dimanche 27 février 2022

De l'imbécilité chez les frères Coen



Les frères Coen sont des orfèvres dans la description de personnages ahuris, de ballots se faisant rouler dans la farine, de béotiens bornés, de nocifs au melon vertigineux, ou encore de benêts inconscients, pris au cœur de situations inextricables qu'ils ont, avec cette forme aggravée d'imbécilité qui confine au sublime, le plus souvent provoquées. Du duo de kidnappeurs arriérés (Fargo, 1996) au gang de bras cassés s'imaginant en nouveaux Arsène Lupin (Ladykillers, 2004) en passant par le trio d'évadés abrutis (O'Brother, 2000), ces personnages sont le plus souvent ramollis du bulbe avec, sans exagération, une dizaine de neurones se battant dans chacun de leurs cerveaux. De là à penser que l'imbécilité est l'essence même du genre humain, il n'y a qu'un pas que les frères Coen franchissent avec une allégresse contagieuse.  Dans Burn After Reading (Joel et Ethan Coen, 2008), Chad Feldheimer (Brad Pitt), n'échappe pas à cette pathologie contagieuse, pour être probablement le gommeux le plus niais, le plus écervelé, mais aussi le plus réussi de la cinématographie de la fratrie. Employé d'un centre de remise en forme, il tombe par hasard sur un cd contenant les mémoires d'un ex-agent de la CIA. Devant son ordinateur, sous les yeux de son patron Ted Treffon (Richard Jenkins) et de sa collègue Linda Litzke (Frances McDormand), il pense qu'il tient là des renseignements ultra-confidentiels, et s'imagine déjà en barbouze prêt à les monnayer à qui de droit, y compris à l'ambassade russe. Bien campé devant son ordinateur, Chad ne doute de rien et affiche cette autosatisfaction béate chevillée au corps qui le caractérise (voir le photogramme). Il a tout de l'hurluberlu satisfait, un brin narcissique, convaincu de la puissance de sa réflexion. Avec son uniforme rouge et sa chevelure au balayage ambré, tétant constamment une bouteille d'un liquide que l'on imagine très sucré ou mastiquant avec force conviction un chewing-gum, Chad a l'air niais de celui qui pense être plus malin que les autres. Il traverse le film de manière hyperbolique, littéralement monté sur ressort, moulinant ses bras, chantant avec ses écouteurs sur les oreilles, s'entraînant constamment, même en-dehors de son travail, ou roulant en vélo dans les rues de Washington. Cette sottise certifiée sous toutes les coutures est-elle réversible dans le cinéma des frères Coen ? Force est de reconnaître que non. En fait, aucune rédemption n'est possible pour ces personnages, et Chad n'échappe pas à cette logique puisqu'il n'aura pas le loisir d'aller jusqu'au bout de sa nigauderie. « Dans le canevas coenien (…), ces antihéros passent pour des gens ordinaires, habillés de façon ordinaire, ayant des vies ordinaires, un physique ordinaire… mais ils sont confrontés à des situations peu ordinaires. Du mythe de l'homme ordinaire vertueux de Capra, ils n'ont conservé que l'apparence »[1]. Du nihilisme de No Country For Old Men tourné l'année précédente, à l'humour noir et désespérant de Burn After Reading, le point de vue des frères Coen sur la nature humaine est profondément pessimiste.



[1] L'Amérique des frères Coen de Julie Assouly, CNRS Éditions, 2012, p.155




vendredi 25 février 2022

Le jusqu'au-boutisme chez Oliver Hirschbiegel



Sur ce photogramme, la caméra capte une vertigineuse aliénation et un jusqu'au-boutisme terrifiant. Alors que Berlin s'effondre dix mètres au-dessus de sa tête, qu'Hitler vient de se suicider avec Eva Braun dans une pièce voisine et que les troupes soviétiques se rapprochent inexorablement du Führerbunker dans lequel elle se trouve avec son mari, Magdalena Goebbels (Corinna Harfouch) vient de s'assoir à une table, s'est emparée d'un jeu de cartes qu'elle bat nerveusement pour faire une réussite, tout en regardant devant elle, de ses yeux vides. Elle vient d'assassiner, quelques instants plus tôt, ses six enfants en les empoisonnant, alors qu'ils avaient été endormis à l'aide de somnifères. Incapable d'imaginer une vie après la chute du IIIe Reich et surtout après la mort de son seigneur et maître auquel elle vouait une adoration sans limites, cette femme incarne jusqu'au vertige la soumission à un homme et à une idéologie criminelle. Magdalena Goebbels présente tous les atours de la grande bourgeoise ayant vécu dans le luxe avec sa coiffure permanentée, son visage maquillé, ses boucles d'oreilles et son collier, son tailleur rouge sur chemisier noir qui lui donnent toujours cette distinction ayant fait les beaux jours des grandes réceptions organisées par le couple Goebbels. Mais cette élégance et ce luxe vestimentaire tranchent avec la mort et la folie qui rôdent dans les couloirs austères, froids et humides du bunker dans lequel elle s'est emmurée avec sa famille. Jusqu'au bout elle reste cette nazie fanatisée qui place très haut sa fidélité inconditionnelle au national-socialisme. Lier le destin de ses enfants à la disparition du Reich n'est que la suite logique de cet enfermement mental qui confine à la folie. Avec cette froide détermination qui lui a fait commettre l'impensable, l'ex-Première Dame du IIIe Reich a cette raideur dans la posture, ces traits durs figés, et ce visage qui, tout en tentant de rester impassible, se couvre néanmoins d'un voile tragique, sombre et désespéré. Elle est prise dans une spirale infernale qui ne peut se terminer que par sa mort déjà planifiée à ce moment. Ce fatum suicidaire et apocalyptique est d'une cruelle ironie pour elle qui se voulait libérée, qui se permettait de se maquiller - alors que le régime l'interdisait -, qui se rêvait en icône emblématique de l'Allemagne nazie en aspirant continuellement à dépasser sa condition de femme dans un régime violemment misogyne, mais qui, au final, finira réduite à son seul rôle de génitrice, le rôle de la mère parfaite tant valorisé par la propagande nazie.  Cette aliénation par une idéologie aussi patriarcale faisant d'elle une subalterne et une mère meurtrière, ne cesse de nous laisser interdits. Dans sa logique jusqu'au-boutiste et sa course vers l'abîme, nul ne peut ni ne doit lui survivre. À l'image d'Hitler se retournant contre son peuple en armant, à partir de 1944, des centaines de milliers d'enfants et de personnes âgées du Volksturm [1], Magdalena Goebbels se retourne contre sa propre famille avant de se retourner contre elle-même. Dans La Chute (Der Untergang, 2004), Oliver Hirschbiegel, ne nous montre pas comment et pourquoi une femme cultivée et aisée a pu arriver à une telle extrémité, puisque l'essentiel du film capte les derniers jours d'Hitler, mais nous oblige – et particulièrement le peuple allemand - à regarder en face l'emprise tentaculaire et dévastatrice qu'a eu Hitler sur tous les Allemands face au pouvoir en général et sur l'épouse du Ministre de la Propagande en particulier dont le comportement conserve une part insondable de mystère.



[1] Milice populaire allemande créée en 1944 qui, dans le cadre de la guerre totale décrétée par Goebbels un an plus tôt, était chargée d'épauler la Wehrmacht dans la défense des villes du IIIe Reich. Ses membres étaient âgés de 16 à 60 ans.




dimanche 20 février 2022

La contre-plongée chez Alfred Hitchcock



Lorsque le détective privé Milton Arbogast (Martin Balsam) pointe un nom inscrit sur le registre du motel tenu par Norman Bates (Anthony Perkins), celui-ci, gagné par une nervosité grandissante, se déplace dans un mouvement semi-circulaire qu'accompagne la caméra, pour se pencher sur le livre. L'originalité de cette scène, qui dure 17 secondes sans cut, tient à l'angle de prise de vue, une contre-plongée verticale insolite – utilisée à plusieurs reprises dans le film, et particulièrement sous le pommeau de douche dans la séquence qui a fait sa renommée - choisie par Alfred Hitchcock montrant une fois de plus sa maîtrise inventive de la mise en scène. La gorge et le menton de Norman envahissent une grande partie du cadre. Sa mâchoire est agitée par des mouvements réguliers de mastication, comme autant de tics nerveux, en raison des bonbons de maïs qu'il vient de mettre en bouche quelques instants plus tôt. Comme nous savons que le point de vue est la relation établie entre celui qui regarde et l'objet de sa vision, nous ne pouvons qu'être intrigués par cette position de la caméra. Que veut nous montrer Hitchcock ?  Son intention manifeste est d'orienter le regard du spectateur pour épier Norman par en-dessous, et faire affleurer les tourments qui consument le personnage au-delà de son air faussement tranquille et détendu. Alors que le profil gauche de son visage et sa gorge apparaissent dans un halo de lumière, la zone d'ombre rectangulaire située sous son menton suggère que quelque chose est dissimulé ou gardé dans l'obscurité comme pour mieux signifier le trouble de la personnalité qui caractérise Norman. Cette contre-plongée traduit en termes visuels l'aura de mystère et d'inquiétude sourde qui s'empare de la séquence au fur et à mesure que Norman est poussé dans ses derniers retranchements. Celui-ci se sait scruté, sondé par Arbogast qui ne cesse de l'interroger, de l'importuner avec des questions de plus en plus en plus inquisitrices pour amener Norman à reconnaître que la route de Marion Crane (Janet Leigh) a croisé la sienne. Et comme pour mieux accompagner son anxiété, l'angle de prise de vue et ce corps en déséquilibre nous étouffent, nous écrasent et nous ramènent immanquablement au meurtre, particulièrement sanglant, commis dans la salle de bain de la chambre jouxtant le bureau de Norman. En se concentrant sur la mâchoire, la gorge et sa jugulaire saillante, la mise en scène hitchcockienne nous dit enfin que Norman est exposé et vulnérable, puisqu'Arbogast vient de voir que Marion a signé le registre du motel Bates. À ce moment de l'intrigue, la discussion entre le détective privé et Norman a tout du basculement dramatique puisque le premier sent bien instinctivement que le second, pris dans un écheveau de contradictions, lui ment. En lui demandant s'il a passé la nuit avec Marion, Arbogast, ignorant la dangerosité de Norman, vient sans le savoir de se rapprocher du point de rupture d'un psychopathe. Puis, en cherchant à rencontrer cette mystérieuse Mrs Bates, il ne sait pas encore qu'il vient de signer son arrêt de mort. Quel que soit l'angle d'analyse, Psychose (Psycho, 1960) continue de rendre captif le spectateur dans une fascinante exploration des tréfonds de l'âme humaine.




vendredi 18 février 2022

Le lyrisme chez Pierre Granier-Deferre

 


Après Le Chat (1971) et La Veuve Couderc (1972) et avant L'Étoile du Nord (1982), Pierre Granier-Deferre adapte, avec Pascal Jardin au scénario[1], un autre roman de Georges Simenon, Le Train (1973). Pendant l'hiver 1943, Julien Maroyeur (Jean-Louis Trintignant) est convoqué dans les bureaux de la police du régime de Vichy. Un commissaire lui montre une fausse carte d'identité au nom de sa femme, mais avec une photo d'Anna Küpfer (Romy Schneider), une juive allemande que Julien avait rencontrée, 3 ans plus tôt, au cours de l'exode qui avait jeté sur les routes et dans les trains des millions de Français fuyant l'avancée allemande et avec laquelle il avait noué une relation amoureuse aussi intense qu'éphémère. Les deux amants s'étaient perdus de vue jusqu'à ce moment où, arrêtée, Anna est confrontée à Julien. L'inverse est tout aussi vrai, puisque la police cherche à démasquer toutes les relations supposées d'Anna, entrée en résistance depuis 1940.  Cherchant pendant quelques instants à sauver sa vie, Julien feint d'ignorer Anna, mais alors qu'il s'apprête à sortir du bureau, il se retourne brusquement, se dirige vers elle, et refusant d'abdiquer devant la menace, tend lentement sa main vers ce visage qui s'est relevé, pour caresser la joue d'Anna avec une tendresse bouleversante (photogramme 1). La passion, si longtemps contenue, éclate à nouveau au grand jour entre ces deux êtres que les hasards de la guerre ont rapprochés puis éloignés. Les deux regards se confondent, le temps, la guerre et le monde entier ne comptent plus, le présent et le passé se conjuguent à nouveau dans cette certitude amoureuse inébranlable que seuls ceux qui s'appartiennent peuvent avoir. À mesure que Julien dévisage Anna, et sans qu'un mot ne soit prononcé, les yeux de celle-ci lui renvoient une intensité qui peut s'apparenter à une supplique, mais qui n'est rien d'autre que le reflet d'un voile tendu en train de se déchirer. Dans cette France occupée et trahie par la collaboration, les deux amants, bien que victimes de la brutalité de leur époque, choisissent de laisser libre cours à leurs sentiments tout en sachant que le piège vient de se refermer sur eux. En dépit de la vie tranquille qu'il mène auprès de sa famille, Julien n'hésite pas à tout sacrifier et particulièrement à se sacrifier, à s'immoler avec Anna dans un élan harmonisant envolée lyrique et ton élégiaque. À cet instant, la mise en scène épurée de Pierre Granier-Deferre et le jeu tout en retenue de Jean-Louis Trintignant face à celui de Romy Schneider dont le visage s'abîme dans une souffrance indicible (photogramme 2) contribuent à rendre la scène tragique mais incandescente. La caméra cerne au plus près ces deux êtres qui disent leur humanité et leur amour, loin de la satisfaction goguenarde et médiocre du commissaire gestapiste (Paul Le Person), ravi d'avoir piégé ces deux suspects. Même si Le Train reste avant tout concentré sur la rencontre de deux êtres, il n'en reste pas moins qu'il fait partie de ces films procureurs des années 70, dénonçant les lâchetés et les compromissions de certains Français pendant l'Occupation – comme La veuve Couderc pour les années 30 -. La transmission de la mémoire de ces années noires, longtemps corsetée entre 1945 et la fin des années 60, trouve après le départ du général de Gaulle en 1969 et sa mort en 1970, un nouveau terreau propice à une relecture d'un passé peu glorieux et très éloigné de la figure héroïque du résistant de La Bataille du rail (René Clément, 1946): L'Armée des ombres (Jean-Pierre Melville, 1969) deux documentaires, Le Chagrin et la Pitié (Marcel Ophuls (1969) et Français, si vous saviez (André Harris et Alain de Sedouy, 1973) puis Lacombe Lucien (Louis Malle (1974), Section spéciale  (Costa-Gavras,1975) ou encore Monsieur Klein (Joseph Losey, 1976) vont témoigner de ce retour du refoulé.



[1] Déjà crédité pour Le Chat et La Veuve Couderc




samedi 12 février 2022

La mise à mort chez Pierre Granier-Deferre

 

Pierre Granier-Deferre est un cinéaste remarquable. La Veuve Couderc (1971), Le Train (1973) et Une Étrange affaire (1981) figurent sans l'ombre d'un doute au panthéon du cinéma français. Observant ses contemporains avec l'acuité d'un entomologiste, ses préoccupations et sa vision du monde sous antidépresseurs se devaient de croiser le pessimisme et le fatalisme de l'œuvre de Georges Simenon dont La Veuve Couderc et Le Train sont issus. Avec Pascal Jardin au scénario, La Veuve Couderc ne pouvait être que ce miracle d'équilibre dans lequel la fuite et la marginalité côtoient avec la même puissance la solitude et la tragédie. Pendant l'été 1934, dans une campagne en apparence tranquille, les jours, les heures, les minutes s'égrènent lentement, comme si au-dehors, les soubresauts du 6 février 1934[1], la montée des ligues d'extrême-droite, l'antisémitisme croissant et les scandales Stavisky[2] et Prince[3] n'avaient aucune prise sur les habitudes et le quotidien d'un petit village endormi de France. Ce qui dérange les habitants n'est pas que la France soit de plus en plus gangrenée par le climat délétère des années 30, mais qu'un inconnu, Jean (Alain Delon), ait été recueilli au bord de la route par Tatie, la veuve Couderc (Simone Signoret), et rapidement engagé pour la seconder dans les travaux de la ferme. La solitude de Jean et de Tatie, le premier, jeune mais sans avenir parce qu'évadé de prison, et la seconde plus âgée mais avec un passé et un présent qu'elle ne parvient pas à transcender, explique une mutuelle compréhension puis un rapprochement que les habitants du village n'accepteront pas. L'intrusion de Jean dans cet univers figé, replié sur lui-même, va enclencher les jalousies et les rancoeurs des uns, les haines recuites et les convoitises des autres pour aboutir à la tragédie finale. Dénoncé par la belle-famille de la veuve Couderc, Jean est, au petit matin, pris au piège dans la ferme encerclée par la police et des cavaliers de la garde républicaine mobile. Manifestement influencé par la mise à mort très stylisée de Bonnie et Clyde (Bonnie and Clyde, Arthur Penn, 1967) et des hors-la-loi de la Horde sauvage (The Wild Bunch, Sam Peckinpah, 1969), Pierre Granier-Deferre utilise le ralenti pour décrire la chute d'un corps criblé de balles. Jean surgit d'une porte, acquiert de la vitesse, traverse éperdument la petite cour qui jouxte l'arrière de la ferme et bondit par-dessus le muret pour tenter d'échapper aux tirs nourris de la police que sa sortie désespérée a immédiatement et sans sommation déclenchés (photogramme 1). Touché en plein élan par des dizaines d'impacts, son corps se désarticule sous l'effet du choc, reste quelques secondes suspendu en l'air (photogrammes 2 et 3), puis s'effondre en tournoyant sur lui-même pour s'immobiliser, après un dernier spasme d'agonie, au milieu d'un potager (photogramme 4).  Sous le couvert des arbres en fleurs, quand soudain tout explose, la mort se dilate, semble durer une éternité, organise une chorégraphie tragique qui trouve sa résolution dans cette ultime fuite. À l'instar du final de Butch Cassidy et le Kid (Butch Cassidy and the Sundance Kid, George Roy Hill, 1969), la sortie de Jean s'apparente à un baroud d'honneur moins pour sauver sa vie, qu'il sait à ce moment perdue, que pour préserver Tatie. Si la veulerie, la médiocrité et la cruauté des hommes tiennent beaucoup de Simenon, l'arrière-plan politique - absent du roman - évoqué par touches impressionnistes illustre surtout les souvenirs du scénariste Pascal Jardin, le fils de Jean Jardin, ancien haut-fonctionnaire du cabinet de Pierre Laval, organisateur de la rafle du Vél'd'Hiv' dont le petit-fils Alexandre Jardin dira qu'il fut « aussi influent qu'un René Bousquet, plus décisif qu'un Paul Touvier et infiniment plus central qu'un Maurice Papon »[4].

 



[1] Manifestation antiparlementaire des ligues d'extrême-droite devant la Chambres des députés à Paris. Elle provoque la chute du gouvernement Daladier.

[2] Alexandre Stavisky, un escroc notoire, était lié aux milieux politiques et financiers français. Son corps est retrouvé agonisant dans un chalet à Chamonix le 8 février 1934. Sa mort suspecte sera à l'origine des émeutes du 6 février 1934.

[3] Albert Prince, magistrat au parquet de Paris, enquêtait sur l'affaire Stavisky lorsque son corps attaché sur des rails est découvert déchiqueté le 20 février 1934.

[4] Des gens très bien d'Alexandre Jardin, Grasset, 2011




jeudi 10 février 2022

Le monte-charge à déchets chez Samuel Fuller

 
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L'immense talent du directeur de la photographie Joe MacDonald n'a jamais été aussi lumineux que lorsqu'il travaillait sur des films en noir et blanc. L'Impasse tragique (The Dark Corner, Henry Hathaway, 1946), La Poursuite infernale (My Darling Clementine, John Ford, 1946), La Dernière rafale (The Street with No Name, William Keighley, 1948) ou La Ville abandonnée (Yellow Sky, William Wellman, 1948) ont tous profité de sa science des éclairages et de sa capacité à jouer de l'ombre et de la lumière comme autant d'éléments constitutifs d'un drame. Le Port de la drogue (Pick Up on South Street, Samuel Fuller, 1953) ne fait pas exception. Son association avec ce cinéaste survolté, alors en pleine ascension, fait merveille. Traqué par la police, Joey (Richard Kiley), un agent communiste chargé de remettre à l'URSS un micro-film classé « secret défense », n'a d'autre ressource, pour sortir d'un appartement transformé en souricière, que de se réfugier dans un monte-charge à déchets dont il a enclenché, au moyen d'une corde, la descente vers le local aux poubelles (photogramme 1). Dans un noir quasi absolu, le plan a la dureté morbide, oppressante et suffocante de l'hallali. Pour le spectateur, il ne s'agit plus de regarder, mais d'épier ce plan rapproché dans ses moindres détails: seul un rayon de lumière, provenant de la cuisine quelques mètres plus haut, éclaire une partie du visage de Joey pour donner toute la mesure de la menace qui l'entoure, des yeux hagards et fiévreux traduisent le trouble violent de celui qui se sent pris au piège dans cette colonne qui répercute aux deux extrémités les voix des policiers tout proches, le rictus formé par sa bouche entrouverte exprime son angoisse et son désarroi, et le doigt fébrile sur la gâchette de son revolver manifeste sa détermination à vendre chèrement sa peau d'autant plus facilement qu'il n'a plus rien à perdre puisque son identité a été dévoilée. Recroquevillé dans une position quasi-foetale, son corps exhalant la peur, occupe l'entièreté du cadre menaçant de tout faire éclater.  Filmé dans une contre-plongée proche de la verticale (un angle de vue que Samuel Fuller affectionne particulièrement), le monte-charge est encore un moyen pour Joey de garder la main sur son destin (photogramme 2). Dans ce décor voilé d'ombres, l'esthétisme de la séquence n'est pas célébré pour lui-même, mais pour mieux souligner le style fullerien gorgé de bouillonnement et de violence, confinant souvent au paroxysme. La dimension anti-communiste du film n'échappe pas au contexte de la Guerre froide, mais reste relative – Samuel Fuller en anarchiste convaincu refusait les messages - puisque ceux qui poursuivent Joey ne sont jamais décrits comme des héros. Néanmoins  il est assez savoureux de noter qu'à la suite des pressions exercées sur la 20th Century Fox par le Parti communiste français, le personnage de Joey a été expurgé de sa dimension politique pour être transformé en trafiquant de drogue. En 1953, pour le PC, associer cet agent communiste à des truands sans foi ni loi ne pouvait décidément pas être recevable. Le titre français Le Port de la drogue et le changement de certains dialogues ont illustré cette manipulation du propos de Samuel Fuller.




dimanche 6 février 2022

Le train chez Richard Fleischer

 

La mise en scène de Richard Fleischer dans L'Énigme du Chicago Express (Narrow Margin, 1952) est aussi remarquable d'inventivité qu'éblouissante de concision. L'utilisation qu'il fait du cadre est constamment mise au service de la dramaturgie de ce scénario qui se déroule essentiellement dans un train. Un membre du département de police de Los Angeles, Walter Brown (Charles McGraw), est chargé de protéger Madame Neall (Marie Windsor), la veuve d'un chef de la mafia, alors qu'elle prend un train, de la Ville des Vents[1] à la Cité des Anges, pour témoigner devant un grand jury contre le syndicat du crime … mais des tueurs se sont lancés à ses trousses pour l'empêcher de parler. Le photogramme est découpé en trois cadres rectangulaires qui, de gauche à droite, permettent au regard du spectateur de passer de l'un à l'autre. Dans ce compartiment exigu, la dynamique et la tension de l'image proviennent de ce que l'on voit, et surtout de ce que l'on ne voit pas. À gauche du cadre, masquée par la porte d'une armoire qu'elle vient d'ouvrir pour chercher à sortir une arme de son sac à main, Madame Neall est abattue, à bout portant et dans le dos, par Densel (Peter Virgo), un des tueurs qui l'avait enfin localisée dans ce compartiment. Son agonie se lit sur ses doigts, des doigts qui, d'abord crispés sur la tranche de la porte, puis agités par des spasmes comme autant de convulsions et d'appels à l'aide, ne laissent aucun doute sur l'issue fatale de la confrontation. Bien que stylisée, cette mort qui est refusée à notre regard n'en reste pas moins fulgurante, âpre. Derrière Madame Neall, visible dans un miroir, le tueur à gages, un sourire sardonique aux lèvres, tient dans sa main droite le revolver qu'il vient d'utiliser. La fumée de la poudre, encore visible, envahit le compartiment. Le reflet du meurtrier est le point central du plan même s'il n'occupe qu'une toute petite fraction du cadre. Enfin, dans le prolongement du mur, la porte fermée à droite empêche une irruption extérieure qui aurait pu s'avérer salvatrice pour Madame Neall tout en rendant en même temps la fuite impossible de l'intérieur. Dans cette manière de tout rendre intelligible en un seul plan, Richard Fleischer choisit de suggérer plutôt que de dévoiler, de sous-entendre plutôt que d'exposer. Cette épure visuelle, accentuée par l'absence de musique et par une utilisation des couloirs et des compartiments du train comme autant d'espaces labyrinthiques et claustrophobiques, donne à L'Énigme du Chicago Express cette sécheresse et cette nervosité qui siéent à l'univers du film noir en général, et au point de vue sur le monde du réalisateur en particulier. Volontiers misanthrope et sans illusions sur la nature humaine, Richard Fleischer fait de cette atmosphère infectée par la brutalité et la mort, le centre de gravité de nombre de ses films[2]. Jean-Philippe Costes dit à propos du réalisateur que pour « souligner notre inhumanité chronique, il cloître ses héros dans un train de nuit qui symbolise, à lui seul, notre enfermement dans une nature dégradante où le libre arbitre est au mieux un passager clandestin ».[3]



[1] Windy City, le surnom donné à la ville de Chicago

[2] Armored Car Robbery (1950), Violent Saturday (1955), Compulsion (1958), The Boston Strangler (1968), 10 Rillington Place (1971), Soylent Green (1973) ……..

[3] Les subversifs hollywoodiens de Jean-Philippe Costes, Éditions Liber, 2015, p.298