Ce plan tiré du Corbeau (Henri-Georges Clouzot, 1943) est d’une noirceur que le
temps n’a pas effacée. Marie Corbin (Héléna Manson) est une infirmière, accusée
d’être responsable des lettres anonymes signées « le Corbeau » qui circulent
dans la petite ville de Saint-Robin, quelque part dans la France occupée de
1943. Cette avalanche de lettres toutes plus ignobles les unes que les autres,
rompt la sérénité de ce bourg en accusant particulièrement les notables de tous
les maux et de toutes les turpitudes. Du médecin-chef de l’hôpital au maire, en
passant par l’assistante-sociale ou le substitut, personne n’échappe à la
campagne de délation orchestrée par un mystérieux inconnu. Or, la rumeur
publique se porte très rapidement sur l’infirmière Marie Corbin. Le portrait
qu’en fait le réalisateur est à l’image de tous les autres, particulièrement
corrosif : elle n’éprouve aucune compassion pour ses malades, n’hésite pas
à faire les poches du docteur Germain (Pierre Fresnay), ne craint pas de
détourner de la morphine au profit du docteur Vorzet (Pierre Larquet) et
surveille maladivement sa sœur Laura (Micheline Francey) qui se trouve être la
femme du docteur Vorzet. Dans ce microcosme urbain et social, elle est donc le
bouc-émissaire parfait, la coupable idéale, revêche, acariâtre, acrimonieuse,
catalysant toutes les haines et les rancoeurs d’une bonne partie de la
population. Au cours de l’enterrement d’un ancien malade qui a choisi de
se suicider après avoir reçu une lettre du Corbeau lui déclarant la nature incurable
de son mal, Marie Corbin est prise à partie par la population et préfère fuir
la foule grondante et menaçante pour se réfugier chez elle. Une fois dans son
appartement, elle s’aperçoit que la vindicte populaire a déjà frappé : sa chambre
est sens-dessus-dessous et le mobilier brisé à l’image de ce miroir, au-dessus
de la cheminée, vers lequel elle se dirige. La caméra effectue un travelling
avant sur le reflet de Marie alors que celle-ci entre dans le champ, de dos. En
proie à un grand trouble émotionnel et à une peur panique face au lynchage
possible, le reflet de son visage apparaît fracturé, balafré par les brisures
de la glace. Ses yeux hypnotiques, exorbités par l’angoisse traduisent toutes
les déchirures de sa vie : la solitude, la frustration et la mise au ban
de la société. Revêtue d’une cape noire et d’une coiffe qui l’apparente à une
silhouette inquiétante, Marie Corbin est d’abord la victime d’une campagne de
délation déclenchée à Saint Robin, mais au-delà aussi, le réceptacle métaphorique
des bassesses sociales qui sévissent à cette époque dans toute la France (il y
eut pendant la guerre entre 150 000 et 500 000 lettres de
dénonciations adressées à la police française, à la Gestapo ou à l’Institut
d’études des questions juives). Les soupçons qui pèsent sur l’infortunée
infirmière figent ses traits pour former un masque de terreur et d’incertitude
sur son sort. Alors qu’elle reste figée un court moment devant le miroir, Marie
tourne brusquement la tête vers un hors-champ matérialisé par les cris de la
foule en colère qui scande son nom. Elle n’est plus à ce moment-là, qu’une
réprouvée, une paria, livrée en pâture aux débordements de la populace aveugle
et vengeresse.
Interdit à la Libération pour pessimisme aggravé,
Le Corbeau a eu le tort d’être
financé par des capitaux allemands au sein de la firme Continental. Dès la
sortie du film et surtout après 1945, des voix issues de la Résistance
s’élèvent pour clouer au pilori Henri-Georges Clouzot, coupable d’avoir montré
les habitants d’une petite ville française sous un jour particulièrement
ignominieux. La Commission d’épuration du Comité de libération du cinéma
français d’octobre 1944 va lui interdire de tourner (ainsi qu’à la plupart des
acteurs et actrices du Corbeau) et il
faudra attendre 1947 pour que le réalisateur puisse à nouveau travailler. Ce
sera Quai des orfèvres avec Louis
Jouvet qui obtiendra le prix international de la mise en scène au festival de
Venise de la même année.
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