avant tout de trouver le meilleur angle de prise de vue, le plan le plus dramatique et le plus photogénique qui lui vaudront la couverture du Time magazine aux États-Unis. C’est l’exercice même du journalisme qui est ici pointé du doigt. Jusqu’à quel point peut-on rester impartial, passer d’un camp à l’autre, désengagé, distancié, sans inévitablement finir par prendre parti au risque de se perdre ?