vendredi 1 décembre 2017

Le joueur de poker chez Norman Jewison


Ce plan d’ouverture du film, Cincinnati Kid (Norman Jewison, 1965) a probablement été tourné par Sam Peckinpah avant que celui-ci ne soit renvoyé avec pertes et fracas par le producteur Martin Ransohoff pour être remplacé au pied levé par Norman Jewison. Huit joueurs, dont nous ne voyons que les mains, sont réunis autour d’une table et d’une partie de poker. L’angle de prise de vue, en plongée totale, et le cadrage choisi permettent de ne pas individualiser les différents protagonistes pour permettre de retarder le surgissement du personnage principal, Eric Stoner, dit le Kid (Steve McQueen), un joueur de poker à la renommée grandissante. L’action se passe à La Nouvelle Orléans et manifestement dans un bouge. La table en bois, les cendriers ébréchés, les allumettes disséminées et les manches défraîchies des joueurs témoignent du milieu dans lequel se déroule cet affrontement autant psychologique que financier. C’est le hors-champ qui donne en effet, toute sa valeur à ce plan : ce n’est pas un casino mais les bas-fonds et le monde interlope de la cité bordée par le Mississippi que filme Norman Jewison. Le bar sinistre, dans un sous-sol qui ressemble à une fosse, les éclats de voix tranchant l’air empesté par l’alcool, la petite porte de derrière permettant les fuites rapides de dernière minute, une galerie de personnages vivant la nuit, plus ou moins marginaux, tout cela éclot de manière instantanée. Le plan traîne une atmosphère fiévreuse, potentiellement porteuse de drames et de règlements de comptes. Le cigare à gauche et les cigarettes écrasées suggèrent une atmosphère enfumée, mais aussi une partie qui dure depuis plusieurs heures. Éclairés d’une lueur blafarde par une ampoule dénudée accrochée au plafond, ces hommes attablés dans ce tripot sont sur le point de terminer une manche, et la tension qui se dégage de la scène est proportionnelle au paquet de dollars au centre de la table, point de convergence des paires de mains toutes aussi avides les unes que les autres. Les quatre cartes visibles à gauche montrent qu’ils se livrent au Stud à cinq cartes, une des multiples versions du poker. Le donneur qui tient les cartes au bas de l’écran est en train de distribuer la dernière carte et c’est la combinaison la plus haute, réunissant les cartes visibles de tous plus la carte connue du seul joueur qui permettra à l’un d’entre eux de remporter la mise. Le joueur de poker est manifestement un personnage « sollicitant la chance pour mieux la défier et pour lequel perdre est une autre forme de jouissance, un balancement au-dessus de l’abîme » (1). Tous ces hommes sont visuellement unis par leur posture identique, mais séparés par la confrontation qui les oppose jusqu’au terme d’une épuisante bataille.


(1)  Dictionnaire des personnages du cinéma, sous la direction de Gilles Honfleur, Bordas, 1988 p.232.


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