mardi 5 décembre 2017

La chute chez Abraham Polonsky


Rarement l’infiniment grand aura à ce point écrasé l’infiniment petit. Dans L’Enfer de la corruption (Force of Evil), premier film réalisé par Abraham Polonsky en 1948, Joe Morse (John Garfield) est un avocat véreux, cynique et sans scrupules, lié à la mafia new-yorkaise. Chargé de rendre légal un système de paris illégaux, ses activités vont contribuer à l’assassinat de son frère Leo, bookmaker indépendant, honnête et désirant le rester. Réalisant enfin l’abjection de l’organisation criminelle qui l’emploie, il décide de se retourner contre elle et de la combattre. Rongé par le remords et par une prise de conscience tardive, Joe court dans les rues de New-York à la recherche du cadavre de son frère. En descendant cet immense escalier surplombé par un mur cyclopéen, il s’enfonce dans les profondeurs vénales de son âme en cherchant une rédemption à la hauteur de sa laideur morale passée. La verticalité de la paroi murale s’apparente à une falaise dont les blocs de pierre finissent par absorber la frêle silhouette dans son interminable désescalade vers un purgatoire qui doit le libérer du mal qui a causé la perte de Leo. Pour libérer sa conscience, payée au prix fort de la trahison fraternelle, il doit traverser cet espace froid et impersonnel pour voir, ultime catharsis, le cadavre de son frère, vision qui lui permettra de renaître et de retrouver le sens de son humanité. Mais ce rempart, véritable abstraction minérale, peut aussi matérialiser l’obstacle infranchissable que représente la mafia et ses ramifications tentaculaires dans tous les secteurs de la société. Par la grâce de la photographie de George Barnes, Joe n’est qu’un point quasiment invisible, un mort probablement en sursis, la boursouflure grotesque d’un corps social corrompu par le crime. Ayant perdu la puissance et son rang dans la société, Joe court après son honneur déchu, n’hésitant pas à transgresser les codes de son milieu, pour mieux tirer un trait sur son passé.  Héro tragique d’une histoire qui le dépasse, ce personnage va influencer une grande partie de la filmographie de Martin Scorsese, de Mean Streets (1973) à Raging Bull (1980) en passant par Taxi Driver (1976), dans lesquels la culpabilité, l’expiation des péchés et la rédemption sont omniprésentes. Abraham Polonsky paiera cher sa description de la mafia fonctionnant comme une entreprise capitaliste. Considéré comme « un très dangereux citoyen » par Harold Velde, un des présidents de la sinistre Commission des Activités antiaméricaines, le réalisateur, qui n’a jamais caché ses sympathies communistes, sera mis en 1951, en pleine période maccarthyste, sur une liste noire qui brisera net sa carrière ascendante. Il devra attendre 1969 pour pouvoir mettre en scène son deuxième et avant-dernier film. Ce sera Willie Boy (Tell Them Willie Boy Is Here) avec Robert Redford et Robert Blake.


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