2
dimanche 31 octobre 2021
Les ciseaux chez Anthony Mann
vendredi 29 octobre 2021
Le miroir chez Joseph L. Mankiewicz
2
[1]
Ensemble des éléments conscients ou
inconscients du comportement individuel. Dans la mythologie, Psyché était une jeune
princesse dont Éros tomba amoureux.
[2] Prix inventé par Mankiewicz pour les
besoins du film puis créé en 1952 par des mécènes du Chicago Theatre. Il
promeut l'excellence au théâtre.
lundi 25 octobre 2021
Le cimetière de tramways chez William J. Hole Jr
Dans l'univers du film noir, Hell Bound
(William J. Hole Jr, 1957) est typiquement un film de série B: un petit budget,
un réalisateur plus connu à la télévision qu'au cinéma, des acteurs solides
mais de second plan (John Russell et June Blair), une production indépendante
des grands studios (Bel-Air Productions) et une durée proportionnelle au financement
(71 minutes). Mais cette faiblesse de moyens, comme souvent, est compensée par
une mise en scène très inventive, nerveuse, reposant tout à la fois sur un
scénario millimétré (la préparation du cambriolage d'un cargo contenant pour
deux millions de dollars de narcotiques), un noir et blanc, singularité du
genre, magnifié par la caméra expressionniste du directeur de la photographie
Carl E. Guthrie, des personnages marqués du sceau de la fatalité et des décors
extérieurs de Los Angeles rarement vus au cinéma. Ce dernier point fait toute
la saveur et l'originalité de Hell Bound puisque le final se déroule sur
l'austère Terminal Island, une île artificielle située entre le port de Los
Angeles et celui de Long Beach. Une chasse à l'homme entre le cerveau du gang
Jordan (John Russel) et les forces de l'ordre est en cours. Dans sa fuite
éperdue, celui-ci se heurte à un véritable mur de rangées de tramways empilées
les unes sur les autres en équilibre instable, dans l'attente de leur
démolition (voir photogramme). Ce cimetière d'acier et de câbles électriques
est constitué des décombres de ce qu'était la Pacific Electric Railway Company ou
Red Car System, le système de transport en commun du sud de la Californie créé
en 1901. Dans les années 40, alors que la demande publique pour les transports
collectifs ne cessait de diminuer, la compagnie de tramway et ses lignes
ferroviaires seront progressivement - avec le soutien du Congrès américain - rachetées
et démantelées par General Motors (automobile), Firestone Tires (pneumatique)
et Standard Oil (pétrole) pour être remplacées par des autoroutes urbaines et
donc des voitures, au nom des intérêts bien compris du cartel, cherchant à
travers ce nouvel aménagement de l'espace urbain à contrôler le développement
de la ville de Los Angeles et le déplacement de ses habitants. Le même modèle
se reproduira dans d'autres grandes villes du pays. Abandonnés dans ce terrain
vague, les tramways sont les témoins muets de cette époque révolue, des
fantômes figés dans une poésie étrange, une poésie qui exsude l'échec et la
ruine. C'est donc dans cette zone frontière désolée, entre le présent et le
passé, que les comptes se règlent pour ce criminel pris de panique et au bord
de la rupture. La mort, pour Jordan, est forcément au bout de sa fuite, tant ce
mur de ferraille devenu archaïque semble l'écraser de toute sa hauteur. Cherchant en vain une ouverture pour
s'échapper, il est condamné autant par ceux qui le poursuivent que par sa
conduite délictuelle. La tension dramatique présente dans le plan tient autant
à la nervosité de cet hallali programmé qu'à son déroulement dans un cimetière
de tôle et d'acier, signe prémonitoire de la chute du malfrat. Si William J.
Hole Jr reste muet sur les enjeux qui ont mené ces tramways à la destruction,
Robert Zemeckis en fera en 1988, l'arrière-plan de son film Qui veut la peau
de Roger Rabbit ? (Who Framed Roger Rabbit ?) ou sous la comédie et
la parodie du film noir, pointe la critique d'un capitalisme sans état d'âme.
samedi 23 octobre 2021
L'intimité chez Delmer Daves
-
J'ai peur que non lui répond Ben Wade.
-
Je m'en doutais.
-
Je ne me fixe jamais longtemps. Cela te fait de la
peine ?
-
Oui, cela me touche. Qu'y faire ? Tu circules et
moi je suis rivée ici. Je ne me plains pas. Il me restera un beau souvenir.
-
À moi aussi.
-
On voit des hommes tous les jours pendant dix ans
sans les remarquer. D'autres passent et demeurent dans notre vie.
Un tel moment de
rêverie, de confidence, d'intimité et d'abandon, filmé en gros plan dans un
noir et blanc somptueux, est plutôt rare dans le western. Dans 3h10 pour
Yuma (3:10 to Yuma, Delmer Daves, 1957) Ben Wade (Glenn Ford) est un
hors-la-loi en fuite depuis qu'il a, quelques heures plus tôt, attaqué une
diligence, Emmy (Felicia Farr) est une ancienne chanteuse de saloon reconvertie
en barmaid dans la ville de Bisbee (Arizona). Ils se sont croisés autrefois,
peut-être à Dodge City comme semble s'en amuser Ben, mais que nous ne croyons
pas un seul instant tant le visage inoubliable d'Emmy irradie le plan d'ondes solaires
(voir les trois photogrammes). Après l'exultation des corps (restée hors-champ
bien entendu, nous sommes en 1957 !), leurs regards hardis tiennent lieu de discours
amoureux, leurs pensées confondues s'enlacent étroitement dans un même élan, les
corps se frôlent sans se toucher, les mots sont murmurés comme une caresse
délicate, chacun a encore soif des lèvres de l'autre. Nullement rassasiés, ils se
regardent intensément, les fronts s'effleurent. Cette caméra impudique met Emmy
particulièrement en valeur: son visage épanoui au teint lumineux, ses cheveux
noirs ondulés, ses sourcils bien dessinés, son nez fin et droit, sa bouche épicurienne
et surtout ses yeux en forme d'amande, marrons, d'une profondeur irréelle,
dénués d'équivoque, semant à tout moment le trouble; le tout compose le
portrait d'une femme qui se livre, aussi éblouissante de beauté que détachée du
monde extérieur. En dépit de la mélancolie qui pointe au détour de sa dernière phrase,
Emmy prend toute la lumière en habitant cette séquence d'une intensité déchirante.
Plus rien n'existe en-dehors de ces amants occasionnels. La ville de Bisbee est
silencieuse, assoupie sous la chaleur du soleil d'Arizona. Nous nous demandons
encore comment cette séquence d'une rare sensualité a réussi à se jouer de la
censure puritaine d'un Code Hays, écumant dès qu'un baiser durait plus de deux secondes.
Il est vrai qu'Alfred Hitchcock avait déjà montré la voie dans Les Enchaînés
(Notorious, 1946) en filmant dans un plan-séquence torride de 2 minutes
30 secondes le long baiser, entrecoupé de digressions culinaires dès que les
lèvres de Cary Grant et d'Ingrid Bergman se séparaient à intervalles plus ou
moins réguliers.
dimanche 17 octobre 2021
L'au-delà chez Ridley Scott
« Dans 3 semaines, je
moissonnerai mes terres. Imaginez où vous voudriez être. Et vous y serez. Tenez
la ligne, restez avec moi ! Si vous vous retrouvez tout seul, chevauchant dans
de verts pâturages avec le soleil sur le visage, n'en soyez pas troublé. Car vous
êtes aux Champs-Élysées, et vous êtes déjà mort. Mais, ce que l'on fait dans sa
vie résonne dans l'éternité ». En 180 après
Jésus-Christ, quelque part en Germanie, le général Maximus Decimus Meridius
(Russell Crowe) prononce ces phrases devant sa cavalerie, prête à charger des
hordes barbares qui troublent la pax romana en vigueur depuis l'avènement
de l'empereur Auguste (-27). Telle une prophétie macabre, ce discours, proclamé
au début de Gladiateur (Gladiator, Ridley Scott, 2000), trouve sa
concrétisation à la fin du film, lorsqu'après être passé du Capitole à la roche
Tarpéienne, autrement dit des honneurs militaires d'un général victorieux au
déclassement social de la gladiature, Maximus, blessé à mort par la traîtrise
d'un coup de couteau de l'empereur Commode (Joachim Phoenix) avant leur combat
dans l'arène du Colisée, est passé de l'autre côté du miroir pour rejoindre,
selon la mythologie gréco-romaine, les Champs Élysées. Ce lieu de séjour des
Enfers permet aux héros défunts et aux âmes pures, vertueuses et justes de
continuer à vivre dans l'au-delà pour l'éternité. Revêtu de son uniforme militaire constitué
d'une tunique surmontée d'une cuirasse et d'un tablier en cuir, Maximus traverse
un champ de blé dont les épis lui arrivent jusqu'à la taille. La lumière
crépusculaire inonde cet espace pastoral fait de ravines et de collines
ondulées qui ne sont que la matérialisation des propres terres du général déchu,
perdues autrefois par la faute d'un empereur tourmenté, aussi cruel que
tyrannique. Ce sol fécond, cette terre balayée par une brise légère et si riche
de plusieurs récoltes, ce paysage paisible au chatoiement cuivré s'apparentent
à une terre d'abondance et de prospérité que nul ne peut désormais souiller ni
dévaster. Ayant combattu à la tête des légions romaines pour la gloire de
l'Empire, puis dans les arènes pour sa renommée personnelle, de Maurétanie en
Afrique au Colisée à Rome, Maximus sort libéré de ces épreuves, libéré des territoires
hostiles qu'il a traversés, le glaive à la main. Sur le chemin qui serpente
jusque vers la ligne d'horizon, deux points courent vers lui: assassinés des
années plus tôt devant la maison familiale parce que Maximus refusait de prêter
allégeance au nouvel empereur Commode, son fils de huit ans et sa femme sont là.
Enfin réunis dans cette géographie funéraire au ton élégiaque, ils peuvent dès
lors goûter au repos qu'une vie antérieure leur a interdit. Aux cendres, au
sang et au fracas des armes, succèdent désormais la félicité et le rêve de
l'intemporalité. Revenu de l'enfer et de la mort, Maximus devient alors le
dépositaire d'une abstraction pour dire la perte et la chute mais aussi le
retour et l'immortalité. À l'instar du dernier plan de Thelma et Louise
(1991) figeant pour l'éternité l'image de la voiture des deux fugitives
au-dessus du Grand Canyon, la marche de Maximus vers sa famille magnifie cet instant
sachant « mener la vie au-delà d'elle-même[1]
».
jeudi 14 octobre 2021
La déculpabilisation chez Douglas Sirk
Hitler's Madman (1943) est le premier film
américain de Douglas Sirk. De son vrai nom Hans Detlef Sierck[1],
celui-ci a fui l'Allemagne nazie en 1937 pour rejoindre les États-Unis, après
un périple européen et suite à l'invitation que lui a faite la Warner Bros.
Bien qu'antinazi convaincu, il est suspect aux yeux de la communauté allemande déjà
exilée à Hollywood, en raison de son départ tardif et de ses immenses succès
obtenus sous l'égide de l'UFA[2]
contrôlée depuis 1933 par Joseph Goebbels. En effet, nombre de cinéastes, de
scénaristes, de compositeurs et d'acteurs ou d'actrices allemands et
autrichiens, très souvent juifs, avaient choisi de quitter, en 1933 ou peu
après, l'Allemagne nazie: Fritz Lang, Robert Siodmak, Otto Preminger, Peter
Lorre, Friedrich Höllander, Conrad Veidt ont ainsi rejoint la première vague
d'exilés partis avant l'arrivée au pouvoir de Hitler comme Ernst Lubitsch, Karl
Freund, Marlène Dietrich, ou encore Joseph von Sternberg. Douglas Sirk évite ce
microcosme, peu désireux d'expliquer l'ambiguïté d'avoir été célébré par les
autorités nazies tout en vouant aux gémonies, à titre privé et en toute
sincérité, le régime politique qui le finançait. Aussi, lorsqu'une petite
maison de production, la Producers Realising Corporation, lui propose le
scénario de Hitler's Madman, Douglas Sirk saute-t-il sur l'occasion pour
démontrer son attachement à la liberté et sa haine de l'hitlérisme, mais aussi
pour se purger de cette culpabilité qui le taraude depuis son arrivée en
Californie. Comme dans Les Bourreaux meurent aussi (Hangmen Also Die
!, Fritz Lang, 1943), le film s'inspire de l'attentat perpétré en 1942 par
la Résistance tchèque contre le Reichsprotektor Reinhard Heydrich et les
terribles représailles allemandes qui se traduiront par la destruction du
village de Lidice et de toute sa population. John Carradine – qui venait de
jouer la même année un agent de la Gestapo dans La Kermesse des gangsters
(I Escaped from the Gestapo, Harold Young) - incarne avec un sadisme
consommé le rôle de ce nazi emblématique de l'appareil répressif nazi (voir
photogramme). Revêtu de l'uniforme noir de SS-Gruppenführer, il vient
d'interrompre un cours de philosophie pour s'assoir sur une chaise sur laquelle
se tenait le professeur quelques instants plus tôt. Le talon de sa botte gauche
écrase le livre du philosophe prussien Emmanuel Kant, Vers la paix
perpétuelle (1795), un essai philosophique pacifiste totalement
contradictoire avec la propagande nationale-socialiste faisant de l'héritage
historique, politique et militaire prussien, un élément constitutif du IIIe
Reich. Avec un rictus aux lèvres exprimant toute sa morgue et sa suffisance,
Heydrich demande aux étudiants assis devant lui des volontaires pour partir sur
le front russe. Libéré de toute contrainte, Douglas Sirk veut montrer tout le
mépris qu'il éprouve vis-à-vis des nazis et laisser libre cours à sa volonté de
légitimer la liberté de pensée et la résistance à l'oppression. Pour le
réalisateur, la description de la dégénérescence mentale d'Heydrich sert autant
d'exutoire que de subterfuge pour enfin exprimer, à travers ce film de
propagande, ses idées progressistes et montrer à son pays d'adoption qu'il est
autre chose que le cinéaste plébiscité par les autorités nazies quelques années
plus tôt. « On m'avait précisé que c'était un film à très petit budget, pas
même une série B, mais une série C ou D. J'ai compris que c'était à la fois une
chance et un danger. Le film pouvait me servir, me lancer à Hollywood. Ou alors
me donner éternellement l'étiquette d'un réalisateur de série B [3]».
Le résultat plut à King Vidor et surtout à la MGM qui acheta le film. La
carrière hollywoodienne de Sirk était lancée ……
dimanche 10 octobre 2021
La paranoïa chez John Frankenheimer
Burt Lancaster incarne dans Sept jours en mai
(Seven Days in May, John Frankenheimer, 1964) James Matton Scott, un
général de l'armée de l'air des États-Unis, à la veille d'organiser un coup
d'État pour renverser le président américain Jordan Lyman (Fredric March), jugé
trop faible et trop pacifiste face à l'Union soviétique. Ce militaire, bardé de
médailles et convaincu d'être soutenu par une grande partie de la population, n'accepte
pas le récent traité de désarmement nucléaire signé par les États-Unis et
l'URSS. Informé du pronunciamento en cours par le colonel Jiggs Casey
(Kirk Douglas), le Président convoque le général Scott dans le Bureau ovale de
la Maison Blanche pour exiger sa démission (voir photogramme). Devant le Resolute
desk [1],
mais tourné vers Jordan Lyman (hors-champ), Scott refuse de se démettre et déverse
sa rage et sa paranoïa anti-communiste. Il rêve de s'assoir derrière le bureau
encadré à l'arrière-plan par les drapeaux américain et présidentiel, mais reste
incapable de faire la différence entre une légitimité démocratique issue des
urnes et des suffrages des citoyens, et un coup de force militaire et populiste
plébiscité par une frange de la population manifestement fatiguée de vivre en
démocratie. Son patriotisme dévoyé renforcé par une mégalomanie démesurée le
pousse à sauter dans le vide. Dans la foulée de l'assassinat de JFK en 1963 (ce
dernier tenait beaucoup à ce que Sept jours en mai se fasse, mais il
n'en verra pas les images), le cinéma de John Frankenheimer, (auquel on peut
rajouter Un crime dans la tête/A Manchurian Candidate, 1962),
inaugure le cinéma paranoïaque et conspirationniste qui trouvera son apogée
dans les années 70. De Klute (Alan J. Pakula, 1971) à Les Hommes du
président (All the President's Men, Alan J. Pakula toujours, 1976)
en passant par Conversations secrètes (The Conversation,
F.F.Coppola, 1974), À cause d'un assassinat (The Parallax View,
Alan J.Pakula, 1974) ou encore Les Trois jours du condor (Three
Days of the Condor, Sydney Pollack, 1975), la liste est longue et
représentative de cette angoisse sourde de forces destructrices, civiles ou
militaires, minant de l'intérieur la démocratie américaine. Le général James Mattoon
Scott est une synthèse des généraux Edwin Anderson Walker et Curtis LeMay. Le
premier était un militaire raciste et ultra-conservateur, piétinant allègrement
son devoir de réserve en cherchant en 1960 à orienter le vote des troupes sous
son commandement en faveur de Richard Nixon. Démissionné par John F. Kennedy en
1961, il se lança dans la vie politique pour devenir gouverneur du Texas, en
vain. Ce nouvel échec ne l'empêchera pas d'être à l'origine des émeutes qui
éclatèrent en 1962 à l'Université du Mississippi pour empêcher l'inscription
d'un étudiant noir. Son nom apparaît enfin dans l'enquête de la Commission
Warren sur l'assassinat du président Kennedy, mais faute de preuves
suffisantes, il ne fut jamais inquiété. Le deuxième est tout aussi extrémiste.
Curtis LeMay était, comme James Matton Scott, général des forces aériennes des
États-Unis. Boutefeu jusqu'au-boutiste, farouchement anti-communiste il ne raisonnait
qu'en terme de déflagration nucléaire. Selon lui, les crises politico-militaires
ne pouvaient se résoudre que par l'utilisation de la bombe atomique: ainsi
pendant la crise du blocus de Berlin (1948-1949) et surtout la crise de Cuba
(1962), il préconisait la manière forte en faisant intensément pression sur Truman,
puis sur Kennedy. Retraité en 1965, comme Walker, il s'est essayé à la
politique en se présentant en 1968 à la vice-présidence des États-Unis aux
côtés du candidat d'un parti d'extrême-droite, George Wallace, un raciste
notoire. Les électeurs en décideront autrement. N'est pas Dwight D. Eisenhower
qui veut. Il est assez succulent de constater que dans le cadre de la
représentation de la Guerre froide à l'écran, les bad guys des années
soixante ne sont plus, comme dans les années 50, des infiltrés communistes
menaçant la démocratie américaine (I Was a Communist for the FBI de
Gordon Douglas en 1951), mais des officiers supérieurs prêts à tout et même au
pire, dominés par leur hubris et persuadés qu'ils sont les seuls remparts
contre l'ennemi soviétique pour sauver la démocratie américaine. Sept jours
en mai nous tend, aujourd'hui encore, un miroir inquiétant: lorsqu'en 2020,
le lieutenant-général retraité Michael Flynn a conseillé à Donald Trump de
suspendre la Constitution pour promulguer la loi martiale afin de permettre à
l'armée d'organiser de nouvelles élections, la réalité a bien dépassé la
fiction.
mercredi 6 octobre 2021
La rencontre chez Ridley Scott
2
3
samedi 2 octobre 2021
Les mutineries chez Stanley Kubrick
Ce plan, extrait des Sentiers de la Gloire (Paths
of Glory, 1957), faillit bien ne pas voir le jour. Stanley Kubrick voulait
en effet éviter de filmer l'exécution, en 1916, de trois soldats de l'armée
française, jugés coupables de « lâcheté » et de « refus d'obéissance » au cours
d'une offensive vouée dès le départ à l'échec. Cette fin anxiogène et
désespérante, anti-commerciale donc, a été finalement imposée par Kirk Douglas,
acteur-producteur totalement investi dans le projet. Violemment
anti-militariste, charge vitriolée contre l'état-major français et la justice
expéditive des conseils de guerre, le film s'inspire du roman éponyme
d'Humphrey Cobb (1935), roman inspiré à son tour par l'affaire des quatre
caporaux de Souain (Champagne) fusillés pour « l'exemple » le 17 mars 1915. Ces
quatre soldats en effet sont le tribut exigé par le général Réveilhac (incarné
dans le film par l'abject général Mireau et joué par George Macready), ulcéré
par le refus des soldats de la 21e compagnie du 336e
régiment d'infanterie de sortir des tranchées pour se jeter sous le feu nourri
des Allemands. Voués à une mort certaine, épuisés par les offensives à
répétition lancées par ce général réputé pour sa cruauté et son mépris de la
vie humaine, démoralisés par les pertes de plus en plus lourdes et écrasés sous
un déluge de fer et de feu, les soldats préfèrent affronter leur hiérarchie
plutôt que de se sacrifier inutilement. Probablement estiment-ils aussi à ce
moment que le contrat du citoyen-soldat envers la Nation a été rompu par
l'incompétence d'un général plus soucieux de sa carrière que de la vie de ses
hommes. Vingt-quatre soldats sont désignés pour être jugés par un conseil de
guerre. Vingt sont acquittés mais quatre caporaux, servant manifestement de
boucs émissaires, sont jugés coupables le 16 mars 1915 à la suite d'une parodie
de justice et exécutés le lendemain. C'est cette histoire terrible que racontent
les Sentiers de la gloire et ce plan en particulier (voir photogramme).
De gauche à droite, les soldats Pierre Arnaud (Joe Turkel sur un brancard,
inanimé), Maurice Férol (Timothy Carey les yeux bandés) et le caporal Philippe
Paris (Ralph Meeker) viennent d'être attachés aux poteaux d'exécution. La mise
au point est faite sur la double rangée du peloton chargé d'exécuter la
sentence. Les canons des fusils délimitent un rectangle parfait dans lequel
s'intègrent les trois condamnés à mort légèrement flous. La caméra est au
milieu de ces soldats et pointe son objectif de la même façon que les fusils
pointent les suppliciés. Cette faible profondeur de champ et ce premier plan net
disent clairement que l'ennemi n'est pas l'Allemagne, (totalement absente du
film) mais bien le haut commandement de l'armée française insensible aux
boucheries de la Première Guerre mondiale. C'est cette vision, à rebours de
l'image univoque d'une armée soudée défendant chèrement le sol de la mère
patrie, qui explique, en 1958, les réactions hostiles du gouvernement français
– alors en pleine guerre d'Algérie - et ses pressions sur la United Artists
pour que le film ne sorte pas en France. D'autres vives répliques traversent la
Belgique, l'Allemagne – le film est retiré de la sélection du festival de
Berlin pour ne pas perturber la reconstruction européenne autour du couple
franco-allemand – l'Espagne ou encore la Suisse où le film est purement et
simplement interdit. Quant aux États-Unis, si le film a été un succès, il n'en
reste pas moins une métaphore des procès maccarthystes qui se sont déroulés
quelques années auparavant, et contre lesquels Kirk Douglas s'est toujours
élevé. Il est à ce sujet assez délicieux de voir un ancien dénonciateur comme Adolphe
Menjou jouer le général Georges Broulard, le supérieur cynique et méprisable du
général Mireau. Ce n'est qu'en 1975 que le film de Stanley Kubrick sera enfin
visible en France grâce au libéralisme du gouvernement de Valéry Giscard
d'Estaing en matière culturelle. De nos jours, la question des mutineries reste
toujours une question très inflammable: lorsque le 5 novembre 1998, le Premier Ministre
français Lionel Jospin réhabilita, dans un discours prononcé à Craonne,
épicentre de l'offensive du Chemin des Dames (avril-octobre 1917), la mémoire
des soldats mutinés et fusillés pour « l'exemple ». Les réactions outrées qui
suivirent – venues exclusivement de la droite – montrèrent que pour certains,
il y avait des morts moins honorables que d'autres. Pourtant la France de 1934
avait déjà montré le chemin en réhabilitant la mémoire des quatre caporaux de
Souain, après vingt ans de mobilisation des épouses des fusillés soutenues par
la Ligue des droits de l'homme et de nombreuses associations d'anciens
combattants. Une Cour de justice affirma que « le sacrifice demandé aux soldats
dépassait les limites des forces humaines »[1].
Pour la France de 1998 et pour celle de 1934, ce n'est manifestement pas le
même combat.