mercredi 24 février 2021

L'eau chez Mike Nichols

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Dans le photogramme 1, Benjamin Braddock (Dustin Hoffman) est un jeune fraîchement diplômé d'Harvard, réfugié dans sa chambre, la tête plaquée contre la vitre d'un aquarium, alors qu'une fête en son honneur bat son plein dans la maison familiale. Perdu dans ses pensées, il incarne dans Le Lauréat (The Graduate, Mike Nichols, 1967) un personnage à la croisée des chemins, écartelé entre son refus du modèle américain gavé et repu de suffisance matérielle dont ses parents sont les dignes représentants, et un avenir dont il a beaucoup de peine à dessiner les contours. C'est cette incertitude, cet entre-deux que filme Mike Nichols. « L'aquarium offre ici l'image projective du manque d'espace dont il souffre intérieurement et signale sa claustrophobie [1] ». Fixant de biais un hors-champ indéterminé, ses yeux semblent des coquilles vides, perdues dans un visage n'affichant aucune expression particulière. Coincé entre un ancien monde conservateur tout à la planification de son futur professionnel et son désir absolu de liberté, Benjamin cherche son oxygène à l'image des bulles de l'aquarium s'échappant d'un filtreur en forme de plongeur miniature fixé sur un corail décoratif. Un costume ridicule de plongeur avec masque, combinaison isothermique, bouteille à oxygène, palmes et harpon lui sera d'ailleurs offert un peu plus tard en guise de cadeau d'anniversaire (photogramme 2). Forcé par ses parents à plonger au fond d'une piscine, Benjamin se laisse flotter, refuse de remonter à la surface où l'air est irrespirable, fait le noyé. La caméra, par un lent travelling arrière, isole de plus en plus Benjamin dans le cadre (photogramme 3). Cette métaphorisation d'une double noyade pour échapper à un monde extérieur étouffant va le pousser à s'émanciper de cet enfermement physique et mental pour rejoindre des eaux plus favorables à ses désirs. C'est la rencontre avec une femme très entreprenante et beaucoup plus âgée que lui, Mrs Robinson (Anne Bancroft) qui, en le déniaisant, va lui ouvrir de nouvelles perspectives. Couché sur un plongeoir, lunettes de soleil avantageuses (photogramme 4), Benjamin s'abandonne au-dessus de l'eau et apparaît apaisé pour la première fois. Il s'isole du monde extérieur dans cet espace aquatique qui suggère l'intimité et l'introspection. Cette contemplation préfigure son affranchissement définitif de l'ancien monde. De la contestation larvée il peut désormais passer à la dissidence.

Totalement en phase avec son époque et plébiscité par une jeunesse très cinéphile, très politisée et avide de changements, Le Lauréat est, avec Bonnie et Clyde (Bonnie and Clyde, Arthur Penn, 1967) l'entame du Nouvel Hollywood, cet âge d'or et cette parenthèse enchantée du cinéma américain de la fin des années 60 à 1980. Rompant avec le classicisme hollywoodien et fonctionnant en miroir, ce cinéma met en avant tous les bouleversements sociétaux, politiques et raciaux des années 60. Très influencés par le néoréalisme italien et la Nouvelle Vague française, les Brian De Palma, Francis Ford Coppola, Martin Scorsese, William Friedkin, Hal Ashby ou encore Dennis Hopper vont devenir les porte-étendards de la contre-culture américaine.



[1] Le Cinéma américain des années 70, Jean-Baptiste Thoret, Cahier du cinéma/essais, 2006, p.201





lundi 22 février 2021

La chasse à l'homme chez Henry Hathaway

 


Tod Lohman (Don Murray), un cowboy en apparence tranquille, vient de s'arrêter au bord d'une rivière pour laisser son cheval se désaltérer. Cette scène archétypique du western suspend l'action, imprime une ponctuation dans la narration et surtout autorise l'œil du spectateur à vagabonder dans le cadre magnifié par le plan de grand ensemble du film La Fureur des hommes (From Hell to Texas, Henry Hathaway, 1958). La superposition de l'eau au premier plan, de la plaine desséchée brisée par une colline au second plan et du massif montagneux à l'arrière-plan, donne à voir un espace dans lequel dominent les lignes horizontales, espace paisible à peine perturbé par la seule verticale du cadre, un arbre au double tronc. Tout est calme, trop calme dans cet espace figé. L'unique signe d'une angoisse sourde est le cheval qui boite. Un hennissement se fait alors entendre hors-champ permettant d'introduire le contrechamp. Deux cavaliers surgissent de derrière une colline recouverte de chapparal[1]. D'emblée, ils apparaissent menaçants et animés par des intentions inavouables. Dans l'iconographie du western, ils sont représentés de la même manière que les Indiens jaillissant de nulle part au sommet d'une éminence, prélude au lancement d'une attaque forcément fatale. Les nuages dans le dos des cavaliers matérialisent justement la prémonition de la violence à venir, violence qui doit inévitablement se diriger vers celui qui apparaît alors comme un fuyard, un gibier traqué de manière impitoyable. En quelques plans, Henry Hathaway fixe la dramaturgie du film. Qui est Tod Lohman ? Qu'a-t-il fait pour être ainsi pourchassé ? Qui sont les hommes lancés à sa recherche ? La tension entre ces deux pôles crée le suspense et relance la narration, d'autant plus que la fuite de Tod apparaît vaine dans cet immense espace. Rigoureuse et dépouillée, la mise en scène de Henry Hathaway respecte l'unité de temps, de lieu et d'action ordonnée autour d'une fatalité tragique poussant Tod à fuir un passé dont nous ne savons encore rien à ce moment précis. Cette chasse à l'homme est un thème constitutif du genre. De Winchester 73 (Anthony Mann, 1950) à Josey Wales, hors-la-loi (The Outlaw Josey Wales, Clint Eastwood, 1976) en passant par L'Ange des maudits (Rancho Notorious, Fritz Lang, 1952) ou encore Bravados (The Bravados, Henry King, 1958), elle est le révélateur des passions humaines qui irriguent la saga du vieil Ouest. Véritable obsession du cinéma de Henry Hathaway, cette variation primitive de la justice vengeresse se retrouvera à nouveau dans La Conquête de l'Ouest (How the West was won, 1962), Nevada Smith (1966), Cinq cartes à abattre (Five Card Stud, 1968) et le très décevant Quand siffle la dernière balle (Shoot out, 1971).

 [1] Un maquis formé par des buissons et des broussailles.


vendredi 19 février 2021

Les larmes chez Richard Brooks

 

De sang-froid, (In Cold Blood, Richard Brooks, 1967) est un film d'une rare puissance. Adapté de l'œuvre éponyme de Truman Capote (1966), lui-même s'inspirant d'un fait divers tragique survenu en 1959, il décrit deux itinéraires convergents : celui sanglant de deux meurtriers qui après avoir massacré une famille entière dans une petite ville du Kansas, s'enfuient au Mexique, reviennent aux États-Unis, se font arrêter et condamner à mort et, parallèlement, celui de la police qui enquête et qui remonte progressivement la piste qui mène aux responsables du quadruple meurtre. Le photogramme cadre Perry Smith (Robert Blake), l'un des deux assassins, à la veille de son exécution. Alors que la pluie crépite à l'extérieur de sa cellule, il livre, face au pasteur venu le confesser, un soliloque empreint de tragédie intime, de regrets liés à son enfance et à son père qu'il déteste et qu'il aime tout à la fois. Ce père qui avait avec lui des rêves d'ailleurs, d'Alaska, d'hôtel pour touristes construit de leurs propres mains, mais vers lequel aucun visiteur ne se dirigea ; ce père qui hurlait, qui pleurait et qui a fini par le chasser après l'avoir menacé avec un fusil, rongé par l'échec et la solitude.  La lumière extérieure projette le reflet de la pluie qui coule le long de la vitre pour former des larmes ruisselant le long de sa joue gauche donnant l'impression que Smith pleure. Cet effet visuel saisissant est, d'après le directeur photo Conrad Hall, purement accidentel puisque non prévu dans le scénario. Ce n'est que pendant les répétitions de la séquence qu'il le signala à Richard Brooks. Celui-ci décida de l'intégrer dans la version finale. Perry Smith est un de ces laissé-pour-compte de l'American way of life, un homme dont les rêves se sont fracassés devant le réel, submergé de pauvreté, de violence, d'échecs et d'éthique balbutiante. Mais sans misérabilisme et surtout sans chercher à excuser les actes atroces de Smith, le réalisateur fait le choix – par conviction personnelle mais aussi en respectant le point de vue de Truman Capote, profondément marqué par la proximité qu'il a eu avec le vrai Perry Smith - de lui rendre son humanité et d'essayer de comprendre le contexte social et psychologique qui peut amener un homme à commettre le pire et l'irréparable. Richard Brooks se livre par là-même à un violent réquisitoire contre la peine de mort, cette abjecte vengeance illégitime d'une pensée dévoyée et d'une institution judiciaire qui considère encore et toujours que la loi du talion peut, de sang-froid, « apporter plus de paix et d'ordre dans la cité [1] » en refusant de voir qu'elle reproduit et de manière préméditée, ce pour quoi elle a condamné deux hommes.  À quelques minutes de son exécution, alors que son complice, Dick Hickock (Scott Wilson), vient déjà d'être pendu, Perry Smith livre ses dernières réflexions amères et désenchantées avant de basculer dans le vide et l'éternité.  



[1] Réflexions sur la guillotine, dans Réflexions sur la peine capitale d'Albert Camus et Albert Koestler, Paris, Gallimard 2002, p.143

 


jeudi 18 février 2021

Les classes sociales chez George Stevens


Dans Une place au soleil (A Place in the Sun, George Stevens, 1951), George Eastman (Montgomery Clift) cherche par tous les moyens à s'extraire de son milieu modeste et besogneux. Obtenir un emploi chez son richissime oncle Charles Eastman (Herbert Heyes) lui semble être le meilleur moyen pour donner au rêve américain une réalité sonnante et trébuchante. Après une première rencontre avec le magnat industriel, soldée par une place au bas de l'échelle sociale, George, ayant appris qu'une réception mondaine se tenait dans la luxueuse maison familiale, se présente devant la grille d'entrée enluminée par un gigantesque E. Cette lettre patronymique manifestement l'intimide, l'interpelle en matérialisant un obstacle pour le moment infranchissable en dépit de son lignage qui – croit-il – doit lui permettre de s'intégrer dans ce milieu à priori inaccessible.  Le soin qu'il apporte à sa tenue, son costume, sa cravate et sa chemise blanche ne suffisent pas pour l'instant à servir de sésame pour entrer dans cette terra incognita, ce lieu aussi redouté que convoité. La métaphore obsessionnelle du film est celle de l'ascension – et donc inévitablement aussi celle de la chute -,  ascension nourrie d'espérance et d'exaltation mais aussi d'aliénation par rapport à la réussite matérielle à tout prix. Sorti de l'ombre et figé dans un halo de lumière, George est un aveugle qui court après le mirage que représente cette lettre E, antithèse de sa classe sociale qu'il fuit de toutes ses forces tout comme le déterminisme qui l'accompagne trop souvent. Être reconnu, admiré, pouvoir se mouvoir dans la haute société, gagner les faveurs et d'abord les plus belles, celles d'Angela Vickers (Elizabeth Taylor), une abonnée des réunions mondaines, tout cela meut George qui veut incarner le self made man apte à gravir tous les échelons de la société. Filmer en 1951 un tel personnage correspond parfaitement à l'humeur du moment. Rendre les classes sociales perméables procédait du mythe de l'American dream qui n'a jamais été aussi fort aux États-Unis que dans l'immédiat après-guerre, un moment où la croissance économique et l'enrichissement général de la société semblaient dire au monde que le modèle américain était le meilleur. Pourtant l'utilisation magistrale du clair-obscur -  la photographie de William C. Mellor a été justement récompensée par un Oscar en 1952 – complexifie ce tableau idyllique. Et, en ce sens, le visage et les traits de Montgomery Clift se prêtent admirablement à traduire l'apparence du jeune premier, séducteur et hyper sensible, mais contrariée par une âme d'écorché vif, névrosée et autodestructrice. Son front plissé, ses yeux mélancoliques et perdus, ses lèvres boudeuses forment un fascinant tableau, tout en contradictions et en tourments intimes. Cette gémellité et la détresse contenue qui s'en dégage font de George, ici plus contemplatif qu'actif, un personnage à la croisée des chemins, un arriviste incertain, se demandant par quels moyens – y compris les pires – il pourrait accéder à ce sanctuaire fantasmé.