dimanche 29 mai 2016

Le plan-séquence chez Brian De Palma



Un plan-séquence est un plan long filmé sans coupure et monté tel quel. Brian De Palma est l’un des spécialistes de cette virtuosité cinématographique. Blow out, Mission impossible, Snake Eyes (un plan-séquence de 12 :5 !), Le Bûcher des Vanités, Les Incorruptibles   contiennent des morceaux de bravoure identiques au plan –séquence de l’Impasse (Carlito’s Way, 1993). Celui-ci fait 2 :20 et présente une unité de temps et de lieu, la gare de New-York, le Grand Central Terminal, située au cœur de Manhattan. Carlito Brigante (Al Pacino, toujours aussi renversant) ayant participé, à son corps défendant  au meurtre d’un parrain de la mafia, Tony Taglialucci,  est poursuivi par le fils de Tony, Vinnie Taglialucci. Ce dernier, secondé par trois comparses, veut venger la mort de son père. La traque, menée à un rythme infernal, passe du métro new-yorkais au gigantesque hall du Grand Central Terminal. Ce plan-séquence ne représente qu’une partie de cette poursuite qui s’achèvera sur l’un des quais de la gare. L’ensemble dure une vingtaine de minutes. L’avantage du plan-séquence est de présenter l’action en temps réel. La caméra gravite autour de Carlito qui utilise le premier étage de la gare pour échapper aux regards de ses poursuivants. Une véritable chorégraphie, englobant très souvent Carlito et ses poursuivants, se met alors en place, permettant de ne jamais relâcher la tension et la frénésie qui enveloppent progressivement l’action. Sans cesse en mouvement, filmé par une caméra Steadycam qui permet des prises de vues d’une fluidité particulièrement reptilienne, Carlito évolue entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Ces amples mouvements contredisent d’ailleurs l’espace particulièrement restreint dans lequel évolue l’homme traqué. Celui-ci fait quasiment du surplace. L'utilisation des travellings avants, arrières, latéraux et des panoramiques suppriment les temps morts et donnent ainsi à Al Pacino l’occasion de livrer un numéro d’acteur hors du commun. Ce type de plan est particulièrement virtuose parce qu’il nécessite une parfaite coordination entre les acteurs, les techniciens et les figurants. Brian De Palma est ici secondé par son chef-opérateur ou directeur de la photographie, Stephen H. Burum. L’image est constamment sinueuse, fluide et participe pleinement à l’enfermement progressif de Carlito dans cette immense gare, que traversent, sans se douter de rien, des centaines de voyageurs. Par ses allers-retours incessants, la caméra cadre au plus près Al Pacino qui cherche par tous les moyens à utiliser l’escalator qui lui permettrait d’accéder au quai pour monter dans le train salvateur. Mais  cette échappatoire lui est sans cesse fermée par la présence des membres de la mafia qui guettent sa venue.  L’ampleur et l’acuité de la mise en scène sont ici remarquables. Jusqu’à l’explosion finale.

Le plan-séquence est une figure de style que l’on retrouve depuis les origines dans toutes les cinématographies : L’Aurore de Murnau (1927), Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov (1957), Profession : reporter de Michelangelo Antonioni (1964), Ténèbres de Dario Argento (1982) en sont quelques exemples.  Mais, outre celui de l’Impasse, mes trois préférés sont les deux plans-séquences du discours final du barbier dans Le Dictateur de Charlie Chaplin (1940) et ceux qui ouvrent La Soif du mal d’Orson Welles (1958) et Une Histoire de violence de David Cronenberg (2005). Ces deux derniers sont d’une remarquable sobriété, inversement proportionnelle à la densité du propos.


jeudi 26 mai 2016

Le décor chez Ernest B.Schoedsack et Irving Pichel


Les Chasses du comte Zaroff (The Most Dangerous Game, 1932) est doté d’un scénario exceptionnel. Un aristocrate russe, le comte Zaroff (Leslie Banks, superbe) grand chasseur de fauves, ayant fui la révolution bolchévique, se réfugie sur une île déserte pour recueillir tous les naufragés qui auraient eu le malheur de naviguer trop près des récifs qui bordent son île. Insatisfait et lassé par la chasse aux animaux, il organise des traques contre le seul gibier qui lui procure encore des sensations; l’homme. Bob Rainsford (Joel McCrea) et Eva Trowbridge (Fay Wray) sont les nouvelles victimes de ce prédateur d’un type nouveau, aussi raffiné et excentrique que meurtrier et machiavélique. Les décors, entièrement reconstitués dans les studios de la RKO Radio Pictures, vont servir au tournage simultané d’un autre film, appelé à passer à la postérité cinématographique, King Kong (1933) du même Schoedsack, mais avec, cette fois-ci, la collaboration de Merian C. Cooper et la même Fay Wray dans le rôle d’une autre héroïne malmenée par un monstre d’une espèce différente.

Cette jungle reconstituée, qui ne se veut pas réaliste, doit agir  de telle manière qu’elle génère en nous un retour à la barbarie et aux peurs primaires de notre inconscient : île non répertoriée sur les cartes, absence de civilisation, espace végétal hostile et impénétrable, marais peuplés de crocodiles, brouillard anxiogène, précipices vertigineux, grottes mystérieuses, falaises battues par les vagues déchaînées, c’est toute notre imagination qui est mise à contribution. De l’Île au trésor de Robert Louis Stevenson (1883) au Monde perdu  d’Arthur Conan Doyle (1912), en passant par Les Mines du roi Salomon d’Henry Rider Haggard (1885), la littérature fourmille de ces lieux qui défient l’imagination, nous sortent de notre confort moderne et nous transportent dans des contrées exotiques lointaines et mystérieuses. Ces romans – ainsi que la nouvelle de Richard Connell, The Most Dangerous Game (1925) - vont directement inspirer les cinéastes, particulièrement au moment où la crise de 1929 fait rage aux États-Unis. Le message est alors explicite au pays du capitalisme; celui qui survit à l’adversité est celui qui s’adapte à son nouvel environnement. Bob Rainsford, les deux pieds bien calés dans la fange marécageuse a le regard déterminé de celui qui veut vendre chèrement sa peau. Tenant solidement son poignard, il dirige son regard vers un hors-champ salvateur, tout en soutenant à bout de bras Eve, son infortunée compagne, qui elle, tourne son regard en arrière, vers le danger symbolisé par une meute de chiens lancée à leurs trousses et dirigée par le comte sanguinaire, cet ogre terrifiant qui court à grandes enjambées à travers le brouillard épais qui  enveloppe chasseur et gibier. L’atmosphère est poisseuse et délétère, révélatrice des angoisses humaines face à l’inconnu. Les années 30 vont être propices à l’apparition sur les écrans de monstres qui vont hanter jusqu’à nos jours tous les films fantastiques, particulièrement américains; outre Zaroff, d’autres personnages ou créatures comme Dracula, Frankenstein, King-Kong, l’Homme invisible ou encore des médecins déjantés comme les docteurs Jekyll ou Moreau ont été et restent des êtres hors normes, victimes de leur folie ou de leur perfidie. Seul King-Kong saura se montrer plus humain que les chasseurs qui le pourchassent. 

 
Leslie Banks



lundi 16 mai 2016

L'appartement chez Roman Polanski


Le Locataire (1976) est probablement le film le plus terrifiant de Roman Polanski. Adapté du roman de Roland Topor, Le Locataire chimérique, il raconte une tranche de vie d’un dénommé Trelkowsky (Roman Polanski) qui décide d’emménager dans un appartement parisien dont la précédente locataire, Simone Choule, s’est suicidée. Malhabile, timide, emprunté dans ses gestes, en butte avec l’agressivité quotidienne de ses voisins, Trelkowsky va progressivement  sombrer dans une paranoïa aigüe tout en étant persuadé que ces mêmes voisins veulent le pousser au suicide. L’abîme qui s’ouvre devant lui s’accompagne d’une lente dépossession schizophrénique de son corps et de son esprit pour mieux s’identifier à Simone Choule dont tout le monde se plaît à lui rappeler les gestes et les habitudes quotidiennes. Ici, la transformation vient de s’achever. Après avoir revêtu une  robe de Simone, chaussé une de ses paires de chaussures à talon et  acheté une perruque, Trelkowsky (mais peut-on encore évoquer son nom puisqu’il est devenu Simone ?) s’est assis devant la fenêtre funeste, à partir de laquelle la précédente locataire s’est jetée dans le vide. La photographie, signée Sven Nykvist, le chef-opérateur d'Ingmar Bergman, donne une perception angoissante et lugubre de l’appartement qui s’apparente à celui de Répulsion (1965), un précédent film de Roman Polanski. L’éclairage rasant  donne à l’image une dimension crépusculaire. La configuration étriquée de la pièce renforce la solitude et les hallucinations du personnage enfermé dans son délire de persécution. Une lampe de chevet éclairée, un lit, une chaise, une table, une autre lampe, un fauteuil et un tapis défraîchi complètent, dans une semi-obscurité, le décor réduit à sa plus simple expression. Et dans une centralité parfaite, vu de dos, immobile et silencieux, mais dans un silence assourdissant qui s’apparente au Cri d’Edvard Munch, Trelkowsky, dépossédé de son existence propre, se retrouve face à ses démons intérieurs. La fenêtre n’est plus une ouverture mais l’expression de son trouble psychotique, tout comme la perruque ou les vêtements de Simone. À l’instar d’Orson Welles qui avait l’habitude depuis Citizen Kane (1940) de tout filmer dans le plan de manière nette, Polanski intègre grâce à une longue profondeur de champ, tous les éléments bien visibles de sa séquence: un appartement miteux, des objets qui nous renvoient à notre vie quotidienne, un locataire dont le regard nous est caché mais qui fixe, sans aucun doute, intensément et de manière hypnotique, cette fenêtre. La mise en scène de Roman Polanski s’apparente ici à une plongée en apnée dans un cauchemar éveillé qui est sur le point de trouver son épilogue. Vilipendé de manière incompréhensible au moment de sa sortie, Le Locataire est devenu avec le temps, ce qu’il a toujours été, un très grand film.


                                                                                  Roman Polanski

           
                                                                    Le Cri d'Edvard Munch (1893)




Les Amérindiens chez Michael Mann


Les vingt dernières minutes du Dernier des Mohicans (Last of the Mohicans de Michael Mann, 1992) sont d’un lyrisme absolu. Le Mohican Chingachgook  (Russell Means), est face au Huron Magua  (Wes Studi). Ce dernier vient de tuer Uncas (Eric Schweig), le fils de Chingachgook. Après une lutte aussi brève que violente, Chingachgook s’apprête à porter le coup de grâce. La tension est à son comble, les deux hommes se regardent, figés, un court instant. Magua est déjà en équilibre instable à la suite des coups reçus et son  sort  est scellé. Il se retrouve sans arme, face au redoutable casse-tête en forme de crosse de fusil que tient à deux mains le Mohican. La séquence a été tournée en Caroline du Nord, dans les Appalaches et au cœur du Chimney Rock Park. Les deux adversaires sont, entre ciel et montagne, sur un chemin escarpé qui longe une falaise aux parois vertigineuses d’un côté et un précipice de l’autre. La géographie de cet espace enferme les deux guerriers dans une lutte à mort, et la beauté du lieu associée à la violence de la confrontation crée une dichotomie encore renforcée par le lyrisme de la musique composée par Trevor Jones et Randy Edelman. L’absence de paroles donne à l’image une amplitude que magnifie l’écran large. Jusque-là tout en mouvement, cette séquence marque ici une respiration silencieuse, vierge, pendant quelques secondes, de tout geste et de tout cri. Né en 1939 et décédé en 2012, Russell Means était un activiste Sioux Lakota qui a été de toutes les luttes menées depuis les années 60, par l’American Indian Movement pour une meilleure reconnaissance des droits des Amérindiens aux États-Unis. Wes Studi, quant à lui, est né en 1947 dans la tribu des Cherokee. Moins politisé que Means, il marque de sa démarche féline  et de son visage taillé à la serpe de nombreux films; Danse avec les loups de Kevin Costner (1990), Geronimo; une légende américaine de Walter Hill (1993), Heat de Michael Mann (1994), Le Nouveau Monde de Terence Mallick (2005), Avatar de James Cameron (2008). Plus question, désormais, d’employer des acteurs blancs pour incarner des Indiens à l’écran. Little Big Man d’Arthur Penn (1970) avait déjà ouvert une brèche en donnant un rôle de vieux chef cheyenne à Chief Dan George (membre de la tribu Tsleil-Waututh de Colombie-Britannique au Canada) et Danse avec les loups de Kevin Costner (1990) enfonce définitivement le clou en  traduisant, à l’aide de sous-titres, la langue lakota parlée par d’authentiques Amérindiens. Il est regrettable que l’immense talent de Wes Studi ne soit pas davantage exploité par les producteurs et les metteurs en scène qui le cantonnent encore trop souvent et exclusivement dans des rôles d’Indiens.



                                                                             Wes Studi


                                                         Russel Means et Daniel Day-Lewis


vendredi 13 mai 2016

Être dans de sales draps chez Richard Brooks



Dans Les Professionnels (The Professionals, 1966) de Richard Brooks, Rico Fardan (Lee Marvin) est engagé par un riche propriétaire terrien pour libérer sa femme, kidnappée selon lui par des révolutionnaires mexicains conduits par Jesus Raza (Jack Palance). Rico est secondé dans sa tâche par Bill Dolworth (Burt Lancaster), un dynamiteur hors norme, Hans Ehrengard (Robert Ryan), un amoureux des chevaux et Jacob Sharp (Woody Strode), un expert dans toutes les armes qui lui tombent entre les mains. Le quatuor de mercenaires traverse la frontière pour entrer au Mexique et ne tarde pas à croiser sur son chemin un redoutable trio de bandits mexicains plus affreux l’un que l’autre. La rencontre tourne tout d’abord au désavantage des Américains. Venu en éclaireur, Bill se fait capturer (photogramme du haut) et contemple désormais le monde d’un point de vue manifestement inverse à celui de son vis-à-vis, secoué par une joie sadique qu’il communique à ses deux comparses hors champ. Arrivé quelque temps plus tard, Rico décide de venir à l’aide de l’infortuné Bill et plonge dans l’arène. Dans le photogramme du bas, la nasse se referme sur Rico. Les trois bandits et la paroi rocheuse derrière lui bloquent toutes les issues et réduisent ses marges de manœuvre en créant un enfermement qui, en toute logique, ne peut lui être que fatal. Pourtant, sa détermination, son bras droit tendu, sa main tenant fermement un revolver dirigé tout droit vers la tête du chef de la bande disent exactement l’inverse; ceux qui sont dans de sales draps ne sont pas ceux auxquels on pense. En effet, Bill et Rico savent, à l’instar du spectateur, que Hans et Jacob sont placés quelques mètres au-dessus de leurs têtes, prêts à intervenir. Les trois bandits n’ont plus que quelques secondes à vivre. La figure du Mexicain dans le western est rarement positive. Ces trois-là ne dérogent pas à la règle : sales, fourbes, mâchoires plus ou moins édentées, alcooliques, une machette toujours à portée de main, assassins sans scrupules aux rires gras et tonitruants, ils hantent de leur présence odorante le western américain comme dans Butch Cassidy et le Kid de George Roy Hill (1969) ou encore Chisum d’Andrew McLaglen (1970). S’il n’est pas bandit, le Mexicain est un hôtelier geignard (Rio Bravo d’Howard Hawks /1959), un paysan sans défense (Les Sept Mercenaires de John Sturges, 1960), ou encore un dictateur (La Horde sauvage de Sam Peckinpah, 1969). Quelques arbres viennent cacher la forêt pour évoquer des personnages plus complexes que d’habitude : dans Les Bravados de Henry King (1958), le bandit mexicain Lujan se transforme en un paysan pauvre attaché à sa famille et dans Rio Conchos de Gordon Douglas (1964), le personnage de Juan, haut en couleur, intelligent, persifleur, va à l’encontre de la caricature assumée par de trop nombreux metteurs en scène. La frontière du Rio Grande a longtemps été la limite méridionale de l’expansion américaine. Une fois la conquête de cet espace achevée et avec les incursions répétées des Américains au Mexique, qu’ils soient bandits, soldats ou civils, l’impérialisme américain s’exprime désormais de l’autre côté du Rio Grande (c’est précisément le point de vue critique adopté par Richard Brooks) qui n’est rien d’autre pour ces films des années 60 et 70 qu’une métaphore de l’intervention américaine au Vietnam.



                                          Woody Strode, Lee Marvin, Robert Ryan et Burt Lancaster