Ce plan d’ouverture du film, Cincinnati Kid (Norman Jewison, 1965) a probablement été tourné par
Sam Peckinpah avant que celui-ci ne soit renvoyé avec pertes et fracas par le
producteur Martin Ransohoff pour être remplacé au pied levé par Norman Jewison.
Huit joueurs, dont nous ne voyons que les mains, sont réunis autour d’une table
et d’une partie de poker. L’angle de prise de vue, en plongée totale, et le
cadrage choisi permettent de ne pas individualiser les différents protagonistes
pour permettre de retarder le surgissement du personnage principal, Eric
Stoner, dit le Kid (Steve McQueen), un joueur de poker à la renommée
grandissante. L’action se passe à La Nouvelle Orléans et manifestement dans un
bouge. La table en bois, les cendriers ébréchés, les allumettes disséminées et les
manches défraîchies des joueurs témoignent du milieu dans lequel se déroule cet
affrontement autant psychologique que financier. C’est le hors-champ qui donne en
effet, toute sa valeur à ce plan : ce n’est pas un casino mais les
bas-fonds et le monde interlope de la cité bordée par le Mississippi que filme
Norman Jewison. Le bar sinistre, dans un sous-sol qui ressemble à une fosse,
les éclats de voix tranchant l’air empesté par l’alcool, la petite porte de
derrière permettant les fuites rapides de dernière minute, une galerie de
personnages vivant la nuit, plus ou moins marginaux, tout cela éclot de manière
instantanée. Le plan traîne une atmosphère fiévreuse, potentiellement porteuse
de drames et de règlements de comptes. Le cigare à gauche et les cigarettes
écrasées suggèrent une atmosphère enfumée, mais aussi une partie qui dure
depuis plusieurs heures. Éclairés d’une lueur blafarde par une ampoule dénudée
accrochée au plafond, ces hommes attablés dans ce tripot sont sur le point de
terminer une manche, et la tension qui se dégage de la scène est proportionnelle
au paquet de dollars au centre de la table, point de convergence des paires de
mains toutes aussi avides les unes que les autres. Les quatre cartes visibles à
gauche montrent qu’ils se livrent au Stud à cinq cartes, une des multiples
versions du poker. Le donneur qui tient les cartes au bas de l’écran est en
train de distribuer la dernière carte et c’est la combinaison la plus haute,
réunissant les cartes visibles de tous plus la carte connue du seul joueur qui
permettra à l’un d’entre eux de remporter la mise. Le joueur de poker est manifestement
un personnage « sollicitant la chance pour mieux la défier et pour lequel
perdre est une autre forme de jouissance, un balancement au-dessus de l’abîme »
(1). Tous ces hommes sont visuellement unis par leur posture identique, mais
séparés par la confrontation qui les oppose jusqu’au terme d’une épuisante
bataille.
(1) Dictionnaire
des personnages du cinéma, sous la direction de Gilles Honfleur, Bordas, 1988
p.232.
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