vendredi 22 septembre 2017

La délation chez Henri-Georges Clouzot



Ce plan tiré du Corbeau (Henri-Georges Clouzot, 1943) est d’une noirceur que le temps n’a pas effacée. Marie Corbin (Héléna Manson) est une infirmière, accusée d’être responsable des lettres anonymes signées « le Corbeau » qui circulent dans la petite ville de Saint-Robin, quelque part dans la France occupée de 1943. Cette avalanche de lettres toutes plus ignobles les unes que les autres, rompt la sérénité de ce bourg en accusant particulièrement les notables de tous les maux et de toutes les turpitudes. Du médecin-chef de l’hôpital au maire, en passant par l’assistante-sociale ou le substitut, personne n’échappe à la campagne de délation orchestrée par un mystérieux inconnu. Or, la rumeur publique se porte très rapidement sur l’infirmière Marie Corbin. Le portrait qu’en fait le réalisateur est à l’image de tous les autres, particulièrement corrosif : elle n’éprouve aucune compassion pour ses malades, n’hésite pas à faire les poches du docteur Germain (Pierre Fresnay), ne craint pas de détourner de la morphine au profit du docteur Vorzet (Pierre Larquet) et surveille maladivement sa sœur Laura (Micheline Francey) qui se trouve être la femme du docteur Vorzet. Dans ce microcosme urbain et social, elle est donc le bouc-émissaire parfait, la coupable idéale, revêche, acariâtre, acrimonieuse, catalysant toutes les haines et les rancoeurs d’une bonne partie de la population. Au cours de l’enterrement d’un ancien malade qui a choisi de se suicider après avoir reçu une lettre du Corbeau lui déclarant la nature incurable de son mal, Marie Corbin est prise à partie par la population et préfère fuir la foule grondante et menaçante pour se réfugier chez elle. Une fois dans son appartement, elle s’aperçoit que la vindicte populaire a déjà frappé : sa chambre est sens-dessus-dessous et le mobilier brisé à l’image de ce miroir, au-dessus de la cheminée, vers lequel elle se dirige. La caméra effectue un travelling avant sur le reflet de Marie alors que celle-ci entre dans le champ, de dos. En proie à un grand trouble émotionnel et à une peur panique face au lynchage possible, le reflet de son visage apparaît fracturé, balafré par les brisures de la glace. Ses yeux hypnotiques, exorbités par l’angoisse traduisent toutes les déchirures de sa vie : la solitude, la frustration et la mise au ban de la société. Revêtue d’une cape noire et d’une coiffe qui l’apparente à une silhouette inquiétante, Marie Corbin est d’abord la victime d’une campagne de délation déclenchée à Saint Robin, mais au-delà aussi, le réceptacle métaphorique des bassesses sociales qui sévissent à cette époque dans toute la France (il y eut pendant la guerre entre 150 000 et 500 000 lettres de dénonciations adressées à la police française, à la Gestapo ou à l’Institut d’études des questions juives). Les soupçons qui pèsent sur l’infortunée infirmière figent ses traits pour former un masque de terreur et d’incertitude sur son sort. Alors qu’elle reste figée un court moment devant le miroir, Marie tourne brusquement la tête vers un hors-champ matérialisé par les cris de la foule en colère qui scande son nom. Elle n’est plus à ce moment-là, qu’une réprouvée, une paria, livrée en pâture aux débordements de la populace aveugle et vengeresse.  

Interdit à la Libération pour pessimisme aggravé, Le Corbeau a eu le tort d’être financé par des capitaux allemands au sein de la firme Continental. Dès la sortie du film et surtout après 1945, des voix issues de la Résistance s’élèvent pour clouer au pilori Henri-Georges Clouzot, coupable d’avoir montré les habitants d’une petite ville française sous un jour particulièrement ignominieux. La Commission d’épuration du Comité de libération du cinéma français d’octobre 1944 va lui interdire de tourner (ainsi qu’à la plupart des acteurs et actrices du Corbeau) et il faudra attendre 1947 pour que le réalisateur puisse à nouveau travailler. Ce sera Quai des orfèvres avec Louis Jouvet qui obtiendra le prix international de la mise en scène au festival de Venise de la même année.


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