samedi 29 janvier 2022

Les images mentales chez Richard Fleischer


Dans le dernier plan de L'Étrangleur de Boston (The Boston Strangler, Richard Fleischer, 1968), la caméra opère un lent travelling arrière pour abandonner Albert DeSalvo, (Tony Curtis) le tueur en série arrêté par la police depuis peu, figé dans l'une des encoignures de la pièce, littéralement confondu avec les murs blancs de ce qui s'apparente davantage à un hôpital qu'à la salle d'interrogatoire d'un poste de police. Ce mouvement de caméra instaure une tension, une inquiétude qui participent du malaise traversant tout le film. Nous ne voyons plus ce détenu de l'extérieur, du point de vue que Joël Magny appelle « le point de vue de l'observateur invisible » que l'on peut référer à celui du cinéaste[1], mais nous sommes désormais dans la psyché, dans le cerveau du meurtrier. La caméra est, en effet, « dans le personnage » pour mieux saisir ses hallucinations visuelles, traduites à l'écran de manière troublante par des images mentales perturbées, des distorsions de l'espace que seul le cerveau d'un schizophrène peut générer. Cette pièce, immense, immaculée, lisse, sans porte, donc sans échappatoire, se dilate au fur et à mesure que le travelling arrière opère son déplacement. Les objets, table et chaises ont disparu, les murs et le sol, aussi blancs qu'un linceul, forment un espace paradoxalement étouffant, en dépit de l'immensité qui se crée autour du personnage. Les traits de son visage se dissolvent dans cette topographie sans aspérités, comme pour mieux souligner que le tueur est autant dépossédé de lui-même que de son libre arbitre.  Claustré dans sa solitude, incapable d'échapper à ses pulsions criminelles, Albert DeSalvo apparaît aliéné par ses tourments intérieurs, submergé par des pulsions qu'il ne maîtrise pas et dont il n'a clairement pas conscience. Il aimerait fuir, disparaître, être absorbé au même titre que l'effacement des couleurs comme autant de signes d'altération du réel et d'émoussement des sens, comme si l'imaginaire avait pris le pas sur le réel. Son attitude apathique contribue à le faire glisser dans une autre dimension, dans les abysses de l'âme humaine que sa névrose rend quasi-palpables. Albert DeSalvo est l'alter ego de M (M le maudit/M- Eine Stadt sucht einen Mörder, Fritz Lang, 1931), de Norman Bates (Psychose/Psycho, Alfred Hitchcock, 1960), d'Hannibal Lecter (Le Silence des agneaux/The Silence of the Lambs, Jonathan Demme, 1990) ou encore de John Doe (Seven, David Fincher, 1995), mais Richard Fleischer est le seul réalisateur à avoir matérialisé, graphiquement et de manière clinique, la pathologie et l'inconscient d'un criminel. Quoi de plus étonnant de la part d'un réalisateur qui envisageait dans un premier temps la carrière de psychiatre avant de rejoindre, en 1942, l'univers du cinéma. Manifestement interpellé par ce type de personnage, il mettra en scène un autre tueur en série dans L'Étrangleur de la place Rillington (10 Rillington Place, 1971). Une plongée en apnée dans ce que l'homme peut révéler de ses perversions.



[1] Le point de vue: de la vision du cinéaste au regard du spectateur de Joël Magny, Cahiers du cinéma/Les petits cahiers/Scérén-Cndp, 2001 




mercredi 26 janvier 2022

La paranoïa chez Richard Fleischer



Dans un split screen qui divise le cadre en six fragments de taille différente mais au contenu complémentaire, quatre d'entre eux détaillent en gros plan des mains mettant un couteau dans un sac à main ou s'emparant d'une paire de ciseaux ou glissant un couteau sous un oreiller ou sortant un marteau d'un tiroir. Le cinquième nous montre un chien intimidant, couché auprès de sa maîtresse endormie et au milieu de ce tableau, dans l'entrebâillement d'une porte barrée par une chaîne de sécurité, se découpe un visage inquiet de femme. Ce dernier fragment sert de pivot à l'ensemble pour fractionner, sectionner ce dernier, dans le sens de la largeur, en deux parties égales. En dépit de cette division complexe, il n'y a aucune rupture par rapport au sentiment généré, un sentiment encore alourdi par l'absence de dialogues, dégageant une atmosphère oppressante, une terreur sourde. La mise en scène de Fleischer, organisée à l'extrême, suffit à installer le spectateur dans un climat de peur et de paranoïa. Si toutes ces femmes tentent de se protéger en multipliant leurs précautions, c'est parce qu'au-dehors, dans la ville de Boston transformée en nouvelle Babylone, un tueur étrangle des femmes isolées, en toute impunité pour le moment. La peur s'empare de l'espace en le saturant pour mieux se répandre dans toute la ville. À l'opposé d'un artifice technique, le split screen permet de démultiplier la menace et surtout de faire prendre conscience et ce, de manière simultanée, que toutes les femmes sont en danger de mort, que le mal est omniprésent, qu'il peut surgir à n'importe quel moment, n'importe où. Et c'est bien le point de vue de ces victimes potentielles qui est privilégié ici, à l'exception du fragment central qui, en caméra subjective, peut suggérer que le tueur est déjà sur le point de commettre un nouveau forfait. Mais ici, ce visage est aussi désigné à notre attention, à notre inquiétude pour mieux encourager l'identification à ce personnage. Plus encore, le split screen nous place en position dominante avec ce don d'ubiquité qui transgresse toutes les règles de la normalité, mais qui nous interpelle sur les questions de champ, de montage et de point de vue: la matière même du cinéma. Nos yeux sont partout, balayant tout l'écran, passant d'un fragment à un autre pour synthétiser le cauchemar en cours. Aussi ancien que le cinéma lui-même, le split screen est une technique, contournant le montage alterné, qui trouve son apogée en 1968 dans ce film, L'Étrangleur de Boston (The Boston Strangler, Richard Fleischer) mais aussi, la même année, dans l'Affaire Thomas Crown (The Thomas Crown Affair, Norman Jewison). Aux côtés de Brian de Palma qui en fera une véritable signature en lui donnant une dimension obsessionnelle, Richard Fleischer utilisera une nouvelle fois le split screen dans le prologue de Soleil vert (Soylent Green, 1972) pour juxtaposer, dans un montage de plus en plus frénétique, des images décrivant le déclin de la civilisation occidentale et la marche forcée de notre société industrielle vers un monde dans lequel l'homme n'a plus sa place. De la ville gangrenée par le mal à la dystopie, il n'y a qu'un pas.




dimanche 23 janvier 2022

L'errance chez Tom McCarthy

 

Entre la ville de Stillwater (Oklahoma) et Marseille, il y a, pour Bill Baker (Matt Damon), davantage qu'un océan à franchir. L'obstacle linguistique, culturel et mental apparaît aussi écrasant que cette barre de béton du quartier Kalliste au nord de la ville phocéenne (voir photogramme). Col bleu mal dégrossi, alcoolique repenti, ancien toxicomane et croyant convaincu, Bill a tout du taiseux aussi fruste que rugueux, capable de faire passer un janséniste austère pour un épicurien survolté. Avec sa chemise à carreaux et sa casquette éternellement vissée sur sa tête, il se rend souvent à Marseille, non pour faire du tourisme, mais pour voir sa fille Allison (Abigail Breslin) emprisonnée pour un meurtre qu'elle affirme n'avoir jamais commis. Or, un nouvel indice – un certain Akim serait responsable du meurtre – le pousse à rechercher cet homme. Une photo du suspect à la main, il erre avec sa démarche lourde dans les rues de ce quartier marseillais, interrogeant avec une obstination proche de la supplication celles et ceux qu'il rencontre. Dans le plan, la contreplongée utilisée traduit la disproportion entre la taille de Bill et l'énorme volume bétonné du décor derrière lui pour mieux souligner l'oppression d'un univers dont il ne connaît pas les codes ainsi que l'impossibilité de communiquer, de partager son angoisse. La masse de l'immeuble est telle qu'elle étouffe tout le cadre, ne laissant échapper qu'un petit triangle de ciel bleu. Les diagonales délimitant les différents étages sont entrecoupées par des verticales divisant la façade plane en autant de signes contradictoires, renvoyant à un sentiment d'emprisonnement, mais aussi à des trajectoires contrariées. Quelles pistes suivre dans cet environnement urbain qui se dérobe au fur et à mesure que Bill le traverse ? Cet édifice sans âme, d'une sécheresse qui confine à l'abstraction, souligne l'impuissance de cet Américain désorienté parce que déraciné, loin de sa terre natale. En dépit de sa détermination, de sa carrure et de son air impavide, il est lézardé de l'intérieur, miné par une masculinité en décrépitude et une culpabilité de n'avoir pas été là, au bon moment, pour s'occuper de sa fille. Ne parlant pas un mot de français, sa quête s'avère d'autant plus insurmontable que ce quartier ne dévoile rien de ses zones d'ombres. Mais le regard qu'il porte autour de lui va au-delà de son obsession à traquer Akim pour revêtir les contours d'un conflit moral entre sa vie d'avant, faite d'ordinaire, d'immobilisme et de résignation, et sa vie d'aujourd'hui encore confuse à ce moment, mais qu'il pressent tout en rupture.  C'est donc pour Bill un itinéraire plus introspectif, que nous raconte aussi le réalisateur, un long cheminement sur son rapport au monde et aux autres en général, et sur sa fille en particulier. Après l'implacable et salutaire Spotlight (2015), une enquête sur la pédophilie au sein de l'Église catholique américaine, Tom McCarthy nous livre dans Stillwater (2021) le portrait d'un Américain que rien ne prédisposait à voir à Marseille autre chose que la prison des Baumettes. Au contact de Virginie (Camille Cottin) et de sa fille Maya (Lilou Siauvaud), rencontrées par hasard, ce périple marseillais, censé n'être qu'une parenthèse, aura la saveur d'une parabole de l'Amérique déboussolée.  



 

lundi 17 janvier 2022

De l'usage de la cafetière chez Fritz Lang


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Tout au long de sa carrière, Lee Marvin aura souvent eu l'occasion de jouer des crapules   malfaisantes, mais dans Règlements de comptes (The Big Heat, 1953), Fritz Lang lui donnera une occasion particulière de briller dans ce registre. Homme de main brutal et bilieux du chef de la pègre locale, Mike Lagana (Alexander Scourby), Vince Stone (Lee Marvin donc) aime exprimer son ascendant et son autorité sur les autres, et notablement sur les femmes. Soupçonnant sa maîtresse Debby (Gloria Grahame) de fréquenter un policier, il l'interroge sur un ton qui passe, en quelques secondes, de la dispute entre amants à la violence la plus éruptive. Avec sa mèche rebelle et son visage déformé par la haine et la jalousie, mettant en avant une dentition agressive, il ne tarde pas à insulter Debby tout en s'interrogeant sur la meilleure façon de lui faire payer, physiquement, son indocilité (photogramme 1). Regardant autour de lui, ses yeux se portent sur une cafetière bouillante reposant sur une plaque électrique. Avec un sadisme consommé, Vince s'en empare pour projeter – le mouvement reste hors-champ, mais la bande-son en restitue toute l'horreur - son contenu sur le visage de Debby qui sort de la pièce en hurlant de douleur. Son forfait accompli, Vince la suit, tenant encore dans sa main la cafetière fumante (photogramme 2). Nos yeux restent figés sur cet objet du quotidien transformé en arme redoutable, tant il révèle les pulsions perverses qui habitent Vince. La violence qui traverse tout le film atteint ici son paroxysme, dans la continuité de la fameuse séquence - déjà jugée violente à l'époque – dans laquelle Tom Powers (James Cagney) écrase gratuitement une moitié de pamplemousse sur le visage de Kitty (Mae Clarke dans L'Ennemi public /The Public Enemy, William A. Wellman, 1931). Vince Stone est la version boursouflée de la face noire de l'humanité, à l'instar d'un Johnny Prince (Dan Duryea), escroc cynique et manipulateur[1], mais pas si éloigné que cela d'un Joe Wilson (Spencer Tracy), un homme cherchant à se venger de ceux qui ont failli le lyncher[2],  ou même d'un Dave Bannion (Glenn Ford), l'officier de police aux trousses de Vince et de son patron, prêt à utiliser les mêmes moyens que la pègre pour venger la mort de sa femme. En ce sens, le déchaînement de l'agressivité de Vince n'est que la matérialisation de la vision pessimiste que Lang porte sur le monde et qui finit par contaminer toute la société. Préfigurant le rôle d'un autre névropathe, Liberty Valance, dans L'Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, John Ford, 1962), Lee Marvin donne à chacune de ses apparitions une dimension inquiétante et venimeuse, comme un signe de dégénérescence, laissant dans son sillage douleur et destruction. Définitivement défigurée, Debby saura, en nouvelle Némésis, prendre sa revanche contre son persécuteur et bourreau et gagner, enfin, cette humanité dont tous les personnages du film sont exclus.



[1] La Rue rouge (Scarlet Street, Fritz Lang, 1945)

[2] Furie (Fury, Fritz Lang, 1936)




mercredi 12 janvier 2022

Un moment d'égarement chez Howard Hawks


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Faut-il être complètement égaré, voire passablement abscons pour abandonner comme le fait Tom Dunson (John Wayne), sa bien-aimée Fen (Coleen Gray), au milieu d'une caravane d'immigrants traversant les Grandes Plaines, en route vers la terre promise ! Le premier veut quitter le convoi avec son chariot, pour poursuivre en individualiste convaincu, sa propre route, à l'écart de la collectivité. Son objectif est de trouver une terre à pâturages, de s'y installer quel que soit le prix du sang à payer, et de bâtir un élevage destiné à faire pâlir de jalousie tous les grands propriétaires au nord du Rio Grande, puis de convier sa compagne à le rejoindre. Mais c'est sans compter la détermination de Fen qui refuse de le laisser partir sans elle. Autant le dire tout de suite, Tom commet une double erreur: se passer tout d'abord de la proximité de Fen, une jeune femme aussi solaire que passionnément bouillonnante, puis, de croire que celle-ci est en sécurité dans ce convoi, à l'abri des hors-la-loi ou des tribus indiennes qui écument la région. Restées hors-champ, l'attaque du convoi et sa destruction complète, infirmeront l'excès de prudence, l'intransigeance devrait-on dire, de Tom qui refusait d'exposer Fen aux risques inhérents à son rêve d'empire bovin. Bien mal lui en a pris. Peut-on imaginer geste plus définitif, plus énigmatique pour ne pas dire inepte alors que, totalement énamourée, Fen s'abandonne dans les bras de Tom (voir photogramme 1) tandis qu'à l'arrière-plan, les chariots bâchés traversent imperturbablement le cadre ? La durée du rôle de Coleen Gray est donc inversement proportionnelle au magnétisme qu'elle dégage (voir photogramme 2). Avec son ample chevelure tombant sur ses épaules, un visage épanoui au front haut, une silhouette altière et douce rehaussée par une longue robe blanche à pois, cette femme forte et déterminée irradie l'écran, mais ne séduit pas Tom suffisamment pour le faire changer d'avis. Cet instant est l'un des moments les plus harmonieux, les plus bouleversants de La Rivière rouge (Red River, Howard Hawks, 1948), d'autant plus éblouissant qu'il ne se renouvellera pas, pour laisser Tom à jamais meurtri et figé dans ce souvenir d'un amour avorté. Un instant poétique, éphémère que l'on ressent confusément comme tragique parce que trop absolu pour durer. La dure réalité de l'Ouest scellera définitivement le destin de ce couple que Tom et Fen imaginaient flamboyant. À ce moment de sa carrière, Coleen Gray avait déjà tourné avec Henry Hathaway (Le Carrefour de la mort/Kiss of Death, 1947), Edmund Goulding (Le Charlatan/Nightmare Alley, 1947) et H. Bruce Humberstone (Fury at Furnace Creek/Massacre à Furnace Creek, 1948). Après Howard Hawks, Hugo Fregonese (Quand les tambours s'arrêteront/Apache Drums, 1951), Phil Karson (Le Quatrième Homme/Kansas City Confidential, 1952) ou encore Stanley Kubrick (L'Ultime Razzia/The Killing, 1956) sauront lire dans les yeux de cette actrice, autant de passion envoûtante que de mélancolie sourde et lui donner des rôles de femme luttant en vain pour empêcher l'homme qu'elle aime de suivre un chemin à l'issue dramatique. Un résumé en somme de sa courte apparition dans La Rivière rouge.





lundi 10 janvier 2022

La méditation chez Henry Hathaway



Perçant un voile de nuages s'assombrissant vers l'ouest, au milieu d'un ciel orangé, le soleil palpite encore de ses derniers feux, ambrant les collines et les ravines desséchées de cet espace perdu au bout du monde, au bout de la piste. À ce moment du crépuscule qui dissout progressivement le relief et les couleurs, il témoigne du dialogue entre le ciel et la terre, à la limite de l'abstraction, pour bientôt disparaître derrière l'horizontalité du paysage. La solitude de ces immensités vides et l'âpreté de ces versants dénudés, ondulant sur cette mer minérale, opèrent toujours, dans la scénographie westernienne, une tension entre la nature et l'homme qui la traverse. Tout n'y est que grandeur et désolation. Le désert ne présente que peu de points d'appui pour l'œil qui le parcourt, aussi le cadrage et le format cinémascope donnent-t-ils toute sa place à Hooker (Gary Cooper) qui, contemplatif et fasciné par cette beauté sauvage dépouillée à l'extrême, dit d'un ton désabusé: « Le Jardin du diable ….. si le monde était fait d'or, les hommes mourraient pour une poignée de poussière ». La fin du jour confronte Hooker à sa propre existence, à ses motivations, à la mort de plusieurs de ses compagnons, de ceux qui ont accepté, comme lui, d'aider Leah (Susan Hayward), une femme désireuse de porter secours à son mari bloqué au fond d'une mine d'or, dans une région inhospitalière, source de dangers, surnommée par les Apaches, qui en sont par ailleurs les gardiens, le « Jardin du diable ». Alors que la lumière perd de son intensité et dans cet univers écrasant, apparemment sans limites, Hooker regarde le soleil poursuivre sa course au-delà de la ligne d'horizon. Il n'est plus dans l'action mais dans une sorte de méditation désillusionnée sur la condition humaine que seul Gary Cooper, vieilli – il meurt six ans plus tard - pouvait incarner. À la manière de John Huston dans Le Trésor de la Sierra Madre (The Treasure of the Sierra Madre, 1948), Henry Hathaway nous dit que l'or n'est qu'une chimère et que l'appât du gain ne résout rien. La fin du Jardin du diable (Garden of Evil, 1954) laisse Hooker seul aux prises avec cette tentative d'affirmation de l'homme face aux passions corruptrices. Ce sens du tragique, mais aussi de la morale et de l'honneur, lui permet de se transcender, de maîtriser son destin et de matérialiser son humanisme au-delà de son tropisme qui le porte vers l'or et à la voracité qui s'y rattache inévitablement. L'essentiel pour lui n'est pas tant d'avoir été contraint de laisser Fiske (Richard Widmark), seul face aux Apaches pour protéger sa fuite et celle de Leah, que d'être, dans une volonté altruiste, revenu sur ses pas pour se mettre en péril et aider - en vain – son compagnon et ainsi mieux affirmer que sa vie a un sens.  La force dramatique du plan réside dans cette posture hiératique, cette attitude distanciée par rapport à la violence dont ces montagnes se sont fait l'écho, rendant les trajectoires humaines fragiles, mais propices à l'introspection. La nature reste la plus forte, suffisamment répulsive pour pousser Hooker à retourner vers la civilisation et à retrouver Leah, mise un peu plus tôt à l'abri, aux limites de ce désert que les Apaches ne menacent plus.




jeudi 6 janvier 2022

Les soldats perdus chez Francis Ford Coppola

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Dans Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), la remontée de la rivière Nung par le capitaine Benjamin Willard (Martin Sheen) avec la mission d'assassiner le colonel Kurtz (Marlon Brando), ancien Béret Vert transformé en tueur impitoyable et en autocrate incontrôlable, se transforme progressivement mais inexorablement en descente aux enfers. Du Vietnam au Cambodge, où Kurtz, à la tête d'une armée de sauvages sanguinaires, a établi son fief, Willard est confronté à la folie et à la confusion de la guerre. Du lieutenant-colonel Kilgore (Robert Duvall), un passionné de surf prêt à tout pour pratiquer son sport même au cœur des affrontements, au colonel Kurtz, véritable démiurge régnant en satrape sanglant au fin fond de la jungle cambodgienne, en passant par les soldats français découverts dans une plantation rescapée de la guerre d'Indochine, tous ne sont que des aberrations, des produits d'une paranoïa individuelle et collective engluée dans le chaos de la guerre du Vietnam. Le soldat Roach (Herb Rice, photogramme 1) et le capitaine Richard Colby (Scott Glenn, photogramme 2) n'échappent pas à cette logique de destruction et de perdition. Le premier est rencontré nuitamment par Willard au cours d'une halte effectuée au pont de Do Lung, dernier avant-poste des troupes américaines face à celles du Viêt-cong, avant le Cambodge. Bardé d'un casque qui a manifestement beaucoup souffert, les pommettes marquées par deux bandes noires horizontales comme autant de peintures de guerre, sous des yeux fixes et sans émotion, Roach a l'allure de celui qui vient de subir un électrochoc sous acide. Avec son collier décoré de griffes et son fusil lance-grenades, il allie le primitivisme à la technologie du XXe siècle. « Au cœur des ténèbres[1] », dans la tranchée qu'il parcourt d'un pas lent, il parle d'une voix monocorde, alors que tout autour de lui, les cris, les explosions et les rafales de mitrailleuses tranchent la chaleur moite de la jungle du sud-est asiatique. Son regard perdu dans un lointain accessible de lui seul s'apparente au visage de celui qui en a trop vu, de celui qui est revenu de tout, désabusé et indifférent au tumulte environnant.  Le deuxième soldat est encore plus troublant et plus inquiétant. Parvenu au faîte de son itinéraire et de sa mission, au beau milieu du « royaume » de Kurtz, cerné par des cadavres suppliciés ou des têtes fichées sur des pieux, Willard se retrouve face au capitaine Richard Colby qui avait été avant lui chargé d'exécuter Kurtz. Celui qui avait envoyé à sa femme un message, intercepté par l'armée, un message halluciné lui demandant de vendre sa maison, sa voiture, ses enfants et de ne plus compter sur son retour, n'est plus que l'ombre de ce qu'il a été. Totalement silencieux et immobile, fixant Willard de ses yeux morts, et arborant les mêmes peintures de guerre que Roach, il porte toujours un béret vert attestant de son passé de soldat d'élite. Le torse nu, orné d'une cartouchière portée en bandoulière, et sa main droite couverte de sang caressant le canon de son fusil-mitrailleur auquel est accroché un scalp attestent de son ralliement à Kurtz et de son intimité avec la sauvagerie la plus archaïque. Coppola nous dit peu de choses sur lui, mais le hors-champ fonctionne de manière démultipliée: la mission de Colby s'est transformée, au contact de Kurtz, en une fascination morbide pour le despote et a très probablement permis son endoctrinement puis son retournement. Totalement identifié à son seigneur et maître, il hante cette jungle transformée en pandémonium où la violence et la mort sont l'alpha et l'oméga de la condition humaine. Le choix fantasmagorique de l'arrière-plan monochrome orangé organise un brouillard semblant avoir craché, tout autour de Colby, une multitude d'hommes menaçants, à demi-nus, armés de lances et de sagaies. Roach et Colby sont deux figurations de la mort, sculptées dans un cauchemar sans fin, deux soldats perdus, brisés de l'intérieur, ayant rompu les liens qu'ils avaient avec les autres, mais aussi avec eux-mêmes, pour plonger dans l'indifférence et la démence, et devenir des bêtes de guerre. Ayant dépassé leur point de rupture pour un voyage sans retour, ils ont été éveillés par la guerre à leurs instincts de férocité et d'inhumanité endormis, en autant de métastases rampantes. Coppola donne à cette plongée dans l'horreur une dimension métaphysique qui, dans les profondeurs de cette jungle, amplifie ce processus de dépossession d'eux-mêmes et cette révélation de la part sombre de l'humanité.  



[1] Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, Éditions Gallimard, 1925. Cette nouvelle a inspiré le scénario d'Apocalypse Now, rédigé par John Milius et Francis Ford Coppola. 




mardi 4 janvier 2022

Le dézingage chez Adam McKay



Aussi mordant et grinçant que Docteur Folamour (Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, Stanley Kubrick,1964), Don't Look up (Adam McKay, 2021), se livre, avec une délectation contagieuse, totalement débridée mais terriblement anxiogène, à une pulvérisation stratosphérique des tares des sociétés contemporaines en général, et américaine en particulier. Tout est « éparpillé façon puzzle » : les dérives de la société médiatique essentiellement préoccupée par l'infodivertissement, les réseaux sociaux devenus un cloaque à ciel ouvert, une classe politique méprisante et égoïste, des opinions publiques lobotomisées par les fakes news, rien n'échappe au scalpel du réalisateur. Après avoir découvert qu'une comète de dix kms de long était sur le point d'entrer en collision avec la Terre pour provoquer son intégrale destruction, une équipe d'astronomes composée de Randall Mindy (Leonardo DiCaprio) et d'une doctorante Kate Dibiasky (Jennifer Lawrence) tente de convaincre la présidente des États-Unis Jani Orlean (Meryl Streep sur le photogramme) de l'imminence de cette catastrophe. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n'est pas fortuite, mais purement volontaire de la part d'Adam McKay qui concentre son tir sur la présidente, une présidente irresponsable, refusant de croire les faits scientifiques pour faire montre autant de médiocrité et de cynisme que d'arriération mentale et d'ignorance. Au cours d'un meeting électoral (voir photogramme), sur une tribune cernée par des milliers de partisans, elle nie la fin du monde imminente, refusant de désespérer ses électeurs à la veille des élections de mi-mandat, cruciales pour son parti. Avec sa chevelure blonde en papillotes permanentées, sa casquette vissée sur le crâne avec son logo fétiche Don't Look up, et le doigt de sa main droite pointé vers une foule mystique et béate, cette démagogue a le même rapport à la réalité qu'un individu de type Néandertal adepte du platisme face à la rotondité de la Terre. « Ne regardez pas en l'air. Savez-vous pourquoi ils veulent que vous regardiez le ciel ? Ils veulent que vous ayez peur. Ils veulent que vous regardiez le ciel, parce qu'ils vous regardent de haut », dit-elle d'un ton vindicatif, aussitôt saluée par les vociférations de la foule. Comme tout négationniste qui se respecte, ne pas regarder la vérité donne à ces naufragés de la pensée une prestance, comment dirais-je, une preuve de leur existence et, croient-ils, de leur intelligence. Dans un raisonnement défiant toute normalité, la comète est devenue un enjeu de la vie politique. Vendue à des intérêts financiers voyant dans cette comète un moyen de récupérer des minerais rares, elle assume ne plus faire semblant de se préoccuper du cataclysme. La comète est sur le point de fracasser la Terre, mais l'essentiel est sauf: la bannière étoilée omniprésente et les objectifs politiciens à court terme. Avec la même rage jubilatoire que Tim Burton dans Mars Attaque ! (Mars Attacks ! 1996), Adam McKay vitriolise une partie de la classe dirigeante américaine (mais aussi mondiale) avec cet « humour qui reste la politesse du désespoir ». Il rit jaune, mais à gorge déployée, et observe le monde dans lequel il vit et doit penser assurément, s'il est croyant, que la destruction de l'espèce humaine par cette comète – ou par une autre catastrophe sanitaire et/ou environnementale au hasard – ne serait que la volonté de Dieu ne supportant plus de voir autant de bêtise concentrée en l'Homme.