mardi 20 novembre 2018

La Résistance chez Jean-Pierre Melville


En 1942, dans la France soumise par les Allemands, Jean-François Jardie (Jean-Pierre Cassel, de dos) est un résistant gaulliste, arrêté par la Gestapo et remis entre les mains de l’armée allemande. S’étant, de manière suicidaire, volontairement livré aux forces d’occupation, Jean-François cherche à entrer en contact avec un de ses compagnons, arrêté plus tôt, Félix (Paul Crauchet), pour l’avertir d’un audacieux mais aléatoire plan d’évasion mis sur pied par le réseau de résistance auquel ils appartiennent. Torturé hors-champ, il se retrouve dans le bureau vide du commandant allemand de l’ancienne École de santé militaire lyonnaise, transformée par les nazis en prison. Affaissé sur une chaise, les mains menottées dans le dos, la tête penchée sur le côté gauche et les pieds reposant à peine sur le sol, Jean-François vient de subir un interrogatoire à la mesure de sa position désarticulée. Visiblement inconscient et meurtri par les coups qu’il a reçus, il se trouve isolé dans cette grande pièce, dans un cercle rouge qui ne lui laisse guère d’échappatoire. Devant lui, à plusieurs mètres de distance, se tient un bureau éclairé par une lampe qui projette une lueur blafarde sur les portraits accrochés au mur de Heinrich Himmler, à gauche, et de Reinhard Heydrich, à droite, deux des plus hauts responsables de la police nazie. Le résistant est tenu à distance comme si l’officier allemand à venir ne voulait pas voir les stigmates de brutalité sur le corps et le visage de Jean-François. Le luxe peu ostentatoire et les tons froids de la pièce sont associés aux gradés, donneurs d’ordres, et non aux exécuteurs des basses œuvres qui opèrent dans les sous-sols. Le silence et la nudité de l’espace, renforcés par l’enfermement, la fatalité et la mort qui rôde renvoient aux thèmes chers à Jean-Pierre Melville. Il y a certainement une part de Gustave Minda  (Lino Ventura dans Le Deuxième Souffle, 1966), qui interprète un truand torturé par la police française, dans la composition de Jean-Pierre Cassel. Savoir que  Melville ( Jean-Pierre Grumbach de son vrai nom) aurait pu être à la place de Jean-François (le réalisateur s’était engagé très jeune dans la Résistance) donne une dimension troublante au plan. Sans lyrisme et sans héros, le cinéaste dépeint un univers tragique à rebours du ton hagiographique de La Bataille du rail (René Clément, 1946), un univers dans lequel des hommes et des femmes dotés d’un sens de l’honneur chevillé au corps, « courageux et idéalistes, qui sans être des surhommes et avec leurs faiblesses, ont cherché à leur petite échelle à enrayer la mécanique de mort des nazis et ranimer la flamme nationale que l’on croyait éteinte depuis l’avènement de Vichy » (1). L’Armée des ombres (1969) est le troisième volet que Jean-Pierre Melville consacra à la Résistance et à la guerre  après Le Silence de la mer (1947) et Léon Morin, prêtre (1961). Mais en face de la violence allemande déployée contre ces hommes de l’ombre, le spectateur ne peut s’empêcher de penser, en vain, à la citation finale d’Anatole France qui clôt Le Silence de la mer : « Il est beau qu’un soldat désobéisse à des ordres criminels ».

(1) L’Histoire fait son cinéma de Guillaume Evin, Éditions de La Martinière, Paris, 2013, p.178


samedi 17 novembre 2018

Comment cambrioler un train chez Anthony Mann


Le cambriolage du train est une figure imposée du western, d’autant plus indispensable au genre que le premier western de l’Histoire du cinéma se nomme justement Le Vol du grand rapide (The Great Train Robbery) réalisé par Edwin S. Porter en 1903. Les variations autour de ce hold-up ferroviaire sont nombreuses, mais ressemblent peu ou prou à celles que met en scène Anthony Man dans L’Homme de l’Ouest (Man of the West, 1958).

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Prenez tout d’abord un groupe de trois malfrats qui cheminent, l’air de rien, dans une rivière serpentant à travers la forêt (photogramme 1). Le panache de fumée qui se détache dans l’arrière-plan signale l’arrivée imminente du train et nous devinons que ces trois individus ne sont pas là par hasard. Nous ne savons encore rien de ces desperados, mais nous les pressentons patibulaires , sans scrupules et âpres au gain vite gagné.

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Ce train justement, objet de toutes les convoitises, doit être bien choisi (photogramme 2). Le meilleur train, c’est celui bien entendu qui transporte des passagers, mais surtout l’argent fédéral pour payer les soldats et les employés stationnés dans cet Ouest encore sauvage. Il faut donc être extrêmement rigoureux dans les repérages des horaires, des sommes convoyées, du nombre de passagers à rançonner et surtout des lieux où le train doit faire provision d’eau et de bois pour alimenter le foyer et la chaudière de la locomotive. Quelques verres judicieusement payés dans un saloon de la ville de départ et des questions en apparence innocentes doivent permettre de délier les langues les plus rétives pour établir une stratégie sans faille.

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Contrairement à la croyance populaire, les attaques de train n’ont pas systématiquement lieu lorsque le train est en marche. Au mieux, les truands l’abordent au moment d’un virage particulièrement incurvé. Le ralentissement du train est alors l’occasion pour les hors-la-loi de montrer leur talent de cascadeur en sautant, à leurs risques et périls, de la croupe du cheval vers le marchepied d’un wagon. Pour prévenir ces risques inhérents à la condition de bandit de grand chemin, l’essentiel des actions violentes se déroulent donc lorsque le train est à l’arrêt. Dans Man of the West, le chargement du bois, inévitable en ces temps de traction à vapeur, est le moment propice (photogramme 3).

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Puis, répondant à un signal lancé par un complice dans le train, trois brigands, préalablement cachés sous un pont, s’élancent, colt à la main, en poussant des cris destinés à tétaniser les infortunés voyageurs (photogramme 4). À priori, il n’est pas nécessaire d’envoyer ad patres un ou deux de ces malheureux en raison de leur nécessaire collaboration pour indiquer les endroits où se trouvent  leurs biens les plus onéreux. L’objectif est donc de les intimider pour qu’ils n’aient pas d’idées saugrenues, comme celle par exemple de sortir un colt du fond d’une sacoche posée sous une banquette. Cet inconscient n’aurait aucune chance de poursuivre son voyage en bonne santé.

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Par contre, vis-à-vis de l’agent fédéral, la méthode est quelque peu divergente (photogramme 5). Tout dépend de la collaboration dudit agent. La surprise est donc un élément fondamental de l’attaque. Ici, l’agent, armé d’une Winchester, ne semble pas disposé à rendre les armes aussi facilement. Et voici le grain de sable qui vient perturber un mécanisme bien huilé. Déterminé à sauver un argent qui ne lui appartient pas, et n’écoutant que son courage, il se barricade, prêt à faire le coup de feu et tenir le temps nécessaire pour que les forces de l’ordre alertées arrivent à sa rescousse.

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Si le casse échoue comme ici, en raison de l’incompétence abyssale de nos malfrats plus que par le courage d’un agent isolé, il importe de s’enfuir le plus rapidement possible en n’oubliant pas de prendre en croupe le complice du train (photogramme 6). Car la règle dans un gang qui se respecte est la solidarité, l’empathie pour autrui. Il importe donc de mettre le plus de distance possible entre les malfaiteurs et les forces de l’ordre qui ne tarderont pas à intervenir. L’objectif est de chercher refuge dans une cabane isolée pour se refaire une santé et préparer un nouveau coup qu’ils peuvent espérer, cette-fois-ci, plus lucratif.





mardi 6 novembre 2018

L'adieu chez Clint Eastwood




Les plans qui clôturent Pale Rider, le Cavalier solitaire (Pale Rider, 1985) sont empreints d’une mélancolie à la hauteur du lyrisme exacerbé dont fait preuve Clint Eastwood dans son onzième long-métrage en tant que réalisateur. Vue de dos, la jeune Megan Weeler (Sydney Penny, photogramme 1) fouille l’horizon de ses yeux à la recherche de celui dont elle est tombée amoureuse, un énigmatique prédicateur, surgi de nulle part, ayant fait irruption dans une communauté de modestes chercheurs d’or, en lutte contre un riche propriétaire et exploitant, Coy LaHood, qui veut, par tous les moyens, accaparer les terres qui échappent encore à son contrôle. Ce schéma narratif de mineurs ou d’éleveurs indépendants face à des barons du bétail ou à des compagnies minières,  est l’un des thèmes classiques du western, qui montre d’ailleurs, que la lutte des classes n’est pas une vaine expression au pays du capitalisme triomphant : Shane (L’Homme des vallées perdues de George Stevens, 1953), La Porte du Paradis (Heaven’s Gate de Michael Cimino, 1980) ou encore Open Range de Kevin Costner (  2003) montrent cette opposition frontale entre deux intérêts divergents à propos de l’occupation et de l’exploitation de la terre. Ayant envoyé ad patres Coy LaHood et ses tueurs à gages, le prêcheur, comme autrefois Shane (Alan Ladd) , choisit de poursuivre, insaisissable et mystérieux, sa route vers les cîmes enneigées, sous un ciel gris et vide, pour se fondre progressivement et définitivement dans le lointain (photogramme 2). À la jonction de l’Homme sans nom des films de Sergio Leone et du fantôme de L’Homme des hautes plaines (High Plains Drifter, Clint Eastwood déjà, en 1973), le cavalier reste sourd à l’appel désespéré de Megan qui se tient loin derrière, devant ces montagnes aussi majestueuses qu’inhospitalières et qui semblent l’avaler. « Je t’aime ! » dit-elle simplement d’une voix dont l’écho se perd dans la blancheur de la vallée. Presque femme, Megan exprime une sourde exaltation d’un sentiment contrarié. Assumant cet amour impossible, elle projette son cri à la face du monde, à ces montagnes vides qui envahissent la majeure partie de l’horizon pour mieux signifier la perte de celui dont elle ne saura finalement rien, si ce n’est qu’il aura permis à la petite communauté des chercheurs d’or de se libérer de l’emprise du tyran local. Les tons froids des deux photogrammes contribuent à élargir encore l’espace dans lequel évoluent les deux protagonistes qui se rejoignent néanmoins dans une même solitude. L’absence de point de fuite interne à l’image contribue à rendre plus aléatoire, à ce moment-là, la destinée de Megan et du prêcheur. Si la première peut désormais mesurer ce qu’elle attend de la vie, le deuxième, une fois sa mission accomplie, met un point final à ce que fut son passé, mais avec devant lui un futur improbable. Filmée dans le cadre du chaînon Sawtooth (Idaho) appartenant aux Montagnes Rocheuses, cette séquence dont le romantisme le dispute à la grâce qui se dégage de Megan, est une des plus belles du cinéma de Clint Eastwood.