lundi 18 septembre 2017

Le défi chez Jean-Pierre Melville



Le déroulement du hold-up de la bijouterie dans Le Cercle rouge (1970) rend directement hommage aux films de John Huston, Quand la ville dort (The Asphalt Jungle, 1950) et de Jules Dassin, Du Rififi chez les hommes, 1955. Trois malfrats masqués s’introduisent nuitamment dans une bijouterie de la place Vendôme à Paris, pour en cambrioler le contenu. Dans cette séquence typiquement melvillienne, austère et épurée, le réalisateur joue à la fois sur la durée (25 minutes sans dialogues ni musique) et l’espace (un lieu clos coupé du monde) en créant une tension dramatique qui culmine à cet instant. Après avoir neutralisé le gardien chargé de la surveillance, les cambrioleurs masqués se trouvent dans l’entrée de la salle des bijoux. Au bout d’une ligne de fuite matérialisée par le plancher, une grille, à l’arrière-plan, protège l’accès à une clé fichée dans le mur. Celle-ci commande à distance l’ouverture ou la fermeture des vitrines remplies de bijoux, mais aussi toutes les cellules photoélectriques qui interdisent la circulation dans la salle d’exposition. Le seul moyen pour y accéder sans déclencher le système d’alarme est de tirer une balle capable d’enfoncer la clé pour enclencher le mécanisme d’ouverture des vitrines et couper les signaux détecteurs de mouvement. C’est pour cela que Corey (Alain Delon), un ancien taulard libéré et Vogel (Gian Maria Volonte), un truand en cavale, engagent un tireur d’élite, Jansen (Yves Montand). Celui-ci, contrairement à ses deux comparses, est vêtu d’un Borsalino et d’un complet-veston noir. Il vient, en grand professionnel, d’installer un trépied pour y fixer un fusil à lunette afin d’avoir la meilleure stabilité possible pour accomplir le geste parfait.  Dans ce champ-contrechamp à 180 degrés, la profondeur de champ rend la cible très lointaine et le silence de l’action vient renforcer l’atmosphère oppressante qui envahit progressivement la scène, alors qu’au-dehors la ville est endormie. Mais soudain, brisant le hiératisme de ses collègues et le rituel préparatoire au tir, Jansen s’empare avec une rapidité fulgurante de son fusil, le détache du trépied, vise et presse sur la détente pour toucher au millimètre près sa cible, déconnectant ainsi le système d’alarme. Un instant interloqués, Corey et Vogel ne peuvent que constater la réussite exceptionnelle de ce tir qui leur permet de faire main basse sur les bijoux. Ancien flic révoqué noyant sa désespérance dans l’alcool et la solitude, Jansen vient de réussir un défi, un coup de maître qui le réhabilite, non pas aux yeux de la société mais à ses propres yeux. D’épave, il est redevenu ce qu’il était autrefois, un grand policier reconnu pour son habileté à manier les armes à feu. Cette victoire sur ses démons intérieurs, ce dépassement de soi, lui permettent de retrouver une dignité qui fait l’essence même des personnages melvilliens. À l’instar de Gu Minda (Le Deuxième souffle, 1966), ou de Jeff Costello (Le Samouraï,1967), Jansen, nimbé d’une aura tragique et ambigüe, cherche à rompre le cercle de l’enfermement et la spirale infernale de son déclassement pour obéir à un code de l’honneur composé de règles impossibles à transgresser : la droiture, la fraternité et la responsabilité. C’est cette morale chevillée au corps qui explique le geste de Jansen, qui, grand seigneur, refusera sa part du butin puisque l’essentiel a été atteint : retrouver son humanité.


Aucun commentaire:

Publier un commentaire