Rarement l’infiniment grand aura à ce point
écrasé l’infiniment petit. Dans L’Enfer
de la corruption (Force of Evil),
premier film réalisé par Abraham Polonsky en 1948, Joe Morse (John Garfield)
est un avocat véreux, cynique et sans scrupules, lié à la mafia new-yorkaise. Chargé
de rendre légal un système de paris illégaux, ses activités vont contribuer à
l’assassinat de son frère Leo, bookmaker indépendant, honnête et désirant le
rester. Réalisant enfin l’abjection de l’organisation criminelle qui l’emploie,
il décide de se retourner contre elle et de la combattre. Rongé par le remords
et par une prise de conscience tardive, Joe court dans les rues de New-York à
la recherche du cadavre de son frère. En descendant cet immense escalier surplombé
par un mur cyclopéen, il s’enfonce dans les profondeurs vénales de son âme en
cherchant une rédemption à la hauteur de sa laideur morale passée. La
verticalité de la paroi murale s’apparente à une falaise dont les blocs de
pierre finissent par absorber la frêle silhouette dans son interminable
désescalade vers un purgatoire qui doit le libérer du mal qui a causé la perte
de Leo. Pour libérer sa conscience, payée au prix fort de la trahison
fraternelle, il doit traverser cet espace froid et impersonnel pour voir,
ultime catharsis, le cadavre de son frère, vision qui lui permettra de renaître
et de retrouver le sens de son humanité. Mais ce rempart, véritable abstraction
minérale, peut aussi matérialiser l’obstacle infranchissable que représente la
mafia et ses ramifications tentaculaires dans tous les secteurs de la société. Par
la grâce de la photographie de George Barnes, Joe n’est qu’un point quasiment
invisible, un mort probablement en sursis, la boursouflure grotesque d’un corps
social corrompu par le crime. Ayant perdu la puissance et son rang dans la
société, Joe court après son honneur déchu, n’hésitant pas à transgresser les
codes de son milieu, pour mieux tirer un trait sur son passé. Héro tragique d’une histoire qui le dépasse,
ce personnage va influencer une grande partie de la filmographie de Martin
Scorsese, de Mean Streets (1973) à Raging Bull (1980) en passant par Taxi Driver (1976), dans lesquels la
culpabilité, l’expiation des péchés et la rédemption sont omniprésentes.
Abraham Polonsky paiera cher sa description de la mafia fonctionnant comme une
entreprise capitaliste. Considéré comme « un très dangereux citoyen » par
Harold Velde, un des présidents de la sinistre Commission des Activités antiaméricaines,
le réalisateur, qui n’a jamais caché ses sympathies communistes, sera mis en
1951, en pleine période maccarthyste, sur une liste noire qui brisera net sa
carrière ascendante. Il devra attendre 1969 pour pouvoir mettre en scène son
deuxième et avant-dernier film. Ce sera Willie Boy (Tell Them Willie Boy Is Here) avec Robert Redford et Robert Blake.
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