mercredi 28 décembre 2016

La terrasse chez Ettore Scola


L’essentiel du film Una Giornata particolare (Une Journée particulière d’Ettore Scola/1977) se passe, le 6 mai 1938, à l’intérieur de l’immeuble d’un quartier de Rome au moment où Mussolini accueille Hitler pour préparer la signature du Pacte d’Acier qui scellera, le 22 mai 1939, l’alliance militaire offensive entre les deux dictatures. Au petit matin, le bâtiment se vide progressivement de ses habitants, pressés de se rendre au défilé et d’écouter les discours des deux dictateurs. Seules deux personnes sont contraintes – pour des raisons différentes – de rester cloîtrées chez elles……
Mère de six enfants et épouse d’un Mussolini aux petits pieds, machiste et vulgaire, Antionetta (Sophia Loren, superbe dans sa lassitude, à contre-emploi, loin des rôles de diva qu’elle a pu incarner) ne peut se rendre au défilé en raison des tâches ménagères qui la submergent. Admirative du Duce et peu éduquée, elle ne réalise pas son aliénation imposée par un régime qui traite avec mépris les femmes, destinées à être principalement de bonnes épouses et de bonnes mères. Mais tout à sa mission domestique, Antionetta finit par rencontrer Gabriele (Marcello Mastroianni, parfait lui aussi dans cette antithèse du grand séducteur), un homme resté seul dans un appartement qui, par-delà la cour intérieure, fait face au sien. Journaliste antifasciste et homosexuel, celui-ci a été renvoyé par la radio qui l’employait, et s’attend d’un moment à l’autre à être arrêté. En ces temps de virilité triomphante, Gabriele est un paria aux yeux de ceux qui pensent que seuls un homme et une femme peuvent s’aimer. Cette rencontre fortuite et éphémère entre deux êtres que tout sépare et que le régime fasciste opprime, donne une dimension élégiaque et funèbre au film. Ces deux solitudes vont partager, un temps trop court, un ailleurs qui se cristallise au cours de ce pas de deux sur le toit de l’immeuble. Alors qu’Antonietta décroche son linge, Gabriele en profite pour la recouvrir subitement d’un drap et pour esquisser quelques pas de danse tout en la serrant contre lui, riant du bon tour qu’il vient de lui jouer. Les diagonales du carrelage suivent la trajectoire des cordes à linge qui coupent ce toit en deux, transformant la partie de droite en espace de liberté et d’insouciance. La terrasse, comme un bout du monde, permet au couple de s’élever loin des regards et des préjugés. Cet espace ouvert leur permet de laisser libre cours à une douce euphorie dans une étreinte furtive. Le vent fait ondoyer le linge au rythme de cette danse improvisée mais pleine d’amertume. Le cœur d’Antionetta bat à tout rompre d’autant plus qu’elle ne sait pas encore à ce moment-là que Gabriele ne peut l’aimer. Ce moment de bonheur, ce temps suspendu, font presque oublier le hors-champ de l’effervescence de la célébration fasciste transmise par une radio placée dans la cour, et qui pèse comme une chape de plomb sur le destin de ces deux exclus.  Pour mieux saisir ce drame intime, Ettore Scola choisit d’utiliser des couleurs délavées, blafardes, proches du noir et blanc pour accentuer ce gris douloureux dans lequel évoluent ses personnages, mais aussi toute la société italienne vampirisée par le fascisme. Jean A. Gili affirme que le film « met à nu les structures mentales qui portent à l’exclusion de tous ceux qui ne correspondent pas aux normes, de tous ceux qui sont jugés inférieurs (1) ». Le propos reste toujours d’actualité.

(1) Jean A. Gili, dans L’Avant-scène cinéma, numéro 230, 15 juin 1979, cité dans L’Histoire fait son cinéma en 100 films de Guillaume Evin, Éditions de La Martinière, p.116, 2013.


lundi 26 décembre 2016

Le hors-champ chez les frères Coen



Dans No Country for Old Men des frères Coen (2007), Llewelyn Moss (Josh Brolin) chasse dans les immenses plaines du Texas, non loin de la frontière mexicaine, lorsqu’il tombe par hasard sur les restes d’un règlement de comptes entre narco-trafiquants. Sur ses gardes, il marche au milieu de pick-up abandonnés, de douilles, d’armes jonchant le sol et de cadavres dont les vêtements ensanglantés montrent que leurs propriétaires n’ont pas échangé que des amabilités entre gens du même monde. Dans ce désert immense et totalement silencieux, la brutalité de ce carnage est l’écho de la violence originelle imprégnant ce territoire qui a toujours été convoité par les Comanches, les Espagnols, puis les Mexicains, les Texans devenus Américains en 1845 et, aujourd’hui, par les gangs liés au trafic de drogue. La scène du crime renvoie à la mythologie du film noir et du western dont les frontières sont extrêmement poreuses : d’un côté, dans un espace aride, les voitures sont disposées en cercle, comme à l’époque des pionniers, mais avec l’ennemi à l’intérieur; d’un autre, le nombre de cadavres dont le sable a déjà bu le sang rappelle les films de Sam Peckinpah et souligne l’importance de l’enjeu - les sachets d’héroïne découverts à l’arrière d’un 4x4 –; et enfin, la fureur de l’affrontement entre bandes rivales évoque Scarface ou Little Caesar dans le Chicago des années 30. La puissance de ce hors-champ convulsif est telle qu’elle permet d’explorer les recoins les plus noirs du crime et les failles de la société américaine. Par sa valeur dramatique, cette réalité subjective est le miroir de celle de l’ouverture de Major Dundee (Sam Peckinpah/1965) : un détachement de cavalerie et les habitants d’un ranch – au Nouveau-Mexique cette fois-ci mais toujours près de la frontière mexicaine - viennent d’être massacrés par les Apaches de Sierra Chariba. Le nombre de victimes et l’état dans lequel se trouvent certains corps laissent supposer que le combat a été d’une grande sauvagerie. L’attaque a été filmée par le réalisateur, mais supprimée au montage par des producteurs trop timorés et trop effrayés par la violence consubstantielle à l’univers peckinpien. Rien de tel chez les frères Coen qui choisissent de ne pas montrer au spectateur le règlement de comptes des trafiquants pour permettre à l’imaginaire de prendre le pas sur la représentation du réel. Ainsi le champ visuel ne peut être que fragmentaire et incomplet, ce qui décuple la force de l’image. Celle-ci est de la même noirceur que celle extraite du livre éponyme de Cormac McCarthy (1). La caméra est alternativement placée à hauteur d’homme ou de cadavres, pour mieux immerger Llewelyn Moss dans cet environnement macabre s’apparentant à une arène dont seuls les reliefs montagneux ont assisté au massacre.

(1) No Country for Old Men de Cormac McCarthy, collection Points, 2008.


mercredi 21 décembre 2016

Les élites chez Luchino Visconti


Les Damnés de Luchino Visconti (1969) est une plongée vertigineuse et cauchemardesque dans l’univers des Essenbeck, une famille aristocratique allemande propriétaire d’aciéries, au moment où Hitler prend le pouvoir. Alors que le Reichstag brûle au-dehors (27 février 1933), les Essenbeck sont progressivement contaminés par la perversion de l’idéologie nazie, et, comme un miroir grossissant vis-à-vis de la société allemande, ils vont incarner toutes les facettes de la décadence humaine et de la décomposition d’un microcosme prêt à tout pour assouvir les appétits et les ambitions de quelques-uns. Entre les tenants de la République de Weimar (le chef de famille Joachim, rapidement éliminé), les nazis convaincus (le fils Konstantin comme le petit-fils Martin) et les arrivistes mus par le pouvoir et l’appât du gain (Friedrich Bruckmann, le directeur des aciéries), cette famille de monstres va s’autodétruire dans des éclats de sang, de débauche et de fureur pour mieux servir et satisfaire le pouvoir en place. Au-delà du contrôle des aciéries qui font la fortune des Essenbeck tout en devenant un enjeu pour reconstruire l’armée allemande du futur IIIe Reich, Visconti filme l’homme dans son aptitude à se putréfier et à prêter allégeance à la haine de l’autre. La morbidité du propos illustre le fragile vernis civilisationnel qui recouvre toute la société allemande en train de se jeter dans les bras de son Führer. Dans le photogramme, Friedrich Bruckmann (Dirk Bogarde) vient d’épouser la baronne Sophie Essenbeck (Ingrid Thulin), veuve depuis 1918. Poussés au suicide par empoisonnement par le propre fils de la baronne, Martin (Helmut Berger) ne reculant devant aucun obstacle pour contrôler les aciéries, les nouveaux et éphémères époux viennent de se donner la mort. À l’instar des personnages du Guépard du même Visconti (1963), ils savent qu’ils n’ont plus leur place aux côtés de Martin et de son désir de puissance. Le contraste entre l’opulence de la pièce (cheminée, fauteuil et canapé en cuir, bibliothèque, lourdes tentures aux fenêtres) et les deux cadavres est saisissant : le pouvoir, l’argent et la culture d’un côté, et de l’autre, la mort réduisant à néant les espérances de ceux qui se sont crus, un temps, les maîtres du monde, invincibles et immortels. Ironiquement, l’absence de sang et de toute trace de violence n’est que le pendant post-mortem de l’apparente respectabilité et du savoir-vivre auxquels ils étaient très attachés. Une lampe sur pied, reposant sur un guéridon, projette une lumière spectrale figeant le corps de la baronne dans ses atours et celui de Friedrich dans son smoking. Ce dernier apparaît désarticulé, prêt à basculer sur la moquette, alors que les yeux fixes de la baronne ne regardent plus rien. Son maquillage – un teint crayeux et des lèvres d’un rouge éclatant – est un masque mortuaire qui a préfiguré son geste fatal. La vanité du rang dans la société, et du pouvoir qui en découle, apparaissent alors dans toute leur nudité et leur inutilité. À l’instar des époux Macbeth, le couple expie ses compromissions et le meurtre de Joachim pour disparaître et faire place au nouvel ordre nazi. Ce plan renvoie immanquablement au double suicide d'Hitler et d’Eva Braun dans le bunker de la Chancellerie à Berlin, douze ans plus tard, en 1945. Dans les deux cas, le suicide d’un homme et d’une femme, fraîchement mariés, ouvre et clôt un cycle infernal dans lequel l’humanité a cédé le pas à la barbarie.


vendredi 16 décembre 2016

Le minéral chez William A. Wellman


Le directeur de la photographie, Joseph MacDonald, a fait un remarquable travail sur le tournage de La Ville abandonnée de William Wellman (Yellow Sky/1948). Utilisant parfaitement la topographie des Alabama Hills (Californie), il réussit, en jouant sur les pleins et les vides, à traduire autant l’ouverture que l’écrasement auxquels sont confrontés les personnages évoluant dans un espace aride et rocailleux, alors que le ciel apparaît aussi vide qu’immense. Entre désert et montagnes, les Alabama Hills sont des formations rocheuses aux pieds de la Sierra Nevada qui ont servi de cadre à des centaines de films. Un autre réalisateur, Bud Boetticher, en fera même son cadre de prédilection en y tournant pas moins de onze westerns dont quatre avec Randolph Scott (Sept hommes à abattre/Seven men from Now, 1956 – L’Homme de l’Arizona/The Tall T, 1957 – La Chevauchée de la vengeance/Ride Lonesome, 1959 et Comanche Station, 1960). À l’instar de Monument Valley pour John Ford, certains paysages sont ainsi indissociablement liés à ces cinéastes. Ce n’est pas le cas pour William A. Wellman qui, outre La Ville abandonnée n’a, quant à lui, tourné qu’un autre film dans ce décor (L’Étrange incident/The Ox-Bow Incident, 1943).
Un homme court (ici de dos James Dawson/Gregory Peck), poursuivi par une bande de malfrats qui veulent, comme dans tout bon western qui se respecte, l’envoyer ad patres. Il s’engage dans un défilé pour parvenir à grandes enjambées au sommet de la butte et disparaître derrière elle, comme happé par le ciel qui le surplombe. La mort est derrière lui, tenace, sournoise, avide comme un busard. Les deux escarpements qui dominent la silhouette sont en partie noyés dans l’ombre, et les éperons rocheux qui encadrent la faille sont autant de sentinelles silencieuses, indifférentes au fugitif et à la tragédie qui est en train de se jouer. L’âpreté du décor souligne la lutte sans merci à laquelle se livrent les protagonistes. La nature est répulsive et donc hostile. La couverture végétale est inexistante et la roche est aussi nue que le crâne de Yul Brynner. La combinaison de l’érosion éolienne et hydrique explique ces formes lisses, arrondies ou pointues, idéales pour mettre l’accent sur la violence qui accompagne la Conquête de l‘Ouest et les difficultés qu’ont les hommes à dompter les convulsions de ce chaos minéral. La nature et le contrôle de la terre sont indissociables du western parce qu’ils sont étroitement associés au troisième Président des États-Unis,Thomas Jefferson (1801 à 1809), et sa volonté de justifier l’expansion territoriale vers l’ouest par la domestication et l’exploitation des terres découvertes. Le western va s’emparer de cette idéologie pour la transformer en mythe (1). Mais ces paysages rocailleux, impropres à l’agriculture, ont toujours été des angles morts pour les colons qui les ont contournés pour mieux se diriger vers la côte Pacifique. C’est leur valeur dramatique et surtout cinégénique qui confirme ce que disait John Ford par la bouche du journaliste questionnant le sénateur Stoddard sur le vieil Ouest dans L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man who shot Liberty Valance/1962): « quand la légende dépasse la réalité, imprimez la légende » !

(1) Voir l’article La Destinée manifeste et la Frontière chez Sydney Pollack


mardi 13 décembre 2016

Le shérif et le grand propriétaire chez John Sturges


Au moment où ces lignes sont écrites, Kirk Douglas vient d’avoir cent ans. Cet acteur, toujours sublime, a tout incarné. Du producteur de cinéma (Les Ensorcelés/The Bad and The Beautiful, 1952) à l’officier de l’armée française pendant la Première Guerre mondiale (Les Sentiers de la gloire/Paths of Glory, 1957) en passant par le gladiateur (Spartacus/1960) ou encore Vincent Van Gogh (La Vie passionnée de Vincent Van Gogh/Lust for Life, 1956), cet Américain d’origine biélorusse a traversé la deuxième moitié du XXe siècle en incarnant toutes les fonctions propres au cinéma; acteur, réalisateur (il réalisera deux films; Scalawag en 1973 et Posse en 1975), producteur et même écrivain . Il a également, à de multiples reprises, chevauché à travers les plaines du Far West. Dans Le Dernier train de Gun Hill (The Last Train from Gun Hill de John Sturges/1958), il campe Matt Morgan, un shérif intraitable, droit dans ses bottes, à la recherche de deux hommes qui ont violé et assassiné sa femme indienne. Une selle marquée CB retrouvée sur les lieux du crime, le mène dans le ranch du propriétaire de ces initiales, Craig Belden (Anthony Quinn, formidable), qui s’avère être un ancien ami. C’est là que Matt apprend que le fils de Craig, Rick, a été le dernier à utiliser la selle … La rencontre entre le shérif et le grand propriétaire se déroule dans une vaste pièce dont le décor va servir à différencier les deux protagonistes, tout en illustrant parfaitement l’un des thèmes essentiels du western : la civilisation incarnée par la loi et l’ordre, face à la sauvagerie matérialisée par un homme, Craig, qui ne reconnaît d’autre maître que lui-même.


Matt est debout, filmé en contre-plongée; il domine de toute la puissance de son verbe Craig, qui cherche, à ce moment-là, à éluder les questions de plus en plus précises du shérif. Ce dernier est sobrement vêtu. La dominante bleue de sa veste et de sa chemise est rehaussée par le nœud papillon noir fermant son col, accentuant la détermination de l’expression de son visage. Les yeux brillant d’une lueur farouche et les lèvres serrées, il entend faire respecter la loi et s’y consacre totalement. Venant de la ville et bien que très policé, Matt n’en reste pas moins le bras armé de la justice. Il est celui qui refoule ses sentiments personnels afin d’accomplir le seul objectif qu’il s’est assigné : faire respecter la loi et arrêter les coupables. Mais Matt Morgan est un homme seul, face à ce potentat local qu’est Craig Belden. 


Celui-ci est l’archétype du cattle baron qui a réussi, par la seule force de ses bras à s’élever dans la hiérarchie sociale. C’est le self-made man typique devenu propriétaire d’un ranch et de terres aux dimensions gargantuesques, tout en menant les hommes (et les femmes) comme on mène le bétail, sans états d’âme particuliers. La décoration de son intérieur le rattache au monde de la nature: les cornes d’une vache, la Texas Longhorn, trônant fièrement au-dessus de l’âtre, et une tête de bison taxidermisée  accrochée au mur, comme autant de trophées, matérialisent l’opulence de son propriétaire et sa fonction essentielle: éleveur de bétail et chasseur de bisons. Une rangée de Winchester, bien alignées dans une armoire vitrée, témoigne des moyens que peut employer Craig pour parvenir à ses fins. Les problèmes pour lui se règlent le fusil ou le colt à la main. Nul besoin de faire appel à la loi, puisqu’il l’incarne, mais sans en avoir le mandat. Bien calé dans son fauteuil de cuir noir, un cigarillo et un verre d’alcool dans la main droite dont l’annulaire est cerclé par une grosse bague, Craig, pourtant doté d’une forte personnalité, se laisse pour l’instant dominer par Matt. Habillé comme un cowboy, gilet en cuir, jeans, chemise rayée au col bien ouvert quant à lui, le grand propriétaire incarne le pouvoir sans partage. Il cherche par tous les moyens à protéger son fils qui se révèle être, à ce moment-là, sa seule faiblesse. En dépit de leur amitié ancienne, deux mondes antinomiques s’affrontent donc: Craig incarne un Ouest individualiste, sanguin, bourru, violent au besoin, ancré dans les immenses espaces des Grandes Plaines américaines, confronté au monde de la ville de Matt, de l’ordre et de la civilisation  au service de la collectivité.


samedi 10 décembre 2016

Le prédicateur chez Delmer Daves


« Malades, venez à moi, j’imposerai mes mains sur vous et mes mains vous guériront » ! Dans La Colline des potences (The Hanging Tree, Delmer Daves, 1959), Grubb (George C.Scott, délicieusement déjanté), extatique, déguenillé, mal rasé, une bouteille d’alcool caché sous son manteau, se lance dans un sermon aussi hallucinant qu’inquiétant. Avec une violence et une rage à peine contenues, le prédicateur débite ses versets bibliques et menace les patients du docteur Joseph Frail (Gary Cooper) en leur intimant de quitter sur le champ la salle d’attente à ciel ouvert de ce camp de chercheurs d’or, quelque part au Montana. Prétextant être doté de pouvoirs thaumaturgiques, le charlatan-guérisseur exalté se heurte à la science et à l’expertise de son concurrent qui ne ménage pas sa peine auprès des plus démunis. Tout à sa logorrhée faisant office de psychotrope, et attiré par cette fièvre de l’or qui irradie tout le camp des mineurs, Grubb incarne le fanatisme religieux et ses dérives sectaires. Capable dans un même élan de citer la parole de Dieu et de pousser une foule à lyncher Joseph Frail, ce prédicateur, tel un Savonarole aux petits pieds, veut dominer cette petite communauté en dénonçant ses supposées corruptions morale et spirituelle. Dans son esprit dérangé et perverti, il n’hésitera pas à créer son propre Bûcher des Vanités en mettant le feu au camp qu’il considère comme une nouvelle Gomorrhe. Mais son homélie ne rencontre que l’indifférence et l’apathie. Filmée en contre-plongée, sa silhouette, revêtue d’un cache-poussière qui dissimule à peine les loques qu’il porte sur lui, traduit une position effrayante pour mieux souligner la folie du personnage.

Le prédicateur est une figure récurrente du western. Il est, la plupart du temps, un personnage doté de caractéristiques assez éloignées du message d’amour et de compassion que tout messager de l’Église devrait incarner : qu’ils soient très à l’aise dans le maniement d’une mitraillette crachant ses rafales comme autant d’absolutions, à l’instar du prêtre Olivier Van Horn (Robert Mitchum dans La Colère de Dieu, Ralph Nelson, 1972) où le père de famille, névropathe et sadique, Preacher Quint (Donald Pleasence dans Will Penny, Tom Gries, 1968), nos saints hommes ont l’âme noire (mais avec un sourire goguenard pour Robert Mitchum !) et la gâchette facile, brandissant tour à tour la Bible et/ou le colt. Bénissant les brebis égarées pour mieux les égorger, ils ne représentent rien d’autre que les deux obsessions américaines indissociables que sont la religion et les armes à feu.


La douleur chez Steven Spielberg


Le monde de Christina (Andrew Wyeth, 1948)

Ce plan extrait du film de Steven Spielberg, Il faut sauver le soldat Ryan (Saving Private Ryan/1998) a été manifestement inspiré par le tableau d’Andrew Wyeth, Le Monde de Christina, peint en 1948. Des champs de blé s’étendent à perte de vue, une maison avec une grange attenante se détachent sur la ligne d’horizon, une route ou un chemin traversent cet espace ouvert et en apparence bucolique … mais une tension, un malaise traversent ces deux paysages. Andrew Wyeth a peint, chez lui à Cushing dans l’état du Maine, sa voisine Christina Olson, atteinte de poliomyélite, rampant sur le sol. Nous tournant le dos, Christina semble hurler, appeler à l’aide. Ses bras décharnés supportent à peine ce corps qui menace de se rompre. Chez Spielberg, la voiture qui se dirige vers la maison n’est pour l’instant qu’un point perdu dans cette immensité horizontale, uniquement perturbée par la verticalité de l’éolienne et celle des maisons. Mais nous savons que les passagers du véhicule sont sur le point d’annoncer à Madame Ryan la sinistre nouvelle de la mort de ses 3 fils sur une fratrie de quatre. Deux frères sont morts pendant le débarquement en Normandie sur les plages d’Omaha Beach et d’Utah Beach, et le troisième a péri en Nouvelle Guinée sur le front du Pacifique. 


Lorsque l’aumônier et l’officier sortent de la voiture, la mère a franchi le seuil de la maison en titubant et s’effondre sur le perron. Brisée, déchiquetée par le chagrin qui la submerge, elle rejoint Christina dans la même position semi-couchée, incapable de se relever. L’air lui manque, le monde autour d’elle s’écroule, une oppression sans nom déchire tout son être. Le réalisateur choisit de filmer cette douleur muette avec pudeur. Les dialogues sont absents, et seule une musique extradiégétique, donc non entendue par les personnages, vient troubler l’accablement de la mère. Son cri intérieur et infini est d’autant plus oppressant que nul ne l’entend. La caméra est restée à l’intérieur et garde par rapport à cette mère éplorée, une certaine distance respectueuse pour mieux la laisser seule face à ces deux hommes. L’espace domestique est déjà endeuillé, et la photographie à droite de l‘écran montrant les quatre frères enlacés ne fait qu’accentuer le vertige qui a saisi Madame Ryan. Ce cadre photographique, souvenir d’un passé pas si lointain, repose sur un poste TSF qui permettait à la mère de suivre les campagnes militaires de l’armée américaine en Europe et en Asie, tout en lui donnant l’illusion de pouvoir s’attacher aux destinées de ses enfants. Mais, ce que la radio ne peut lui annoncer, l’arrivée de ces deux hommes le fera. L’épuration de la séquence, le refus de la moindre virtuosité stylistique – une caméra fixe en plongée – sont les contrepoints parfaits du drame qui est en train de se jouer, donnant à ce moment un sens tragique et cruel.


mardi 6 décembre 2016

L'accusé chez Sidney Lumet


La puissance de l’interprétation des jurés (Henry Fonda et Lee J.Cobb pour ne citer qu’eux) du film de Sydney Lumet (Douze hommes en colère/Twelve Angry Men, 1957) en fait presque oublier le visage de celui qui est l’enjeu des débats. Un jeune homme, dont le nom ne sera jamais prononcé, (John Savoca, si fugitivement représenté qu’il n’a pas été crédité au générique du film) est accusé d’avoir assassiné son père. Si les douze jurés se prononcent sur sa culpabilité, celui-ci sera condamné à mort. Le film débute avec ce plan rapproché épaule qui cadre l’accusé de manière particulièrement poignante. Assis dans le box des accusés, le visage au bord des larmes et les lèvres serrées par la peur qui l’habite, le jeune homme suit du regard les douze hommes en train de partir pour délibérer dans un huis clos décisif. Un éclairage oblique divise son visage en deux, matérialisant la dichotomie entre son innocence et sa culpabilité. L’ombre qui obscurcit son front et une partie de sa joue droite endeuille son regard d’une aura sinistre que la blancheur du reste de son visage n’arrive pas à dissiper. L’axe de la perspective, en plongée, contribue à souligner la fragilité du jeune homme. Celui-ci n’est pas vu en caméra subjective par l’un des jurés, mais par le regard du metteur en scène. Ce regard donne déjà le point de vue du cinéaste. Sidney Lumet est un humaniste militant, pourfendant dans tous ces films les injustices (Douze hommes en colère est son premier film), la corruption (Serpico, 1973) et les turpitudes de la télévision (Network, 1976) tout en défendant les perdants et les laissés-pour-compte de la société (Un après-midi de chien/Dog Day Afternoon, 1975). Par le placement de la caméra, le choix des éclairages et le jeu tout intériorisé de l’acteur, le réalisateur nous dit déjà que l’accusé est autre chose que ce parricide que tout accuse, qu’il ne peut pas avoir commis l’irréparable ou qu’un doute raisonnable doit au moins lui être profitable. La supplication muette de l’infortuné jeune homme contraste totalement avec ce que nous allons apprendre de lui tout au long des délibérations du jury : son enfance difficile et la violence d’un quartier déshérité qui aurait armé son bras meurtrier. Et si son nom n’est pas prononcé, pas plus que ceux des jurés (sauf dans les toutes dernières secondes pour deux d’entre eux), c’est que Sidney Lumet veut donner à son propos une valeur universelle, une dimension humaine qui dépasse tous les archétypes. Dans un pays qui applique la peine de mort pratiquement sans discontinuer depuis 1608 (avec des degrés divers selon les États), ce film fait figure de jalon essentiel pour tous les abolitionnistes de la peine capitale.


La solitude chez Tom Hooper


Dans Le Discours d’un roi (King’s Speech de Tom Hooper/2010), Colin Firth campe, au Royaume-Uni, un extraordinaire prince Albert, duc d’York et deuxième fils du roi George V. Il est sur le point de faire le discours de clôture de l’Exposition coloniale britannique au stade de Wembley en 1925. Mais le bégaiement dont il souffre depuis l’enfance, rend cette tâche aussi insurmontable qu’humiliante. Observé par des milliers d’yeux, celui qui représente la monarchie du pays « sur lequel le soleil ne se couche jamais » ânonne un discours qui se transforme en chemin de croix. En effet, l’épreuve est d’autant plus douloureuse que le duc s’adresse, en même temps, à tous les habitants des colonies britanniques par l’intermédiaire de cet instrument de torture qu’est le micro devant lequel il se tient. La radiodiffusion, nouvelle forme de communication de masse, rend cette tentative de discours politique du prince encore plus préoccupante. Isolé au sommet de sa tribune, l’homme au chapeau haut-de-forme et à la redingote est paralysé par la peur et les mots ne sortent de sa gorge que par intermittence. Tom Hooper a construit son plan et son personnage principal tout en perspective. Cadré en vision frontale et en contre-plongée, le prince Albert est au bout des diagonales qui forment autant de lignes de fuite partant des spectateurs placés en contrebas tout en  prolongeant notre propre regard. De part et d’autre de l’infortuné orateur, d’autres regards prolongent cette fois-ci des horizontales – des lignes d’horizon - qui finissent par l’enfermer dans cette fonction de représentation qu’il ne désire pas. Enfin, le cadre est très précisément coupé en deux parties égales par cette verticale qui sépare deux lignes de spectateurs, rejoignant le même point de fuite précédent, matérialisé cette fois-ci par le micro. Au milieu de la foule respectueuse mais néanmoins terriblement embarrassée par les troubles de son expression verbale, le prince Albert – Bertie pour les intimes – est plus que jamais figé dans la solitude de son calvaire, encore accentuée par la toiture qui semble l’écraser. Paradoxalement, ce begaiement l’humanise et le fragilise aux yeux de la foule qui n’éprouve que de la compassion teintée de tristesse à son égard. À ce moment-là, le prince n’est plus que cet homme ordinaire luttant contre des mots qui ne veulent pas sortir de sa bouche. En tant que futur roi, il saura s'en souvenir dans sa lente mais nécessaire autoformation élocutoire.


vendredi 2 décembre 2016

Le liquide oxygéné chez James Cameron


Abyss (James Cameron/1989) est un film tout à fait étonnant. Film sur la Guerre froide – un sous-marin nucléaire américain coule au fond des océans avec son chargement d’ogives que convoitent les Soviétiques -, film de science-fiction, thriller, le cinquième long-métrage de James Cameron se transforme, progressivement et sans crier gare, en conte métaphysique. À ce moment-ci, Bud Brigman (Ed Harris, totalement immergé dans son rôle), le contremaître de l’équipage de prospection sous-marine d’une plate-forme pétrolière, revêt un scaphandre afin de désamorcer une ogive nucléaire qui a basculé dans les abysses d’une fosse sous-marine, à plus de dix mille mètres de profondeur. Face au risque que représente une plongée dans ces profondeurs aqueuses à la verticalité démesurée, et pour supporter la pression terrible qui va s’exercer sur lui, un membre des Navy Seal, la force spéciale de la marine américaine, remplit le scaphandre de Bud d’un liquide orangé que celui-ci finit par avaler. Ventilés par ce liquide au contenant oxygéné qui remplit son appareil respiratoire, les poumons de Bud continuent de fonctionner normalement. Ce retour à l’état de fœtus, alimenté par ce qui fait figure de liquide amniotique, nous fait basculer, à l’instar de la fosse que va devoir affronter Bud, dans une symbolique polysémique vertigineuse. Ce liquide, protecteur et régénérateur permet un retour à la matière originelle, au ventre de la mère, à l’aurore de la vie humaine. Mais il incarne aussi une passerelle, en apparence contradictoire, entre la noyade et donc la mort et la respiration et donc la vie. Engoncé dans cet habitacle, les yeux mi-clos et les lèvres entrouvertes, incapable de parler, Bud est déjà entré dans un monde de silence et communique désormais avec son entourage en utilisant un clavier numérique installé sur son bras gauche. Cette fusion entre technologie et organicité crée un troublant sentiment d’émerveillement teinté d’inquiétude. Titanic (1997) et Avatar (2009) ont confirmé par la suite cette obsession de James Cameron pour l’humain confronté à la science. Celle-ci n’a pas toujours le dernier mot et dans Abyss, les bas-fonds de l’océan peuvent révéler des mystères que la raison humaine ne peut appréhender. Michel Cieutat nous dit que « l’homme est né de l’eau et n’aspire qu’à s’y replonger » (1).  Fort de cette submersion interne et externe et protégé par ce liquide emprisonné dans son casque, Bud peut désormais affronter l’obscurité des eaux profondes dans une plongée hypnotique qui renvoie à nos peurs primitives et ancestrales du gouffre ou du tombeau sans fond.

(1) Les grands thèmes du cinéma américain, tome 1 de Michel Cieutat, les Éditions du Cerf, 1988, p.105.


lundi 28 novembre 2016

Le front pionnier chez John Boorman



Ce champ-contrechamp est lourd de menaces. Extrait de La Forêt d’émeraude (The Emerald Forest de John Boorman/1985), il représente la limite entre la forêt amazonienne encore intacte et un espace défriché avec comme ligne d’horizon un barrage hydroélectrique en construction. Ce no man’s land est un front pionnier, un espace en cours de peuplement dans le cadre d’une mise en valeur agricole ou minière. L’avancée de cette ligne répond à des impératifs économiques et sociaux, mais heurte de plein fouet l’habitat des tribus amazoniennes qui ont su rester à l’écart de tout contact avec ce que l’on appelle la civilisation. Et la tribu des Invisibles se trouve ici dans ce qu’ils appellent « le bord du monde ». Incrédules, figés dans une contemplation muette, désemparés, mais conscients d’un danger qui menace leur existence même, ils observent cet espace anciennement forestier, pelé, mort, vidé du fleuve qui s’y trouvait, puisque celui-ci a été détourné de son cours naturel pour permettre la construction du barrage. La désolation règne à perte de vue. Le défrichement a été mené à coups de pelleteuses et de bulldozers. Les traces toutes fraîches de ces véhicules de terrassement marquent encore le sol de leurs empreintes et quelques rares rubans végétaux discontinus se cramponnent encore miraculeusement à cette terre violée. En lisière de forêt, les Invisibles, cachés derrière un rideau de branches, se confondent avec leur milieu naturel et continuent à incarner un mode de vie dans lequel la liberté, le mysticisme, le rapport respectueux avec les mondes animal et végétal est en rupture total avec le monde matérialiste qui les repousse toujours plus loin au fond de la forêt en les asphyxiant petit à petit. Le barrage, mais aussi tout ce qui compose son hors-champ que l’on devine au-delà – la ville et son tumulte, les colons prêts à déferler sur ces nouvelles terres – sont porteurs de violence et d’aliénation et heurtent de plein fouet cette tribu qui pose la question de l’altérité. À l’inverse de la nature hostile qui finit par disloquer un groupe de citadins partis faire du canoë sur une rivière déjà condamnée par la construction d’un barrage (Délivrance du même Boorman tourné en 1972), la forêt amazonienne et les Invisibles ne forment qu’un. La canopée les protège, les enveloppe. Mais des prédateurs plus dangereux que le jaguar ou l’anaconda rôdent le long de ce front pionnier pour réduire le terrain de chasse des Invisibles ou pour les acculturer de gré ou de force. John Boorman nous décrit, dans un élan rousseauiste et humaniste, un paradis en passe d’être perdu, une réalité mentale et physique condamnée. 


mardi 22 novembre 2016

New-York chez Michael Curtiz


Dans La Femme aux chimères (Young Man with a Horn/1950) de Michael Curtiz, Kirk Douglas interprète Rick Martin, un trompettiste de jazz new-yorkais, totalement dédié à son art, écumant les bars sous les projecteurs d’une notoriété ascendante jusqu’à sa rencontre, fatale, avec Amy (Lauren Bacall) qui le fera basculer dans la déchéance. Michael Curtiz filme ici Rick, après sa rupture d’avec Amy. Désormais sans domicile fixe, il erre au petit matin, son bras gauche replié sur sa trompette, sans but précis. Les rues sont vides et le pavé suinte son humidité vers le caniveau bordé par deux poubelles. L’architecture verticale des immeubles, uniquement rompue, dans la profondeur de champ, par la ligne horizontale du métro aérien, écrase le musicien et accentue son isolement. Hongrois d’origine, Michael Curtiz a fui les pogroms organisés en 1920 par le régent de Hongrie, Miklos Horthy, pour aller se réfugier d’abord en Autriche puis en Allemagne de 1925 à 1926. C’est dans ce dernier pays qu’il subira de plein fouet l’influence du cinéma expressionniste jouant sur l’affrontement entre l’ombre et la lumière. Invité aux États-Unis dès 1926, il y restera et à l’instar de tous ceux – Fritz Lang ou Friedrich Wilhelm Murnau - qui fuient le nazisme naissant, il importera cet esthétisme issu de l’effondrement politique, militaire et moral allemand de 1918. Dans ce plan, Rick vient de sortir de la lumière de l’aube naissante. Cette lumière est derrière lui, curieusement orientée du bas vers le haut, comme si un immense projecteur avait décidé de l’abandonner pour mieux se concentrer sur une façade d’immeuble ornementée par ces escaliers muraux si caractéristiques de l’architecture new-yorkaise. Perdu dans la ville, il s’engouffre dans l’ombre enveloppante de ce dédale de rues qui forment le Lower East Side au sud de Manhattan, entre l’East Village et le Lower Manhattan. Rick a abandonné le pont de Brooklyn quelques instants plus tôt alors qu’il déambulait tel un somnambule sans repères. L’itinéraire en chute libre du trompettiste et son incapacité à surmonter son drame sentimental, libèrent des démons autodestructeurs et suicidaires qui le jettent sur le pavé new-yorkais. Inspirés librement de la vie de Bix Beiderbecke et Chet Baker, deux trompettistes qui ont marqué l’histoire du jazz, les errements de Rick, entre chien et loup, donnent à The Big Apple des airs fantomatiques qui contrastent avec le bouillonnement traditionnel de la cité, même aux premières heures d’une aube blafarde.


Jo  (Doris Day), Rick (Kirk Douglas) et Amy (Lauren Baccal)



dimanche 20 novembre 2016

Le radeau chez Werner Herzog


Lope de Aguirre (Klaus Kinski, dantesque) a pris le pouvoir au sein d’une expédition de conquistadors commandée auparavant par Pedro de Ursua (Ruy Guerra), un noble espagnol mandaté par la couronne d’Espagne pour découvrir la mythique cité de l’Eldorado, quelque part dans la jungle amazonienne. L’action se passe après la conquête du Pérou en 1534 par les forces de Francisco Pizarro. Le film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre, der Zorn Gottes/1972) décrit la lente et inexorable destruction d’un groupe d’hommes et de femmes au contact d’une nature et d’Indiens hostiles. La faim, la soif, l’isolement, les maladies, les flèches décochées de nulle part vont anéantir cette expédition recroquevillée sur un radeau, descendant le rio Urubamba et qui menace de se disloquer à tout moment. À ce moment-là, Aguirre est le seul survivant; consumé par un feu intérieur, les yeux hagards, un rictus haineux aux lèvres, il erre sur les troncs d’arbres qui servent de plateforme basse glissant sur l’eau, tourne en rond, marche comme un crabe, enjambe sans un regard les cadavres de ses infortunés compagnons qui gisent sur le radeau, lève les yeux au ciel, en proie aux délires les plus exaltés et les plus paranoïaques. C’est un homme d’autant plus fou et mégalomane qu’il se prend pour Dieu. Il rêve d’arracher toute la Nouvelle-Espagne, Trinidad et le Mexique à la couronne espagnole. Ses rêves de conquête doivent permettre à ce psychopathe buté et cruel de mettre en scène l’Histoire et de régner sur la totalité du continent tout en projetant d’épouser sa fille et de fonder la dynastie la plus pure qui soit. Aguirre incarne donc cette tache indélébile qu’est le nazisme, qui perfuse le cinéma allemand d’après-guerre. Pureté de la race, pouvoir, destruction, désir de conquête et de domination d’autres peuples, Werner Herzog interroge le passé, pas si lointain, de son pays et de sa responsabilité dans la déflagration qui a ravagé l’Europe et le monde. Mais ce défi absolutiste et égocentrique lancé à la face du monde par Aguirre, apparaît grotesque, boursouflé et finalement pathétique. Ses seuls spectateurs ne sont que de dérisoires petits singes qui ont élu domicile sur le radeau. Tout en s’emparant de la main gauche de l’un d’entre eux, Aguirre, cet illuminé mystique et dangereux mais condamné, contemple de ses yeux exorbités son empire, fait d’eau et de végétal. La volonté de puissance, cette hubris qui a fait oublier au conquistador qu’il n’est qu’un simple mortel, et sa vanité ne sont pas rassasiées mais elles se fracassent sur ce fleuve qui se dérobe sous ses pieds, face à cette jungle grandiose et menaçante, transformée en tombeau. Le radeau semble s’être immobilisé et la caméra effectue un travelling circulaire pour mieux isoler cette figure de l’extrême et ce bateau ivre qui n’a plus de maître. Dans cette contre-épopée, la figure d’Aguirre rejoint celle du colonel Kurtz (Marlon Brando) dans Apocalypse now (Francis Ford Coppola/1979). Si le premier descend le fleuve Urubamba à la recherche de ses chimères, le second a remonté le Mékong au Vietnam puis au Cambodge, pour y installer son royaume de feu et de sang. Mais les deux hommes sont devenus des monstres prométhéens dont l’orgueil n’a d’égal que leur démesure. 


jeudi 17 novembre 2016

La mouette chez Alfred Hitchcock


Dans Les Oiseaux (The Birds, Alfred Hitchcock1963), des nuées de volatiles menacent subitement, sans raison apparente, Bodega Bay, une petite ville sur la côte californienne. Vu en plongée, le port apparaît de manière extrêmement distincte : des bateaux sont à quai, des voitures sont stationnées sur une grande place et les maisons bordent les axes routiers qui viennent buter sur la côte. Cet espace anthropique vient d’être contaminé par une peur indicible. En effet, l’attaque des mouettes est en train de submerger la ville et de créer le chaos. Le garage est en feu, une coulée d’essence enflammée s’en échappe et vient de faire exploser, d’un souffle puissant, des voitures: ce sont là les premières manifestations du danger et de l’angoisse qui brisent la tranquille monotonie du quotidien des habitants. La séquence, filmée du point de vue des oiseaux, relève d’une technique, le matte painting, un procédé cinématographique qui consiste à peindre un décor sur une surface plane (le port) en y laissant des espaces vides dans lesquels une ou plusieurs scènes filmées (le garage incendié et les mouettes) sont incorporées. Le point de vue est saisissant : les mouettes surplombent le port, prêtes à lancer une nouvelle attaque sur les hommes qui ne sont plus que des points affolés, impuissants et sans défense. La force du scénario est de faire de ces oiseaux inoffensifs, des vertébrés ailés tueurs. Alfred Hitchcock avait dit à François Truffaut, « Je n’aurais pas fait le film s’il s’était agi de vautours ou d’oiseaux de proie » (1). Les mouettes volent très haut, intouchables, se regroupent pour mieux observer la panique qu’elles ont déclenchée, puis se jettent à nouveau sur leurs proies. La terreur naît alors de la normalité - des oiseaux ayant un habitat à proximité des côtes – et d’un ordre naturel perturbé. Le concept freudien de l’inquiétante étrangeté, cette peur née d’une rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne, prend alors tout son sens. Messagers de l’Apocalypse, les oiseaux semblent vouloir punir les hommes, ces prédateurs universels, de leur arrogance à vouloir dominer la nature. La bande-son, orchestrée pour une fois sans instruments de musique par le musicien fétiche d’Alfred Hitchcock, Bernard Herrmann, n’est composée que de cris d’oiseaux et de battements d’ailes passés à travers un synthétiseur. Le résultat, strident et cacophonique, accentue encore l’angoisse de la scène puisque les volatiles envahissent tout l’espace visuel et sonore en isolant le spectateur du drame qui est en train de se jouer en contrebas. La fin du monde annoncée est alors suspendue quelques instants dans les airs.


(1) Hitchcock /Truffaut, édition définitive, Gallimard, 1993, p.243


mercredi 9 novembre 2016

La porte de saloon chez Anthony Mann


Cette porte à deux vantaux s’ouvrant dans les deux sens est indispensable à tout bon saloon qui se respecte dans le western. Ferrée avec des charnières va-et-vient, elle facilite les passages et permet d’y entrer comme d’en sortir (souvent les deux pieds devant, le corps criblé de balles). Dans Winchester 73 réalisé en 1950 par Anthony Mann, cette porte est plus qu’une entrée/sortie pour cowboys sur la voie de l’ébriété ou submergés par elle. Elle fait partie intégrante de la dramaturgie de la séquence. Anthony Mann articule sa mise en scène autour de ces deux panneaux en bois. En effet, les deux vantaux séparent Waco Johnny Dean (Dan Duryea), un outlaw en train de sortir du saloon, du colt dont le propriétaire occupe à l’extérieur le tiers gauche du cadre. La caméra est placée au niveau de la rue, en contre-plongée, de telle manière que le spectateur, en voyant le regard de Waco, sait déjà qu’il a des intentions malveillantes. Et il a raison, puisque derrière le bandit, hors-champ, se trouve Lin McAdam (James Stewart) dont on aperçoit à peine le stetson derrière l’épaule gauche de Waco. Lin le suit, un fusil à la main, mais tout en marquant le malfrat à la culotte, celui-là ne sait rien à ce moment-ci des intentions malveillantes du second. (Vous me suivez ? Si vous voulez avoir plus de détails sur le pourquoi et le comment de leur opposition, allez voir le film !). Nous sommes donc en avance sur Lin McAdam. Anthony Mann joue sur ce que le spectateur sait et voit, mais aussi sur ce que ne sait pas le principal protagoniste de l’histoire, en l’occurrence Lin McAdam. Nous n’avons jamais de la scène une vision d’ensemble, mais tout apparaît de manière extrêmement limpide. Désormais, de part et d’autre de la porte, la tension s’installe entre le colt et Lin. 


Nos craintes étaient bien fondées, puisqu’en passant devant le cowboy que l’on suppose négligemment appuyé à un poteau soutenant la charpente du bâtiment, Waco s’empare du colt ci-dessus mentionné pour se retourner et ouvrir le feu sur Lin. Ce dernier plonge alors dans le vantail gauche de la porte pour se retrouver à son tour à l’extérieur. Les persiennes plus ou moins rectilignes des vantaux prouvent qu’elles ont déjà subi ce traitement précédemment. Une brève fusillade éclate alors. Waco, touché mortellement, titube pour mordre la poussière. Le va-et-vient du vantail gauche encadre la chute convulsive du bandit. Mais la caméra, elle, est restée à l’intérieur. C’est donc le point de vue du réalisateur qui importe. Anthony Mann filme la violence de manière fulgurante avec des éclairs sauvages. Dan Duryea est l’acteur parfait pour ce type de situation. Calme, goguenard, fourbe et maître de ses émotions en apparence, il est capable d’une violence éruptive qui est une des caractéristiques du cinéma d’Anthony Mann. Le classicisme westernien à son apogée !



La subversion chez Gore Verbinski


Mais quelle mouche a piqué le trio Verbinski/Bruckheimer/Disney ? Gore Verbinski associé aux deux maisons de production a déjà à son actif les trois Pirates des Caraïbes, des blockbusters plus ou moins formatés, et Jerry Bruckheimer est connu pour avoir produit des films comme Top Gun Tony Scott/1985), ou Armageddon (Michael Bay/1998), des films très conservateurs, pour ne pas dire très droitiers, vantant les mérites de la bannière étoilée et sauvant le monde de toutes les menaces. The Lone Ranger (2013) est, contre toute attente, un film intégralement subversif et par conséquent totalement réjouissant. Le scénario dénonce la collusion entre des industriels véreux et corrompus et l’armée américaine, sur fond de spoliation des terres indiennes et de massacre des tribus qui y vivent. Dire en 2013 que la conquête de l’Ouest s’est faite sur le dos des Indiens n’est pas une nouveauté : Anthony Mann dans La Porte du diable (Devil’s Doorway/1950), Ralph Nelson dans Soldat bleu (Soldier blue/1970), Arthur Penn dans Little Big Man (1970), Kevin Costner dans Danse avec les loups (Dances with Wolves /1991) ou encore Walter Hill dans Geronimo (1993) avaient déjà cloué le cercueil de la bonne conscience des colons et de l’armée convaincus, au nom de la Destinée manifeste, que les Indiens n’étaient qu’un obstacle à éliminer pour installer la civilisation et le progrès. Mais le redire en 2013 aux États-Unis, en proie au doute et à la peur du déclin (faillite de la ville de Détroit, crise économique, inégalités sociales vertigineuses sur fond de libéralisme triomphant) est autre chose. Le capitaine Jay Fuller (Barry Pepper, déjanté à souhait) est au service de Latham Cole (Tom Wilkinson), l’un des actionnaires d’une compagnie ferroviaire, aussi avide que corrompu, cherchant à relier la côte atlantique à la côte pacifique. Le train doit traverser les terres comanches et il faut pour cela exproprier la tribu, au besoin en la massacrant. Le capitaine ressemble étrangement au général George Armstrong Custer de sinistre mémoire, et surtout à l’interprétation parodique qu’a fait de ce dernier Richard Mulligan dans Little Big Man. Cheveux longs blonds, impeccablement sanglé dans son uniforme de cavalerie, sabre et pistolet aux poings gantés de blanc, le capitaine Jay Fuller éructe ses ordres dans une hystérie qui frise la folie. « Au nom de Dieu et de la patrie » hurle-t-il, extatique, tout en commandant à sa troupe d’ouvrir le feu sur les cavaliers comanches qui lancent leur attaque à ce moment-là. 


Ces derniers sont déjà des ombres chevauchant désespérément dans la lumière sépulcrale qui baigne cette terre bientôt rougie de leur sang. La guerre que livre le capitaine repose sur les mensonges proférés par Latham Cole qui s’est approprié une mine d’argent découverte plusieurs années auparavant sur le territoire de la tribu, et qui cherche maintenant à transporter ce minerai vers San Francisco. La référence à l’invasion de l’Irak en 2003 est explicite. La puissance de feu des soldats est telle que les Indiens sont massacrés jusqu’au dernier. L’armée est donc le bras armé des intérêts privés qui ne reculent devant aucun obstacle, ni aucun scrupule pour parvenir à leurs fins : piller les ressources naturelles d’un territoire pour assurer la domination politique et économique d’un seul homme. Mais c’est aussi une charge violente vis-à-vis de ce capitalisme boursouflé qui ne profite qu’à une minorité cherchant à accaparer toutes les richesses. En dépit des résonances en phase avec Occupy Wall Street, cette lecture renouvelée de la lutte des classes adaptée à la conquête de l’Ouest explique probablement l’échec colossal du film au pays de l’Oncle Sam.


mercredi 2 novembre 2016

Le rire chez Rouben Mamoulian


Le Docteur Jekyll (Frederic March) est un bon bougre légèrement porté sur la transgression. Persuadé que l’Homme est doté de deux personnalités antagonistes, il met au point un breuvage issu d’une formule, pour séparer dans un même corps, le bien du mal. Dans cette sublime version du Docteur Jekyll et Mister Hyde de Rouben Mamoulian (1932), ledit praticien tente l’expérience sur lui-même et se métamorphose en un anthropoïde particulièrement inquiétant. Mr Hyde apparaît brutalement dans le champ, face à un miroir, pour constater la réussite et le bien-fondé de sa théorie. Le médecin affable et respectable est devenu le mal incarné. Démarche simiesque, augmentation de la partie occipitale du crâne, système pileux particulièrement fourni, rangée de dents du maxillaire supérieur impressionnante, tout le corps de Mr Hyde renvoie à l’Australopithèque qui sommeillait dans le subconscient du Dr Jekyll et qui se matérialise désormais dans ce laboratoire, à l’insu de tous. Tout à sa contemplation triomphante, il exulte d’une rage éruptive et primitive, actionnant ses zygomatiques pour partir d’un éclat de rire sinistre. S’esclaffer de cette manière aussi tonitruante n’est pas anodin; les autorités médicales et religieuses de la bonne société londonienne lui avaient déconseillé de poursuivre ses recherches et son futur beau-père, le général Carew (Halliwell Hobbes) lui refuse pour l’instant la main de sa fille, Muriel (Rose Hobart). C’est donc un Dr Jekyll frustré qui a expérimenté sur lui-même sa potion. Son double va donc lui permettre d’assouvir enfin toutes ses pulsions réprimées par le puritanisme de la société victorienne dans laquelle il évolue. « Libre ! » rugit-il à deux reprises. Libre désormais de s’encanailler dans les bas-fonds de Londres, de fréquenter des prostituées, de faire régner la terreur et de basculer dans le meurtre. Le miroir dans lequel Mr Hyde s’admire est plus que le vecteur de son narcissisme; il est l’expression de la vérité que le Dr Jekyll lance à la face du monde : sa recherche d’absolu ne peut s’enraciner que dans ses instincts primitifs. Le cinéma américain est rempli de ces personnages qui défient les lois de la Création : les Docteurs Frankenstein (Frankenstein/1931), Moreau (L’Île du Docteur Moreau/1932) et Jekyll ou, plus près de nous, Seth Brundle (La Mouche/1986) sont autant de Prométhée qui ont commis le blasphème suprême, celui de se prendre pour Dieu en manipulant l’âme et le corps humain. Entre 1908 et 2006, pas moins de dix-huit metteurs en scène se sont appropriés ce personnage sorti tout droit de l’imagination de Robert-Louis Stevenson (1), mais outre celle de Rouben Mamoulian, seules deux autres versions ont marqué l’imaginaire des cinéphiles : celle, éponyme, de Victor Fleming (1941) et Mary Reilly de Stephen Frears (1996).


(1) L’Étrange cas du Docteur Jekyll et Mister Hyde de Robert-Louis Stevenson, Folio classique, 2003.


Mister Hyde (Frederic March)



mardi 1 novembre 2016

La haine et la jalousie chez Nicholas Ray



Mercedes McCambridge  interprète dans Johnny Guitare (Nicholas Ray/1954), Emma Small, une riche propriétaire terrienne comme le western en compte peu. Dévorée par la jalousie et dépitée de voir Dancing Kid (Scott Brady), celui qu’elle aime, lui préférer Vienna (Joan Crawford), Emma cherche par tous les moyens à assouvir sa vengeance. À la tête d’une horde sauvage, toute de noir vêtue, elle entre dans le saloon de Vienna pour l’arrêter et lui appliquer la loi de Lynch. Alors que le posse vient de quitter le saloon pour accomplir son forfait, Emma s’empare d’un fusil et tire sur le chandelier suspendu au plafond. Celui-ci s’effondre et met instantanément le feu au bâtiment. Extatique, les bras en croix, sa silhouette noire est éclairée par les flammes du brasier qui transforment la salle en antichambre de l’enfer. Son ombre se profile dans l’encadrement de la fenêtre derrière elle. Elle jouit, pendant quelques secondes, de ce spectacle mortifère, pour ne rien rater de la destruction de cet espace voué aux jeux et à la boisson. Emma vient de franchir le Styx pour exprimer, dans une attitude statufiée, sa haine maladive et psychotique de cette femme, Vienna, qui est devenue l’objet de tous les désirs de celui qu’elle aime secrètement. Cet amour contrarié la pousse à toutes les extrémités et à toutes les violences. Une symphonie de couleurs rougeoyantes enveloppe son corps revêtu d’une longue robe qui s’apparente déjà à un linceul noir. Dans l’esprit de Philip Yordan, le scénariste du film, Emma personnifie le maccarthysme triomphant à ce moment-là  aux États-Unis. Cette figure luciférienne, au bord de la folie, est l’incarnation de l’intolérance qui ravage les rangs de tous ceux qui, à Hollywood, se réclament d’un progressisme politique et social. 


Puis, sortant à reculons, Emma pivote brusquement, présentant à la caméra son visage de profil. Cheveux courts, yeux étincelants, lèvres fines, large sourire sardonique, la sinistre apparence de son visage annonce le lynchage de Vienna. Tendue comme la corde d’un arc, elle n’est plus qu’une Furie exprimant, dans un accès de rage intense, toute sa frustration et sa jalousie.  Dans ce plan rapproché et cadrée au centre de l’image, Emma laisse exploser sa joie névrotique alors que le saloon se consume derrière elle. Son pouvoir sur les hommes et sur la femme qui l’entourent n’est que l’écho de sa démence exacerbée. Dévorée par un feu intérieur qui libère tous ses démons, Emma est devenue ce bloc figé dans la haine, une figure fascisante participant à la déconstruction du monde de Vienna, cette autre femme, libre, indomptée et émancipée de la tutelle masculine. Il est évident que ce western, dans lequel deux femmes s’affrontent jusqu’à la mort, est un diamant brut brillant, aujourd’hui encore, de mille feux.