Dans Les Inconnus dans la ville (Violent Saturday, Richard Fleischer,
1955) Emily et Boyd Fairchild (Margaret Hayes et Richard Egan) décident de
donner à leur couple en perdition une seconde chance. Fils richissime du
propriétaire d’une mine de cuivre qui jouxte la ville de Bradenville, Boyd a
basculé dans l’alcool et le désoeuvrement depuis qu’il a découvert que son épouse
Emily lui était infidèle. L’ennui, le temps qui passe inéxorablement dans cette
petite ville assoupie de Pennsylvanie, la poussent dans les bras d’autres
hommes. Un soir, donc, et dans un sursaut mélodramatique, le couple décide de
faire table rase du passé et de partir à l’étranger pour raviver la flamme d’un
amour dont les braises, en dépit des apparences, sont toujours vives. Dans le
photogramme 1, Boyd et Emily sont face à face à la hauteur des barreaux de
l’escalier qui occupe une place centrale
dans le hall d’entrée. Ces barreaux sont autant de signes de la séparation et
de l’enfermement qui caractérisent à ce moment-là les protagonistes, mais que
contredisent, dans un geste de supplication amoureuse, les mains de Boyd
crispées sur celles d’Emily. Tendue à l’extrême, trop remuée pour parler et tenant
les barreaux comme une prisonnière, Emily écoute son mari. Elle retrouve la passion qui l’animait jadis, alors
que de l’autre côté, Boyd est en train de faire voler en éclats leurs rôles
respectifs de mari trompé et de femme volage. En dépit des épreuves qu’ils ont
traversées, ils se retrouvent dans une volonté commune de croire que demain
peut être un autre jour. Le photogramme 2 illustre à merveille la mise en scène
de Richard Fleischer et son utilisation du cadre. Boyd a rejoint Emily sur les
marches de l’escalier pour mieux transgresser l’obstacle des barreaux qui les
séparait, mais le réalisateur, au lieu de les cadrer en gros plan ou à partir
d’un autre angle de prise de vue pour signifier un avenir plus radieux, choisit,
tout au contraire, d’abandonner les époux derrière
les barreaux par la grâce d’un long travelling arrière. Ce mouvement de
caméra, extrêmement fluide, replace les personnages dans le décor et élargit le
champ, pour mieux isoler les époux et induire un changement de perspective :
le couple, même réuni, reste enfermé et condamné à ne pas être sauvé. Cette
fatalité s’inscrit également dans la vision plus nette de la deuxième rampe
d’escalier à l’arrière qui parachève ledit enfermement. Les dés sont jetés dans
ce décor et son utilisation qui prédestinent Boyd et Emily à ne pas vivre des
lendemains qui chantent.
vendredi 20 juillet 2018
vendredi 13 juillet 2018
Polanski chez Polanski
Roman
Polanski aime se mettre en scène dans des rôles à géométrie variable. Après Le Bal des vampires (1967) et Le Locataire (1976) dans lesquels il se
donne le premier rôle, Quoi ? (1972),
mais surtout Chinatown (1974) voient
l’apparition du réalisateur dans des séquences aussi brèves que marquantes.
Celle extraite de Chinatown (voir les
deux photogrammes) en est l’illustration. J.J. Gittes (Jack Nicholson),
détective privé dans le Los Angeles des années 30 enquête sur un meurtre qui
s’est produit dans la zone du réservoir d’Oak Path, à proximité de la ville
californienne. Acculé à une barrière grillagée qu’il vient de franchir par
effraction (et qui rappelle le no
trespassing du générique de Citizen
Kane), il est apostrophé par deux individus qui sortent de l’obscurité et
dont le plus petit (Roman Polanski) – Gittes le traite de nain - apparaît
immédiatement très menaçant. - Hold it there, kitty cat ! You are a very nosey
fellow, kitty cat …. You know what happens to nosey fellows ? (bouge pas, minou ! Tu es
un type trop curieux, minou … tu sais ce qui arrive aux
types trop curieux ?) dit-il en brandissant un couteau sous le nez d’un
Gittes molesté et ceinturé par le deuxième coupe-jarret, bien bâti et tout en
muscles, Claude Mulvihill (Roy Jenson). La violence physique et verbale qui se
dégage du premier malfrat contraste avec sa tenue élégante, composée d’un
panama, d’un nœud papillon rouge à pois
et d’un costume blanc immaculé. Mettant sa menace à exécution, il tranche d’un
coup vif la narine du détective de laquelle s’échappe un flot de sang. À propos
de cette séquence, Robert Towne, le scénariste du film, disait « qu’il était trop tentant de la faire subir à
un détective, individu qui passe son temps à fourrer son nez dans les affaires
des autres » (1). Dans le cadre d’une unité de lieu (la zone du réservoir),
d’action (l’agression) et de temps (la séquence dure moins d’une minute), Polanski,
le cinéaste, rejoint Polanski,
l’acteur : « Je sais que je passe
aux yeux de bien des gens pour une espèce de gnome méchant et débauché »
dit-il dans son autobiographie, Roman par
Polanski (2). Le duo dissymétrique qui assaille Gittes renvoie à un autre
film de Polanski, Cul-de-sac (1966),
dans lequel deux invidus, l’un râblé,
vulgaire et prompt à user de ses poings plutôt que de son cerveau, et l’autre, chétif,
amoureux du ciel et des étoiles, prennent en otage les deux propriétaires d’un
manoir. Cette union des contraires se retrouve aussi dans l’incertitude de
Gittes – et par conséquent du spectateur, puisque tout le film adopte le point
de vue du détective - quant au pourquoi de l’agression connu visiblement par l’homme
au couteau. Nerveux, tendu à l’extrême, sarcastique, cet homme (sans nom)
renvoie à une violence qui irrigue tout le film, mais aussi tout le cinéma de
Roman Polanski, non pas dans la représentation de la violence physique qui se
cantonne à des fulgurances, mais à une violence tapie dans les recoins corrompus
de l’âme humaine. Répulsion (1965) et
Rosemary’s Baby (1968) avaient déjà montré que cette vision du monde se percevait à travers un prisme angoissant et
inquiétant du réel, lié probablement aux expériences traumatisantes que Roman
Polanski, né de parents juifs, a vécues entre 1941 et 1945, dans la Pologne
occupée par l’armée allemande.
(1) Cité dans Chinatown
de Michael Eaton, BFI : Les classiques du cinéma, Akileos, 2018, p. 50
(2) Cité dans
Roman Polanski de David Ehrenstein,
Cahiers du cinéma, 2012 p.57 et Roman par
Polanski, Robert Laffont, 1984
samedi 7 juillet 2018
« La main de l'homme mort » chez Anthony Mann
« Aces full on eights. Just
missed being a dead man’s hand » (« Full
aux as par les 8. J’ai manqué de peu une main de l’homme mort » dit Dutch Henry Brown (Stephen McNally) à Joe Lamont (John
McIntire) dans Winchester 73 (Anthony
Mann, 1950). Au cours d’une partie de poker décisive dont l’enjeu est une arme
à feu, la fameuse Winchester 73, objet de toutes les convoitises, Dutch Henry
Brown pense avoir une main gagnante sous la forme d’un full aux as par les 8.
Déterminé, sûr de remporter la mise, il abat ses cartes devant un Joe Lamont
dont le calme tranche avec le regard fiévreux de Dutch. Un as en moins et Dutch aurait eu « la main de
l’homme mort », une combinaison au poker rendue célèbre parce qu’elle était
celle que tenait Wild Bill Hickok, avant de se faire tuer dans le dos par Jack
McCall dans un saloon de Deadwood (Dakota du Sud), le 2 août 1876. Cette main
était composée d’une double paire d’as par les 8 (aces and eights) de couleur
noire, trèfle ou pique. Le full de Dutch est donc supérieur, ce qui explique
son assurance. Seuls, la quinte flush royale (5 cartes qui se suivent de la
même couleur du dix à l’as), la quinte flush (5 cartes qui se suivent de la
même couleur) et le carré (4 cartes de la même valeur) peuvent battre son full.
« La main de l’homme mort» a dans le western une sinistre réputation
puisqu’elle préfigure toujours la mort violente du joueur, qui peut, certes,
remporter la mise, sans avoir néanmoins le loisir de dépenser, dans des
beuveries diverses, l’argent gagné. Luke Plummer (Tom Tyler) dans La Chevauchée fantastique (Stagecoach, John Ford, 1939) et Liberty
Valance (Lee Marvin) dans
L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man who shot Liberty Valance, John
Ford, 1962) avaient cette main avant qu’ils ne mordent la poussière dans les
rues principales de Lordsburg pour le premier et de Shinbone pour le second. Cette
double paire est même le titre éponyme du film de Sam Newfield (Aces and Eights, 1936) au cours duquel
est briévement présentée l’infortune de Wild Bill Hikock qui a eu le tort de
s’asseoir, dos à la porte d’entrée du saloon. Pour un homme habituellement sur
ses gardes, pareille négligence peut apparaître, à priori, comme une
étourderie, à moins d’imaginer, peut-être, un état d’ébriété déjà avancé. La légende
ne dit mot sur cette situation aussi fâcheuse que funeste. Quant à Dutch Henry
Brown, malfrat en fuite, celui-ci n’échappera pas à la malédiction qui entoure
cette combinaison fatale. Sûr de lui, et entouré par ses comparses debouts
derrière lui, Wesley (Steve Brodie) à sa gauche et Wheeler (James Millican) à
sa droite, il semble ne pas attendre la réponse de son adversaire. Pourtant, l’attitude
de Joe Lamont, un trafiquant d’armes
sans scrupule, laisse présager une issue différente de celle escomptée par
Dutch. Revêtu d’un chapeau haut de forme peu usité dans ces régions sauvages de
l’Ouest américain et mâchouillant son cigare d’un air détaché, Joe Lamont n’a
manifestement pas dit son dernier mot.
lundi 2 juillet 2018
La présence française au Mexique chez Robert Aldrich
Entre
1861 et 1867, l’empereur Napoléon III, désireux d’étendre l’influence française
en Amérique centrale, choisit de faire du Mexique un protectorat en placant à
la tête du pays l’archiduc d’Autriche Maximilien de Habsbourg. Napoléon III
rêvait d’étendre l’influence de la France en Amérique centrale pour faire pièce
à la montée en puissance des États-Unis. Après une campagne militaire
victorieuse, les forces françaises s’installèrent dans les grandes villes du
pays permettant à Maximilien de devenir empereur du Mexique. Mais cette
occupation finit par être rejetée par la population qui se souleva sous la
direction de Benito Juarez. Abandonné par Napoléon III, Maximilien fut arrêté,
jugé et condamné à mort à Querétaro le 19 juin 1867. La vision hollywoodienne
de cet épisode franco-austro-mexicain tragique est l’exacte incarnation des doctrines
Monroe (1823) et Roosevelt (1904). Ces deux présidents américains ont
respectivement condamné toutes les interventions européennes sur le continent
américain et justifié les volontés expansionnistes
des États-Unis tout en faisant de l’Amérique latine une chasse gardée
étatsunienne. En effet, dans de nombreux westerns, la présence militaire
française au Mexique est toujours associée au mal, à la violence et à la
répression. De Major Dundee (Sam
Peckinpah, 1965) à Sierra Torride (Two Mules for Sarah, Donald Siegel,
1970) en passant par Les Géants de
l’Ouest (The Undefeated, Andrew
McLaglen, 1969), les lanciers français sont le bras armé d’une puissance
étrangère qui opprime les paysans et qui écrase toutes les velléités
révolutionnaires d’une population luttant pour son indépendance et sa liberté. Bien
avant tous les films précités, et dynamitant tous les codes du western
classique, Vera-Cruz (Robert Aldrich,
1954) est de cette veine-là. Sur le photogramme extrait du film , Jo Erin (Burt
Lancaster à gauche), un hors-la-loi fourbe, retors mais séducteur à l’image de
son sourire carnassier, et Benjamin Trane (Gary Cooper à droite), un ancien
officier de l’armée confédérée, éduqué et polyglotte, encadrent l’empereur
Maximilien (George Macready), monarque malin sous un air débonnaire, entouré
par une cour qui s’étourdit dans des valses nocturnes alors qu’au-dehors menace
la révolution juariste. Animés par l’appât du gain, les deux Américains se
mettent au service de l’empereur pour
escorter Marie Duvarre (Denise Darcel), une comtesse française désireuse de
revoir Paris. Comme s’ils étaient en terrain conquis, - le Mexique n’étant
manifestement que la prolongation des États-Unis - les deux mercenaires
évoluent dans ce milieu aristocratique avec aisance alors que la présence de
Maximilien et son étiquette européenne semblent totalement incongrues, hors du
temps. En effet, Maximilien et son protecteur français représentent cette
autocratie qu’Hollywood et les Américains ne veulent pas voir aux portes de la
démocratie américaine. Suivant les traces de Monroe et de Roosevelt, Robert
Aldrich - et le western américain en général - font de la France une puissance
qui menace la zone d’influence que les États-Unis veulent contrôler. Une fois
la conquête de leur espace achevée en 1890, les États-Unis, dans leur élan
messianique, cherchent à exporter leurs valeurs culturelles et économiques au
sud de la frontière. Rien d’étonnant à cela puisque le Mexique et les
États-Unis se sont disputés le tracé de leur frontière commune tout au long de
la première moitié du XIXe siècle. Du traité d’Adam-Onis (1819) à l’achat
Gadsden (1853) (1), les États-Unis ont
fini par imposer, par la guerre ou l’argent, leur vision de l’Histoire en
stabilisant la frontière américano-mexicaine le long du Rio Grande et d’une ligne allant
d’El Paso au Texas à San Diego en Californie. Au cinéma, la transgression de cette frontière
par les hors-la-loi, les shérifs et même l’armée américaine n’est que la
continuité de cet expansionnisme qui ne pouvait s’accomoder de la présence de
la France, forcément hostile aux intérêts des États-Unis.
(1) Le traité d’Adam-Onis fixe en 1819, la
frontière entre les États-Unis et la Nouvelle-Espagne le long de la rivière
Sabine au Texas jusqu’aux Rocheuses et à l’océan Pacifique, le long du 42e
parallèle nord. Après le traité de Guadalupe Hidalgo (1848), le Mexique perd la
Californie, le Nevada et l’Utah ainsi qu’une partie de l’Arizona, du Colorado
et du Nouveau-Mexique. Enfin, l’achat Gadsden en 1853, permet aux États-Unis
d’obtenir le sud de l’Arizona et le sud-ouest du Nouveau-Mexique pour former au
nord du Mexique la frontière actuelle.
S'abonner à :
Messages (Atom)