dimanche 31 octobre 2021

Les ciseaux chez Anthony Mann


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The Furies (Anthony Mann, 1950) est une plongée en apnée dans l'univers particulièrement névrotique de la famille Jeffords. Le père Temple C. dit T.C. (Walter Huston) est un grand propriétaire terrien ayant bâti de ses mains un véritable empire foncier au Nouveau-Mexique, baptisé Les Furies. De son ranch, il contrôle la terre, les hommes et le bétail d'une main de fer. Autoritaire pour ne pas dire autocrate, aussi tonitruant que manipulateur, T.C. néglige son fils Clay (John Bromfield) jugé trop timoré et incapable de lui succéder pour privilégier celle qui lui ressemble dans sa détermination orgueilleuse à vouloir maîtriser son destin et dont il a fait son héritière, sa fille Vance (Barbara Stanwyck). Rien ne vient troubler la relation quasi incestueuse et exclusive entre le père et sa fille jusqu'au jour où T.C., veuf depuis de nombreuses années, ramène au ranch Flo Burnett (Judith Anderson), une femme que Vance ne peut envisager autrement qu'en rivale. L'espace visible dans les deux photogrammes est celui de la chambre de Madame Jeffords, décédée depuis de nombreuses années. Autant tombeau que sanctuaire, le temps s'y est arrêté, figeant les objets, la décoration, le lit à baldaquin et ses fourreaux d'étoffes, la coiffeuse et son miroir, dans un climat mortuaire et fétichiste. Hors-champ, un gigantesque tableau de la défunte rappelle la place qui devait être la sienne autrefois, à la mesure de l'adoration que lui vouait T.C. Dans le photogramme 1, Vance vient d'apprendre par la bouche de Flo que T. C. l'a demandée en mariage. Se sentant trahie et comprenant que sa future belle-mère ne compte lui accorder que la portion congrue de la vaste propriété, Vance vient de se saisir des ciseaux qui reposaient derrière elle sur la coiffeuse de sa mère. À l'insu de T.C. et Flo, mais à destination du spectateur, ces longues lames particulièrement tranchantes et menaçantes renvoient à la première séquence du film lorsque Vance se trouvait dans la chambre pour revêtir une robe que Madame Jeffords portait autrefois (photogramme 2). À son frère Clay qui s'étonne de la voir ici, Vance répond tout en se saisissant des ciseaux pour les manipuler et les caresser - Maman avait tout !  C'est ce tout que la flamboyante Vance cherche à posséder comme autant de pulsions nullement refoulées: le ranch, le pouvoir, la richesse et surtout l'amour pour son père qui ne saurait souffrir le partage. Porter la robe de sa génitrice doit lui permettre d'effacer son souvenir pour mieux endosser le rôle de la maîtresse de maison. À l'exception de Vance, aucune femme ne peut vivre dans ce ranch et surtout pas cette marâtre de Flo, dont l'intrusion ne peut être que blasphématoire. Les ciseaux qu'elle va lancer sur elle ne sont pas tant la manifestation de sa haine pour éliminer une rivale, que la volonté de braver l'autorité de son père qui a transgressé un complexe d'Œdipe assumé. Transformée en une nouvelle Tisiphone, l'une des trois Furies de la mythologie grecque, Vance punit de ces ciseaux vengeurs l'affront qui vient de lui être fait. Cet éclatant film d'Anthony Mann n'a jamais aussi bien porté son titre.  



 

vendredi 29 octobre 2021

Le miroir chez Joseph L. Mankiewicz

 
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Les deux photogrammes sont extraits du somptueux film de Joseph L. Mankiewicz, Ève (All About Eve, 1950). Dans le premier, à l'arrière-plan et légèrement floue, Ève Harrington (Anne Baxter) est une fervente admiratrice de Margo Channing (Bette Davis au premier plan, de dos), une actrice de théâtre alors au sommet de sa gloire. Timide et réservée, Ève vient d'entrer dans le premier cercle de la comédienne devenant tout à tour sa secrétaire particulière, sa confidente, son accessoiriste et sa complice. Dans les coulisses d'un théâtre, face à un miroir psyché, elle vient de se saisir d'une robe de scène de Margo pour la plaquer sur elle sans se rendre compte que sa bienfaitrice l'observe. Se rassasiant d'elle-même et de son image, elle s'incline, se redresse, mimant les gestes d'une actrice saluant des spectateurs fictifs, au son des applaudissements et des acclamations qu'elle seule entend. Ce type de miroir mobile, inclinable à volonté, permettant de se regarder de la tête aux pieds, est l'objet idéal, le vecteur de son égocentrisme et de sa vanité. En un seul plan, Joseph L. Mankiewicz nous révèle la nature profonde, la psyché[1] d'Ève: une actrice en herbe rêvant de monter sur scène, une arriviste prête à toutes les manipulations pour devenir une actrice de théâtre adulée. Se rapprocher de Margo est la première étape de celle qui veut détrôner la diva pour prendre sa place. Ne considérant les autres – et les hommes en particulier – que comme le réceptacle de son amour d'elle-même, Ève est prête à tout pour assouvir son désir de reconnaissance et de gloire. Le deuxième photogramme est le dernier plan du film. Ève vient d'obtenir sous la forme d'une statuette le prix Sarah Siddons[2] récompensant la meilleure actrice de l'année. En rentrant à son hôtel, elle découvre dans sa chambre une jeune inconnue, Phoebe (Barbara Bates). Comme en écho au début du film et au photogramme 1, la jeune femme propose ses services à celle qu'elle admire. Laissée seule, occupée à ranger les vêtements, Phoebe se revêt du costume en hermine qu'Ève portait au moment de la remise de la récompense suprême, s'empare de la statuette et se contemple dans un miroir à trois côtés réfléchissant son image à l'infini pour mieux endosser le succès d'Ève et s'étourdir de l'adoration d'un public imaginaire (voir photogramme). Dans ce film, Joseph L. Mankiewicz vitriole le milieu du théâtre – et par ricochet celui du cinéma - en dénonçant tout autant la quête de la célébrité à tout prix que le monde du spectacle avide de jeunes actrices et de nouveaux visages sans parler de l'inévitable désillusion face aux critiques de la presse et des spectateurs. Tout à son narcissisme et en dépit du prisme du miroir, la jeune femme ne se rend pas compte de la multiplication d'autres Phoebe, prêtes, quand leur tour viendra, à lui voler une célébrité nécessairement éphémère, comme Ève le fit avec Margo.  



[1] Ensemble des éléments conscients ou inconscients du comportement individuel. Dans la mythologie, Psyché était une jeune princesse dont Éros tomba amoureux.

[2] Prix inventé par Mankiewicz pour les besoins du film puis créé en 1952 par des mécènes du Chicago Theatre. Il promeut l'excellence au théâtre.






lundi 25 octobre 2021

Le cimetière de tramways chez William J. Hole Jr

 

Dans l'univers du film noir, Hell Bound (William J. Hole Jr, 1957) est typiquement un film de série B: un petit budget, un réalisateur plus connu à la télévision qu'au cinéma, des acteurs solides mais de second plan (John Russell et June Blair), une production indépendante des grands studios (Bel-Air Productions) et une durée proportionnelle au financement (71 minutes). Mais cette faiblesse de moyens, comme souvent, est compensée par une mise en scène très inventive, nerveuse, reposant tout à la fois sur un scénario millimétré (la préparation du cambriolage d'un cargo contenant pour deux millions de dollars de narcotiques), un noir et blanc, singularité du genre, magnifié par la caméra expressionniste du directeur de la photographie Carl E. Guthrie, des personnages marqués du sceau de la fatalité et des décors extérieurs de Los Angeles rarement vus au cinéma. Ce dernier point fait toute la saveur et l'originalité de Hell Bound puisque le final se déroule sur l'austère Terminal Island, une île artificielle située entre le port de Los Angeles et celui de Long Beach. Une chasse à l'homme entre le cerveau du gang Jordan (John Russel) et les forces de l'ordre est en cours. Dans sa fuite éperdue, celui-ci se heurte à un véritable mur de rangées de tramways empilées les unes sur les autres en équilibre instable, dans l'attente de leur démolition (voir photogramme). Ce cimetière d'acier et de câbles électriques est constitué des décombres de ce qu'était la Pacific Electric Railway Company ou Red Car System, le système de transport en commun du sud de la Californie créé en 1901. Dans les années 40, alors que la demande publique pour les transports collectifs ne cessait de diminuer, la compagnie de tramway et ses lignes ferroviaires seront progressivement - avec le soutien du Congrès américain - rachetées et démantelées par General Motors (automobile), Firestone Tires (pneumatique) et Standard Oil (pétrole) pour être remplacées par des autoroutes urbaines et donc des voitures, au nom des intérêts bien compris du cartel, cherchant à travers ce nouvel aménagement de l'espace urbain à contrôler le développement de la ville de Los Angeles et le déplacement de ses habitants. Le même modèle se reproduira dans d'autres grandes villes du pays. Abandonnés dans ce terrain vague, les tramways sont les témoins muets de cette époque révolue, des fantômes figés dans une poésie étrange, une poésie qui exsude l'échec et la ruine. C'est donc dans cette zone frontière désolée, entre le présent et le passé, que les comptes se règlent pour ce criminel pris de panique et au bord de la rupture. La mort, pour Jordan, est forcément au bout de sa fuite, tant ce mur de ferraille devenu archaïque semble l'écraser de toute sa hauteur.  Cherchant en vain une ouverture pour s'échapper, il est condamné autant par ceux qui le poursuivent que par sa conduite délictuelle. La tension dramatique présente dans le plan tient autant à la nervosité de cet hallali programmé qu'à son déroulement dans un cimetière de tôle et d'acier, signe prémonitoire de la chute du malfrat. Si William J. Hole Jr reste muet sur les enjeux qui ont mené ces tramways à la destruction, Robert Zemeckis en fera en 1988, l'arrière-plan de son film Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (Who Framed Roger Rabbit ?) ou sous la comédie et la parodie du film noir, pointe la critique d'un capitalisme sans état d'âme.




samedi 23 octobre 2021

L'intimité chez Delmer Daves




 -      Reviendras-tu un jour ? dit Emmy

-      J'ai peur que non lui répond Ben Wade.

-      Je m'en doutais.

-      Je ne me fixe jamais longtemps. Cela te fait de la peine ?

-      Oui, cela me touche. Qu'y faire ? Tu circules et moi je suis rivée ici. Je ne me plains pas. Il me restera un beau souvenir.

-      À moi aussi.

-      On voit des hommes tous les jours pendant dix ans sans les remarquer. D'autres passent et demeurent dans notre vie.

Un tel moment de rêverie, de confidence, d'intimité et d'abandon, filmé en gros plan dans un noir et blanc somptueux, est plutôt rare dans le western. Dans 3h10 pour Yuma (3:10 to Yuma, Delmer Daves, 1957) Ben Wade (Glenn Ford) est un hors-la-loi en fuite depuis qu'il a, quelques heures plus tôt, attaqué une diligence, Emmy (Felicia Farr) est une ancienne chanteuse de saloon reconvertie en barmaid dans la ville de Bisbee (Arizona). Ils se sont croisés autrefois, peut-être à Dodge City comme semble s'en amuser Ben, mais que nous ne croyons pas un seul instant tant le visage inoubliable d'Emmy irradie le plan d'ondes solaires (voir les trois photogrammes). Après l'exultation des corps (restée hors-champ bien entendu, nous sommes en 1957 !), leurs regards hardis tiennent lieu de discours amoureux, leurs pensées confondues s'enlacent étroitement dans un même élan, les corps se frôlent sans se toucher, les mots sont murmurés comme une caresse délicate, chacun a encore soif des lèvres de l'autre. Nullement rassasiés, ils se regardent intensément, les fronts s'effleurent. Cette caméra impudique met Emmy particulièrement en valeur: son visage épanoui au teint lumineux, ses cheveux noirs ondulés, ses sourcils bien dessinés, son nez fin et droit, sa bouche épicurienne et surtout ses yeux en forme d'amande, marrons, d'une profondeur irréelle, dénués d'équivoque, semant à tout moment le trouble; le tout compose le portrait d'une femme qui se livre, aussi éblouissante de beauté que détachée du monde extérieur. En dépit de la mélancolie qui pointe au détour de sa dernière phrase, Emmy prend toute la lumière en habitant cette séquence d'une intensité déchirante. Plus rien n'existe en-dehors de ces amants occasionnels. La ville de Bisbee est silencieuse, assoupie sous la chaleur du soleil d'Arizona. Nous nous demandons encore comment cette séquence d'une rare sensualité a réussi à se jouer de la censure puritaine d'un Code Hays, écumant dès qu'un baiser durait plus de deux secondes. Il est vrai qu'Alfred Hitchcock avait déjà montré la voie dans Les Enchaînés (Notorious, 1946) en filmant dans un plan-séquence torride de 2 minutes 30 secondes le long baiser, entrecoupé de digressions culinaires dès que les lèvres de Cary Grant et d'Ingrid Bergman se séparaient à intervalles plus ou moins réguliers.








dimanche 17 octobre 2021

L'au-delà chez Ridley Scott



« Dans 3 semaines, je moissonnerai mes terres. Imaginez où vous voudriez être. Et vous y serez. Tenez la ligne, restez avec moi ! Si vous vous retrouvez tout seul, chevauchant dans de verts pâturages avec le soleil sur le visage, n'en soyez pas troublé. Car vous êtes aux Champs-Élysées, et vous êtes déjà mort. Mais, ce que l'on fait dans sa vie résonne dans l'éternité ». En 180 après Jésus-Christ, quelque part en Germanie, le général Maximus Decimus Meridius (Russell Crowe) prononce ces phrases devant sa cavalerie, prête à charger des hordes barbares qui troublent la pax romana en vigueur depuis l'avènement de l'empereur Auguste (-27). Telle une prophétie macabre, ce discours, proclamé au début de Gladiateur (Gladiator, Ridley Scott, 2000), trouve sa concrétisation à la fin du film, lorsqu'après être passé du Capitole à la roche Tarpéienne, autrement dit des honneurs militaires d'un général victorieux au déclassement social de la gladiature, Maximus, blessé à mort par la traîtrise d'un coup de couteau de l'empereur Commode (Joachim Phoenix) avant leur combat dans l'arène du Colisée, est passé de l'autre côté du miroir pour rejoindre, selon la mythologie gréco-romaine, les Champs Élysées. Ce lieu de séjour des Enfers permet aux héros défunts et aux âmes pures, vertueuses et justes de continuer à vivre dans l'au-delà pour l'éternité.  Revêtu de son uniforme militaire constitué d'une tunique surmontée d'une cuirasse et d'un tablier en cuir, Maximus traverse un champ de blé dont les épis lui arrivent jusqu'à la taille. La lumière crépusculaire inonde cet espace pastoral fait de ravines et de collines ondulées qui ne sont que la matérialisation des propres terres du général déchu, perdues autrefois par la faute d'un empereur tourmenté, aussi cruel que tyrannique. Ce sol fécond, cette terre balayée par une brise légère et si riche de plusieurs récoltes, ce paysage paisible au chatoiement cuivré s'apparentent à une terre d'abondance et de prospérité que nul ne peut désormais souiller ni dévaster. Ayant combattu à la tête des légions romaines pour la gloire de l'Empire, puis dans les arènes pour sa renommée personnelle, de Maurétanie en Afrique au Colisée à Rome, Maximus sort libéré de ces épreuves, libéré des territoires hostiles qu'il a traversés, le glaive à la main. Sur le chemin qui serpente jusque vers la ligne d'horizon, deux points courent vers lui: assassinés des années plus tôt devant la maison familiale parce que Maximus refusait de prêter allégeance au nouvel empereur Commode, son fils de huit ans et sa femme sont là. Enfin réunis dans cette géographie funéraire au ton élégiaque, ils peuvent dès lors goûter au repos qu'une vie antérieure leur a interdit. Aux cendres, au sang et au fracas des armes, succèdent désormais la félicité et le rêve de l'intemporalité. Revenu de l'enfer et de la mort, Maximus devient alors le dépositaire d'une abstraction pour dire la perte et la chute mais aussi le retour et l'immortalité. À l'instar du dernier plan de Thelma et Louise (1991) figeant pour l'éternité l'image de la voiture des deux fugitives au-dessus du Grand Canyon, la marche de Maximus vers sa famille magnifie cet instant sachant « mener la vie au-delà d'elle-même[1] ».

jeudi 14 octobre 2021

La déculpabilisation chez Douglas Sirk

 

Hitler's Madman (1943) est le premier film américain de Douglas Sirk. De son vrai nom Hans Detlef Sierck[1], celui-ci a fui l'Allemagne nazie en 1937 pour rejoindre les États-Unis, après un périple européen et suite à l'invitation que lui a faite la Warner Bros. Bien qu'antinazi convaincu, il est suspect aux yeux de la communauté allemande déjà exilée à Hollywood, en raison de son départ tardif et de ses immenses succès obtenus sous l'égide de l'UFA[2] contrôlée depuis 1933 par Joseph Goebbels. En effet, nombre de cinéastes, de scénaristes, de compositeurs et d'acteurs ou d'actrices allemands et autrichiens, très souvent juifs, avaient choisi de quitter, en 1933 ou peu après, l'Allemagne nazie: Fritz Lang, Robert Siodmak, Otto Preminger, Peter Lorre, Friedrich Höllander, Conrad Veidt ont ainsi rejoint la première vague d'exilés partis avant l'arrivée au pouvoir de Hitler comme Ernst Lubitsch, Karl Freund, Marlène Dietrich, ou encore Joseph von Sternberg. Douglas Sirk évite ce microcosme, peu désireux d'expliquer l'ambiguïté d'avoir été célébré par les autorités nazies tout en vouant aux gémonies, à titre privé et en toute sincérité, le régime politique qui le finançait. Aussi, lorsqu'une petite maison de production, la Producers Realising Corporation, lui propose le scénario de Hitler's Madman, Douglas Sirk saute-t-il sur l'occasion pour démontrer son attachement à la liberté et sa haine de l'hitlérisme, mais aussi pour se purger de cette culpabilité qui le taraude depuis son arrivée en Californie. Comme dans Les Bourreaux meurent aussi (Hangmen Also Die !, Fritz Lang, 1943), le film s'inspire de l'attentat perpétré en 1942 par la Résistance tchèque contre le Reichsprotektor Reinhard Heydrich et les terribles représailles allemandes qui se traduiront par la destruction du village de Lidice et de toute sa population. John Carradine – qui venait de jouer la même année un agent de la Gestapo dans La Kermesse des gangsters (I Escaped from the Gestapo, Harold Young) - incarne avec un sadisme consommé le rôle de ce nazi emblématique de l'appareil répressif nazi (voir photogramme). Revêtu de l'uniforme noir de SS-Gruppenführer, il vient d'interrompre un cours de philosophie pour s'assoir sur une chaise sur laquelle se tenait le professeur quelques instants plus tôt. Le talon de sa botte gauche écrase le livre du philosophe prussien Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle (1795), un essai philosophique pacifiste totalement contradictoire avec la propagande nationale-socialiste faisant de l'héritage historique, politique et militaire prussien, un élément constitutif du IIIe Reich. Avec un rictus aux lèvres exprimant toute sa morgue et sa suffisance, Heydrich demande aux étudiants assis devant lui des volontaires pour partir sur le front russe. Libéré de toute contrainte, Douglas Sirk veut montrer tout le mépris qu'il éprouve vis-à-vis des nazis et laisser libre cours à sa volonté de légitimer la liberté de pensée et la résistance à l'oppression. Pour le réalisateur, la description de la dégénérescence mentale d'Heydrich sert autant d'exutoire que de subterfuge pour enfin exprimer, à travers ce film de propagande, ses idées progressistes et montrer à son pays d'adoption qu'il est autre chose que le cinéaste plébiscité par les autorités nazies quelques années plus tôt. « On m'avait précisé que c'était un film à très petit budget, pas même une série B, mais une série C ou D. J'ai compris que c'était à la fois une chance et un danger. Le film pouvait me servir, me lancer à Hollywood. Ou alors me donner éternellement l'étiquette d'un réalisateur de série B [3]». Le résultat plut à King Vidor et surtout à la MGM qui acheta le film. La carrière hollywoodienne de Sirk était lancée ……



[1] Voir la chronique Les liens familiaux chez Douglas Sirk 

[2] Ibid.

[3] Conversations avec Douglas Sirk de Jon Halliday, Cahiers du cinéma, 1997, p.92




dimanche 10 octobre 2021

La paranoïa chez John Frankenheimer



Burt Lancaster incarne dans Sept jours en mai (Seven Days in May, John Frankenheimer, 1964) James Matton Scott, un général de l'armée de l'air des États-Unis, à la veille d'organiser un coup d'État pour renverser le président américain Jordan Lyman (Fredric March), jugé trop faible et trop pacifiste face à l'Union soviétique. Ce militaire, bardé de médailles et convaincu d'être soutenu par une grande partie de la population, n'accepte pas le récent traité de désarmement nucléaire signé par les États-Unis et l'URSS. Informé du pronunciamento en cours par le colonel Jiggs Casey (Kirk Douglas), le Président convoque le général Scott dans le Bureau ovale de la Maison Blanche pour exiger sa démission (voir photogramme). Devant le Resolute desk [1], mais tourné vers Jordan Lyman (hors-champ), Scott refuse de se démettre et déverse sa rage et sa paranoïa anti-communiste. Il rêve de s'assoir derrière le bureau encadré à l'arrière-plan par les drapeaux américain et présidentiel, mais reste incapable de faire la différence entre une légitimité démocratique issue des urnes et des suffrages des citoyens, et un coup de force militaire et populiste plébiscité par une frange de la population manifestement fatiguée de vivre en démocratie. Son patriotisme dévoyé renforcé par une mégalomanie démesurée le pousse à sauter dans le vide. Dans la foulée de l'assassinat de JFK en 1963 (ce dernier tenait beaucoup à ce que Sept jours en mai se fasse, mais il n'en verra pas les images), le cinéma de John Frankenheimer, (auquel on peut rajouter Un crime dans la tête/A Manchurian Candidate, 1962), inaugure le cinéma paranoïaque et conspirationniste qui trouvera son apogée dans les années 70. De Klute (Alan J. Pakula, 1971) à Les Hommes du président (All the President's Men, Alan J. Pakula toujours, 1976) en passant par Conversations secrètes (The Conversation, F.F.Coppola, 1974), À cause d'un assassinat (The Parallax View, Alan J.Pakula, 1974) ou encore Les Trois jours du condor (Three Days of the Condor, Sydney Pollack, 1975), la liste est longue et représentative de cette angoisse sourde de forces destructrices, civiles ou militaires, minant de l'intérieur la démocratie américaine. Le général James Mattoon Scott est une synthèse des généraux Edwin Anderson Walker et Curtis LeMay. Le premier était un militaire raciste et ultra-conservateur, piétinant allègrement son devoir de réserve en cherchant en 1960 à orienter le vote des troupes sous son commandement en faveur de Richard Nixon. Démissionné par John F. Kennedy en 1961, il se lança dans la vie politique pour devenir gouverneur du Texas, en vain. Ce nouvel échec ne l'empêchera pas d'être à l'origine des émeutes qui éclatèrent en 1962 à l'Université du Mississippi pour empêcher l'inscription d'un étudiant noir. Son nom apparaît enfin dans l'enquête de la Commission Warren sur l'assassinat du président Kennedy, mais faute de preuves suffisantes, il ne fut jamais inquiété. Le deuxième est tout aussi extrémiste. Curtis LeMay était, comme James Matton Scott, général des forces aériennes des États-Unis. Boutefeu jusqu'au-boutiste, farouchement anti-communiste il ne raisonnait qu'en terme de déflagration nucléaire. Selon lui, les crises politico-militaires ne pouvaient se résoudre que par l'utilisation de la bombe atomique: ainsi pendant la crise du blocus de Berlin (1948-1949) et surtout la crise de Cuba (1962), il préconisait la manière forte en faisant intensément pression sur Truman, puis sur Kennedy. Retraité en 1965, comme Walker, il s'est essayé à la politique en se présentant en 1968 à la vice-présidence des États-Unis aux côtés du candidat d'un parti d'extrême-droite, George Wallace, un raciste notoire. Les électeurs en décideront autrement. N'est pas Dwight D. Eisenhower qui veut. Il est assez succulent de constater que dans le cadre de la représentation de la Guerre froide à l'écran, les bad guys des années soixante ne sont plus, comme dans les années 50, des infiltrés communistes menaçant la démocratie américaine (I Was a Communist for the FBI de Gordon Douglas en 1951), mais des officiers supérieurs prêts à tout et même au pire, dominés par leur hubris et persuadés qu'ils sont les seuls remparts contre l'ennemi soviétique pour sauver la démocratie américaine. Sept jours en mai nous tend, aujourd'hui encore, un miroir inquiétant: lorsqu'en 2020, le lieutenant-général retraité Michael Flynn a conseillé à Donald Trump de suspendre la Constitution pour promulguer la loi martiale afin de permettre à l'armée d'organiser de nouvelles élections, la réalité a bien dépassé la fiction.



[1] Bureau des Présidents des États-Unis offert par la reine Victoria en 1880.




mercredi 6 octobre 2021

La rencontre chez Ridley Scott


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Ridley Scott a un rapport passionné à l'Histoire qui ne s'est jamais démenti tout au long de sa filmographie, même si la lecture de ses films doit souvent se faire à l'aune du contexte socio-politique du moment. À titre d'exemple, Le Royaume des cieux (Kingdom of Heaven, 2005) est plus révélateur des relations complexes entre le monde occidental et le monde musulman d'aujourd'hui qu'à celles de la fin du XIIe siècle. De même pour 1492: Christophe Colomb (1492: Conquest of Paradise, 1992). Ce film, tout en célébrant le 500e anniversaire de la « découverte » du continent américain, n'esquive pas moins la responsabilité du navigateur dans les prémices du grand ethnocide qui éradiquera en quelques années les populations indigènes des Antilles, incapables de faire face aux mauvais traitements et aux maladies. Le paradis du titre original s'est transformé en enfer. L'ensemble des organisations indigènes du continent américain militait depuis plusieurs années pour faire de cette commémoration 500 ans de résistance. Dont acte. Dans 1492, Ridley Scott met en scène avec un lyrisme exacerbé et une poésie envoûtante la première rencontre entre Christophe Colomb (Gérard Depardieu) et la tribu des Taïnos sur Guanahani, une île de l'archipel des Bahamas (voir photogrammes 1, 2 et 3). Le 12 octobre 1492 donc, après avoir débarqué au bout de neuf semaines de voyage transatlantique et pris possession (!) de cette terre en la baptisant San Salvador, Christophe Colomb et ses hommes, avancent difficilement à travers la végétation luxuriante de la forêt tropicale qui les enveloppe de sa moiteur enivrante (photogramme 1). Les rayons du soleil percent difficilement la canopée, mais éclairent néanmoins de leur lueur spectrale le groupe de conquistadores qui chemine prudemment en suivant le cours d'un ruisseau. Les hallebardes, épées, casques et armures qu'ils portent sont autant de signes immédiatement intelligibles traduisant leur crainte de progresser dans un territoire forcément hostile parce qu'inconnu et mystérieux. Le silence de la forêt, n'est troublé que par le son du tambour que porte l'un des explorateurs. Et soudain, le temps s'arrête, pour rester suspendu quelques secondes, alors qu'aucun des protagonistes ne réalise que l'Histoire vient de basculer. Sortant comme d'un rêve de la brume, des Taïnos apparaissent armés de lances, d'arcs et de flèches, uniquement revêtus d'un pagne ceint autour de la taille. Après un temps d'hésitation, ils avancent vers ces intrus avec autant de curiosité que d'appréhension (photogramme 2). Se retrouvant face à face, les deux mondes se regardent intensément, se jaugent, se touchent, éberlués devant cet Autre si différent, si proche et en même temps si lointain (photogramme 3). À cette seconde, tout est encore possible. Cette rencontre hypnotique de deux civilisations, prémonitoire des rapports de force qui vont bientôt s'installer au détriment de ce peuple autochtone, s'apparente au final au viol d'un sanctuaire, à une souillure d'un territoire que Christophe Colomb et l'Espagne derrière lui entendent bien régenter. 1492 est l'histoire d'un rendez-vous manqué, bientôt marqué du fer rouge de la destruction.  



 

samedi 2 octobre 2021

Les mutineries chez Stanley Kubrick

 

Ce plan, extrait des Sentiers de la Gloire (Paths of Glory, 1957), faillit bien ne pas voir le jour. Stanley Kubrick voulait en effet éviter de filmer l'exécution, en 1916, de trois soldats de l'armée française, jugés coupables de « lâcheté » et de « refus d'obéissance » au cours d'une offensive vouée dès le départ à l'échec. Cette fin anxiogène et désespérante, anti-commerciale donc, a été finalement imposée par Kirk Douglas, acteur-producteur totalement investi dans le projet. Violemment anti-militariste, charge vitriolée contre l'état-major français et la justice expéditive des conseils de guerre, le film s'inspire du roman éponyme d'Humphrey Cobb (1935), roman inspiré à son tour par l'affaire des quatre caporaux de Souain (Champagne) fusillés pour « l'exemple » le 17 mars 1915. Ces quatre soldats en effet sont le tribut exigé par le général Réveilhac (incarné dans le film par l'abject général Mireau et joué par George Macready), ulcéré par le refus des soldats de la 21e compagnie du 336e régiment d'infanterie de sortir des tranchées pour se jeter sous le feu nourri des Allemands. Voués à une mort certaine, épuisés par les offensives à répétition lancées par ce général réputé pour sa cruauté et son mépris de la vie humaine, démoralisés par les pertes de plus en plus lourdes et écrasés sous un déluge de fer et de feu, les soldats préfèrent affronter leur hiérarchie plutôt que de se sacrifier inutilement. Probablement estiment-ils aussi à ce moment que le contrat du citoyen-soldat envers la Nation a été rompu par l'incompétence d'un général plus soucieux de sa carrière que de la vie de ses hommes. Vingt-quatre soldats sont désignés pour être jugés par un conseil de guerre. Vingt sont acquittés mais quatre caporaux, servant manifestement de boucs émissaires, sont jugés coupables le 16 mars 1915 à la suite d'une parodie de justice et exécutés le lendemain. C'est cette histoire terrible que racontent les Sentiers de la gloire et ce plan en particulier (voir photogramme). De gauche à droite, les soldats Pierre Arnaud (Joe Turkel sur un brancard, inanimé), Maurice Férol (Timothy Carey les yeux bandés) et le caporal Philippe Paris (Ralph Meeker) viennent d'être attachés aux poteaux d'exécution. La mise au point est faite sur la double rangée du peloton chargé d'exécuter la sentence. Les canons des fusils délimitent un rectangle parfait dans lequel s'intègrent les trois condamnés à mort légèrement flous. La caméra est au milieu de ces soldats et pointe son objectif de la même façon que les fusils pointent les suppliciés. Cette faible profondeur de champ et ce premier plan net disent clairement que l'ennemi n'est pas l'Allemagne, (totalement absente du film) mais bien le haut commandement de l'armée française insensible aux boucheries de la Première Guerre mondiale. C'est cette vision, à rebours de l'image univoque d'une armée soudée défendant chèrement le sol de la mère patrie, qui explique, en 1958, les réactions hostiles du gouvernement français – alors en pleine guerre d'Algérie - et ses pressions sur la United Artists pour que le film ne sorte pas en France. D'autres vives répliques traversent la Belgique, l'Allemagne – le film est retiré de la sélection du festival de Berlin pour ne pas perturber la reconstruction européenne autour du couple franco-allemand – l'Espagne ou encore la Suisse où le film est purement et simplement interdit. Quant aux États-Unis, si le film a été un succès, il n'en reste pas moins une métaphore des procès maccarthystes qui se sont déroulés quelques années auparavant, et contre lesquels Kirk Douglas s'est toujours élevé. Il est à ce sujet assez délicieux de voir un ancien dénonciateur comme Adolphe Menjou jouer le général Georges Broulard, le supérieur cynique et méprisable du général Mireau. Ce n'est qu'en 1975 que le film de Stanley Kubrick sera enfin visible en France grâce au libéralisme du gouvernement de Valéry Giscard d'Estaing en matière culturelle. De nos jours, la question des mutineries reste toujours une question très inflammable: lorsque le 5 novembre 1998, le Premier Ministre français Lionel Jospin réhabilita, dans un discours prononcé à Craonne, épicentre de l'offensive du Chemin des Dames (avril-octobre 1917), la mémoire des soldats mutinés et fusillés pour « l'exemple ». Les réactions outrées qui suivirent – venues exclusivement de la droite – montrèrent que pour certains, il y avait des morts moins honorables que d'autres. Pourtant la France de 1934 avait déjà montré le chemin en réhabilitant la mémoire des quatre caporaux de Souain, après vingt ans de mobilisation des épouses des fusillés soutenues par la Ligue des droits de l'homme et de nombreuses associations d'anciens combattants. Une Cour de justice affirma que « le sacrifice demandé aux soldats dépassait les limites des forces humaines »[1]. Pour la France de 1998 et pour celle de 1934, ce n'est manifestement pas le même combat.

 



[1] Texte du jugement, Journal officiel de la République française, 28 mars 1934.