lundi 25 décembre 2023

L'affrontement chez Anthony Mann


The Fall of the Roman Empire (1964) permet à Anthony Mann de développer une fois encore un concept clé de son œuvre : l’affrontement, en général mortel, entre un homme et son double malfaisant fréquemment issu de la même famille. Celui-ci est la plupart du temps l’antithèse du héros, qu’il soit frère (Dutch Henry Brown face à Lin McAdam dans Winchester 73, 1950), oncle (Dock Tobin face à son neveu Link Jones dans Man of the West, 1958), fils indigne (Jim Leslie face à son père Ty Ty Walden dans God’s Little Acre, 1958) ou encore ami d’enfance comme dans ce plan dans lequel l’empereur romain Commode (Christopher Plummer, à peine visible au fond du cadre, affaissé sur le côté de l’autel) se retrouve face à celui qui aurait dû revêtir la pourpre des Césars, le général romain Gaius Livius (Stephen Boyd de dos). Le premier avait succédé à son père, l’empereur Marc Aurèle, alors que celui-ci avait choisi le second, jugé plus sage et plus apte à accéder au pouvoir suprême[1].  Mort empoisonné, Marc Aurèle ne put mettre son projet à exécution[2], mais cette préférence pour le fils spirituel, devenu un rival en puissance, poussera néanmoins Commode à exiler Livius pour combattre les Parthes sur les marges de l’Empire. C’est en apprenant la cruauté et la pratique erratique du pouvoir de Commode, que le tribun décide, à la tête de ses légions, de revenir à Rome pour renverser le tyran sanguinaire.

La magnificence du décor, encore amplifiée par l’écran large et la profondeur de champ, n’est pas fortuite puisqu’elle donne à voir une mise en scène axée sur les échelles et les lignes pour mieux décrire la géométrie d’un monde dans lequel les passions humaines s’entrechoquent. De part et d’autre de la cella[3] du temple, deux péristyles[4] délimitent chacun une diagonale rejoignant, au centre du cadre, le point de fuite de l’image matérialisé par la statue cyclopéenne de Jupiter, modèle de verticalité et de majesté. Roi des cieux et de la terre, ultime arbitre du destin des hommes, père universel et démiurge, tenant dans sa main droite une Niké[5] et dans sa main gauche un très long sceptre, ce dieu romain domine de toute sa massivité le temple qui lui est consacré. L’image témoigne ici du plaisir de la démesure qui avait déjà caractérisé Le Cid (Anthony Mann, 1961) et surtout Cléopâtre (Joseph L. Mankiewicz, 1963), mais aussi de la volonté de montrer l’enjeu de la confrontation : pour Commode, une culture romaine qu’il cherche à assujettir à sa mégalomanie et, pour Livius, une civilisation séculaire qu’il faut servir avec humilité. Sous le regard des dieux, le premier se bat pour lui-même, le second pour Rome.

Au cœur de cet espace sacré où tout peut basculer, Livius, mu par une volonté régicide, avance sur le sol marbré de la salle en direction de l’empereur. L’alignement des colonnes, des statues et des gigantesques candélabres accuse la perspective dans laquelle se trouvent les deux frères ennemis, réduits à de simples silhouettes perdues au point de se fondre dans ce décorum aussi grandiose qu’oppressant. En ce sens, Anthony Mann se rapproche d’Orson Welles en rapetissant et en écrasant les personnages pour mieux mettre en relief la dramaturgie de la séquence. « On a fait de moi un dieu. Le savais-tu ? J’ai ordonné trente jours de fêtes pour célébrer l’événement. » dit lascivement Commode. Et Livius de lui répondre sur un ton menaçant : « Pars immédiatement, je peux encore te sauver la vie. L’armée est au cœur de la ville, et si je ne suis pas de retour au crépuscule, mes légions marcheront sur Rome ». Anthony Mann donne à cette confrontation une dimension tragique, puisque chacun des deux personnages est possédé par une forme de nécessité supérieure à laquelle l’autre doit se soumettre. À l’instar de Messala (déjà interprété par Stephen Boyd) et du prince Judah Ben-Hur (Charlton Heston) dans Ben-Hur (William Wyler, 1959), Commode et Livius se sont aimés autrefois pour mieux se haïr à présent. Mais Commode n’a plus rien de son prestige d’antan. À moitié couché sur le sol en marbre, au bord de la démence, il échappe à l’image elle-même et à ce plan d’ensemble qui privilégie les dieux au détriment des hommes. Pour n’être qu’une voix reliée à un corps à peine visible, l’empereur est réduit à la médiocrité de son humanité, en totale contradiction avec sa volonté d’être au centre du monde et son obsession à comparer sans cesse le pouvoir du princeps senatus[6] avec celui des dieux. La locution latine, Iovi Optimo Maximo (à Jupiter le très bon, le très grand), gravée sur le piédestal de la statue situé juste derrière lui ne fait que redoubler le décalage entre ce qu’il est, et ce qu’il désire être. Ainsi, Commode, avec son caractère dépravé, sa propension à corrompre son entourage, à détruire les autres et à préférer une vie de plaisirs à Rome plutôt qu’à maintenir cette Pax Romana[7] à laquelle tenait tant son père, est le premier symptôme de la décadence de l’Empire romain qu’a voulu mettre en scène Anthony Mann, symptôme confirmé, par ailleurs, par le commentaire final du film: « Ce fut le début de la fin de l’Empire romain. Une grande civilisation ne se conquiert pas de l’extérieur tant qu’elle ne s’est pas détruite de l’intérieur ».  

Dans l’entrelacs d’ombre et de lumière baignant ce huis clos à l’atmosphère délétère sont donc associés puissance visuelle et conflit psychologique. Outre les liens familiaux toxiques déjà évoqués, Anthony Mann a toujours filmé les comportements humains à l’aune de leur trajectoire de part et d’autre de la morale, de l’éthique et de la loi. Si Livius s’oppose à l’égotisme de Commode, c’est d’abord parce que cette morale « est fondée sur l’idée que l’homme est une fin en soi et que chacun de ses actes (….) doit être pensé de telle sorte qu’il puisse avoir une portée universelle[8]». Cette abnégation et cette prise en compte des autres, opposées au droit du plus fort et à l’arbitraire, est une ligne de démarcation qui innerve toute l’œuvre de Mann, des films noirs aux péplums, en passant par les westerns ou les films de guerre. À l’image de Steve Randall face au mafieux Walt Radak (Desperate, 1947), de Will Lockhart affrontant Dave Waggoman le fils violent et pervers d’un cattle baron (The Man from Laramie, 1955) ou du lieutenant Benson systématiquement défié par le sergent Montana (Men in War, 1957), tout est tension entre Livius et Commode pour faire advenir leur Rome idéale. La mort habite déjà le cadre, latente, comme si les deux hommes, après avoir définitivement rompu les liens qui les unissaient, savaient déjà qu’ils auront très bientôt l’obligation d’assumer les conséquences de leurs actions dans une spectaculaire confrontation finale.

 



[1] Ridley Scott saura s’en souvenir en réalisant Gladiator (2000) dont la trame ressemble à celle du film de Mann.

[2] L’empereur Marc Aurèle (161-180) n’a pas été empoisonné en réalité, mais meurt de maladie, probablement de la peste à Sirmium (actuelle Serbie). Il avait, en 177, associé son fils Commode au titre d’Auguste, c’est-à-dire co-empereur. La succession se passe donc naturellement.

[3] Salle d’un temple romain, généralement de forme rectangulaire abritant la statue d’une divinité.

[4] Galerie ornant la cour intérieure ou l’extérieur d’un bâtiment.

[5] La déesse de la Victoire et du Triomphe. D’origine grecque, elle a été maintenue dans le culte romain.

[6] « Le premier du Sénat », titre porté par les empereurs romains.

[7] Longue période de paix, de stabilité et de prospérité dans l’Empire romain du règne d’Auguste (27 av. JC – 14 apr. JC) à celui de Marc Aurèle (161 à 180 apr. JC).

[8] Jean-Philippe Costes dans Les Subversifs hollywoodiens, l’esprit critique du cinéma grand public, Chapitre 15, Une Histoire éthique de l’humanité, Anthony Mann et la tragédie des âmes bien nées, Liber, 2015, p. 249.




vendredi 24 novembre 2023

Le jusqu'au-boutisme chez William Friedkin

 

Pour Jimmy « Popeye » Doyle (Gene Hackman), le moyen le plus sûr d’attraper un métro aérien est de le prendre en chasse en lançant sa voiture à 150 kilomètres à l’heure en plein Brooklyn et aux heures de pointe de préférence. Pourquoi tant d’empressement et d’énervement ? Parce que dans ce métro se trouve Pierre Nicoli (Marcel Bozzuffi), un redoutable tueur à la solde d’une organisation de trafic d’héroïne, que notre Popeye suit à la trace depuis des jours. Dans The French Connection (1971), William Friedkin, en digne représentant du Nouvel Hollywood qui a révolutionné les codes narratifs des années 1970, dépeint un flic hystérique et violent, éruptif et jusqu’au-boutiste, peu regardant sur les méthodes utilisées pour parvenir à ses fins.

Frénétiquement construite en montage alterné (un coup dans le métro, un coup dans la voiture), en champs-contrechamps (ce que nous voyons de Doyle et ce que voit celui-ci) entrecoupés par des travellings latéraux montrant la voiture en contrebas et le métro sur une rame surélevée, la séquence est remarquable et donne l’occasion à Gene Hackman de sortir le grand jeu. En regard caméra, les deux mains cramponnées sur le volant, Popeye bouillonne, éructe sa rage et sa détermination, mais aussi sa folie et sa démesure dans cette course-poursuite frénétique bien supérieure à celle, pourtant déjà célèbre, que mène l’inspecteur Frank Bullitt dans les rues de San Francisco (Bullitt, Peter Yates, 1968). Au visage impassible et marmoréen de Steve McQueen conduisant sa Mustang s’oppose celui de Gene Hackman, sanguin et compulsif avec la bouche ouverte, béance prête à avaler le monde, au volant de sa Pontiac. Si les deux policiers partagent tout autant un sens très limité de l’humour et du code de la route qu’une détestation de l’autorité et de la hiérarchie, Popeye, au contraire du premier, ne dit jamais non à l’alcool, avance nerveusement à coups de poing ou de pistolet semi-automatique, voit rouge lorsqu’il aperçoit un Noir, et se sait doté d’intuitions à géométrie variable puisque l’une d’entre elles a causé plusieurs années auparavant la mort d’un collègue. Sur la piste de trafiquants de drogue, en véritable tête brûlée, il ne lâche rien dans son désir absolutiste et chaotique d’anéantir le crime. En cela, outre Bullitt, il nage dans les mêmes eaux troubles que Walt Coogan[1], Harry Callahan[2] ou Andy Kilvinski[3], des flics qui « n’envisagent pas le monde comme traversé par des lignes de partage identifiables[4] ». La loi et l’ordre deviennent des frontières floues et des balises malléables au gré des contextes et des buts à atteindre. Dans sa voiture avalant le bitume et attirée comme un aimant par le métro, Popeye, dans un émoi certain et au bord de la rupture d’anévrisme, brûle les feux, roule sur la voie en contresens, klaxonne convulsivement, percute un véhicule, pratique les tête-à-queue sans perdre de vue le métro, reprend sa route sans ciller, carambole une pile de poubelles entassées sur le trottoir, évite in extremis une mère et son landau, tout en hurlant sa détestation de l’homme qu’il traque, et par extension de l’humanité tout entière, lui compris. Popeye, avec sa psyché torturée et son acharnement pathologique s’apparentant à une pulsion de mort, est un policier – comme l’agent fédéral Richard Chance[5] – qui s’inscrit dans une typologie de personnages à la noirceur chevillée au corps chère à William Friedkin, ce cinéaste fasciné par le mal en général et l’ambivalence morale en particulier. Ici un prêtre face à l’horreur satanique (The Exorcist, 1973), là des convoyeurs de nitroglycérine (Sorcerer, 1977), ailleurs des agents des services secrets prêts à employer des méthodes illégales (To Live and Die in L.A., 1985) ou encore un inspecteur de police, tueur à gages à ses heures (Killer Joe, 2011) avaient tous suffi à incarner des protagonistes très nettement atrabilaires, dérangés ou dévorés par leurs propres fêlures, errant aussi bien dans les bas-fonds urbains que dans la jungle colombienne, cernés par la violence qu’ils reçoivent, mais qu’ils génèrent aussi. « Si la poursuite fonctionne d’abord comme pure décharge énergétique, compensatrice des filatures ratées ou des échecs de l’enquête[6] », elle sert surtout de symptôme révélateur du désordre mental profond d’un homme, seul contre tous, qui ne peut envisager le monde autrement qu’en des termes conflictuels et suicidaires, à l’image de la ville dans laquelle il évolue, un New York blême et froid, transformé en Sodome ou Gomorrhe dans lesquelles les bâtiments désaffectés, les ruelles sordides, les cinémas pornographiques et les bars interlopes contribuent à créer un territoire à l’air vicié, délétère et profondément anxiogène.

Ayant pris tous les risques pour tourner cette séquence, sans autorisation officielle, au milieu des voitures et des badauds qui ignoraient tout du tournage, William Friedkin commente ce jusqu’au-boutisme dans ses mémoires : « certaines des choses que j’ai faites n’auraient jamais pu recevoir l’aval d’un studio. J’ai mis des vies en danger. [] Pourquoi l’ai-je fait ? Pourquoi ai-je été aussi loin ? Il faudrait poser cette question à Achab, Kurtz ou Popeye. Une des raisons pour lesquelles le film fonctionne est peut-être le fait que je partageais leur obsession[7] ». En ce sens, Popeye peut être vu comme l’alter ego du réalisateur, étant donné qu’ils agissent tous les deux sans retenue, déterminés à transgresser leurs propres limites, dévorés par une insondable hubris, soit l’axiome friedkinien par excellence : une vision sombre de l’humanité, incapable de se libérer de ses pulsions et de sa dépendance à la violence.



[1] Clint Eastwoood dans Coogan’s Bluff (Don Siegel, 1968)

[2] Clint Eastwood dans Dirty Harry (Don Siegel, 1971)

[3] George C. Scott dans The New Centurions (Richard Fleischer, 1972)

[4] Jean-Baptiste Thoret et Brüno, Le Nouvel Hollywood, La petite bédéthèque des savoirs, Le Lombard, 2016, p. 42.

[5] William L. Petersen dans To Live and Die in L.A. (William Friedkin, 1985). On peut noter qu’il porte le même patronyme que son double inversé, le shérif intègre et respectueux de la loi, interprété par John Wayne dans Rio Bravo (Howard Hawks, 1959).

[6] Jean-Baptiste Thoret, Le cinéma américain des années 70, Cahiers du cinéma/Essais, 2006, p. 277.

[7] William Friedkin, Friedkin Connection : les mémoires d’un cinéaste de légende, Éditions de la Martinière, 2017, p. 234-235.




mardi 14 novembre 2023

L'escalier mécanique chez John Landis



Un escalier mécanique est en temps normal le moyen le plus rapide et le moins fatiguant pour accéder d’un étage à l’autre, particulièrement dans un déplacement ascendant. Pour empêcher le quidam harassé par une journée de travail de perdre l’équilibre, il est toujours doté d’une main courante qui se déplace à la même vitesse que les marches. Que l’on soit dans un centre commercial, un aéroport, une gare ou, comme ici, dans la station Tottenham Court Road du métro londonien ne change rien à l’affaire. Aussi est-ce plutôt inhabituel de voir une personne allongée sur le dos utiliser de cette manière ce dispositif de transport. Les marches sur lesquelles des milliers de pieds se sont posés n’incitent pas vraiment à opter pour ce moment de relaxation, aussi éphémère soit-il. L’homme du photogramme se retrouve ainsi dans la même position insolite que celle de Carlito Brigante (Al Pacino dans L’Impasse /Carlito’s Way, Brian De Palma, 1993), couché sur d’identiques marches mobiles, pour échapper aux yeux des mafieux qui le traquent dans la guerre centrale de New-York. Mais, dans Le Loup-garou de Londres (An American Werewolf in London, John Landis, 1981), l’homme tente d’échapper à un danger encore plus terrifiant que les balles de vulgaires tueurs à gages, un danger d’autant plus angoissant qu’il reste invisible pendant toute la séquence ou presque.  

Quelques instants plus tôt donc, notre homme était sorti d’une rame de métro pour se retrouver sur un quai totalement désert. Alors qu’il s’apprêtait à se diriger vers la sortie, un grondement hors-champ, manifestement d’origine animale, se fit entendre à deux reprises. Interloqué, quelque peu inquiet, l’homme se mit à accélérer le pas, en empruntant le labyrinthe de couloirs particulièrement longs, sans y rencontrer âme qui vive. Sentant une menace derrière lui, mais sans pouvoir l’identifier, en dépit des regards anxieux qu’il ne cessait de jeter par-dessus ses épaules, il aperçut enfin, au détour d’un virage, celui ou celle qui le poursuivait – mais le spectateur non, même si nous savons qu’il s’agit d’un loup-garou - dans une vision qui lui parut alors totalement irréelle, sortie tout droit d’un cauchemar. Immédiatement consumé par un effroi jusque-là inconnu, pris de panique, il comprit que la seule chose qui lui restait à faire, était de prendre la fuite, de courir avec l’énergie du désespoir pour sauver sa vie, jusqu’à trébucher sur les premières marches de cet escalier mécanique.

Si le plan est aussi terrifiant (voir le photogramme), c’est autant par l’apparition dans le champ du corps d’un animal, avançant lentement, prêt à fondre sur sa proie, que par la position de la caméra placée en hauteur, filmant en plongée, de manière vertigineuse, la tragédie en cours. Les pattes du lycanthrope apparaissent en premier, au sommet du cadre, puis son mufle et une partie de son corps particulièrement velu. Face au surgissement de cette altérité radicale dans un espace familier transformé en territoire de prédation, l’homme, allongé sur les marches en métal, incapable de se relever, tétanisé par la peur, enfermé entre les deux balustrades de l’escalier roulant, est réduit, sous la lumière aux tonalités froides des néons, à une silhouette noire écrasée et impuissante. Pour donner à la scène toute sa dimension dramatique, John Landis joue avec la profondeur de champ pour faire du corps épuisé de la future victime le point de fuite des deux diagonales matérialisées par les mains courantes.  La mise au point faite sur la scène en contrebas, permet à notre regard de passer de l’homme à la bête et de la bête à l’homme dans un balancement visuel particulièrement anxiogène. Seul le grincement continu de l’escalier en mouvement et le grognement assourdi de la bête à la recherche de sang tranchent le silence obstiné et sépulcral qui accable ces couloirs souterrains. La mise en scène de la séquence illustre alors pleinement l’implacable mécanique narrative misant sur l’attente, la sidération et l’effet de choc. Voulant invisibiliser l’hallali et la mort, à l’inverse du choix de la monstration horrifique d’un Sam Raimi (Evil Dead, 1981) ou d’un Wes Craven (A Nightmare on Elm Street, 1984), John Landis choisit à cet instant, d’opérer un violent cut à 180° pour filmer le visage et les yeux écarquillés de l’infortunée victime. C’est à travers ce regard affolé que le loup-garou pourra imprégner ces derniers plans de toute sa puissance maléfique.




 

mercredi 1 novembre 2023

La lutte des classes chez Martin Scorsese



Ce plan de Gangs of New York (2002) est probablement celui qui traduit le mieux non seulement la conscience aiguë qu’a Martin Scorsese de l’Histoire des États-Unis, mais aussi celui qui illustre le plus sa lucidité sur les illusions patriotiques qui prétendent fonder la cohésion de la nation américaine. L’image de l’armée de l’Union tirant à bout portant, en juillet 1863, sur des émeutiers new-yorkais est tout simplement, dans le contexte du cinéma américain, sidérante. Dans l’imaginaire hollywoodien, l’institution militaire doit être garante de la protection de la collectivité et des individus menacés par un « Autre » qui ne peut être que noir, indien, mexicain, nazi, asiatique, communiste ou aujourd’hui arabo-musulman. Réprimer, avec une violence inouïe, une partie du corps social est donc un tabou que peu de réalisateurs osent transgresser. Il faut remonter à 1916 pour voir dans Intolerance (D. W. Griffith) l’armée américaine ouvrir le feu sur des ouvriers manifestant contre une baisse de leurs salaires. Chez Scorsese, il est aussi question d’inégalités sociales, mais plus encore des enjeux de la conscription agitant à ce moment la société civile, alors que la guerre de Sécession fait rage entre les États du Nord et ceux du Sud depuis 1861.    

Le point de vue surplombant de Martin Scorsese lui permet de mettre dans le cadre deux groupes hostiles qui se font face. En dépit du cinémascope, celui-ci semble encore trop étroit pour les appréhender dans leur totalité. Au premier plan, un régiment d’infanterie vient de se positionner dans la 38e rue, en direction de Broadway. Les soldats de la première rangée apparaissent d’autant plus menaçants que leurs fusils et leurs baïonnettes, pointés à l’horizontale, ne laissent planer aucun doute sur l’issue inévitable de ce choc frontal. Ils forment un véritable peloton d’exécution prêt à faire feu dès que l’officier, à droite du cadre, en donnera l’ordre. Ces soldats ont été appelés pour réprimer une insurrection qui, depuis le 11 juillet, est en train de ravager toute la ville de New York. Une autre guerre civile se joue ici, surtout face à ces soldats qui reviennent de la bataille de Gettysburg remportée sur les forces confédérées une dizaine de jours plus tôt. En réaction aux nouvelles lois sur la conscription, votées au mois de juin par le Congrès et qui obligeaient tous les citoyens âgés de vingt à quarante-cinq ans à se soumettre à un tirage au sort avant de partir au front, tout en permettant aux plus riches d’y échapper en échange d’une somme d’argent, des milliers de travailleurs blancs, en grande partie irlandais et essentiellement ouvriers, ulcérés par ce qu’ils considèrent comme un achat du sang des pauvres, détruisent dans toute la ville des bâtiments publics, des usines et des domiciles appartenant aux classes sociales les plus riches. Dans le chaos général, à rebours d’une prétendue unanimité du Nord hostile à l’esclavage, des Noirs, jugés responsables de la guerre et considérés comme des concurrents pour de nombreux emplois, sont tués et pendus à des réverbères[1]. À l’arrière-plan, la foule des insurgés, jusque-là désordonnée et en mouvement, vient de s’arrêter, comme clouée sur place par la stupeur. Certains sont armés de gourdins, bien visibles sur l’image, d’autres sans doute de pavés arrachés aux chaussées adjacentes. Incapable d’imaginer qu’on puisse les arrêter dans leur élan, les émeutiers refusent, en dépit des injonctions, de se disperser. Qu’importe la disproportion des moyens de lutte, cette working class veut savoir jusqu’où elle peut aller dans sa fureur et ses revendications, mais aussi dans ses dérives raciales que Scorsese n’occulte pas. New York est déjà cette ville cauchemardesque visible dans Mean Streets (1973), Taxi Driver (1976), After Hours (1985) ou Bringing Out the Dead (1999), non plus appréhendée à hauteur d’un marginal, d’un chauffeur de taxi, d’un informaticien ou d’un ambulancier, mais à partir d’une multitude particulièrement violente menaçant de faire éclater la société. Il s’agit du moment le plus accusateur du film, du moment le plus politique, puisque le pouvoir à Washington est directement mis en cause, le seul moment où les injustices, la misère et la haine remettent en question la démocratie américaine et « la recherche du bonheur[2] » qui l’a fondée. Au paroxysme de la tension, le temps apparaît suspendu quelques secondes, et il semble à cet instant que rien ne puisse conjurer l’inéluctable et empêcher les balles de siffler.

À travers cette insurrection où se mêlent donc refus de partir en guerre, racisme et haine de classe, Martin Scorsese œuvre à contre-courant[3] en se saisissant d’une page sombre de l’Histoire pour mieux la soustraire à l’oubli. À l’instar de Michael Cimino dans Heaven’s Gate (1980), il met en scène l’opposition sanglante entre l’ordre établi – qu’il soit représenté par le patronat et sa milice chez Cimino ou le gouvernement et l’armée chez Scorsese – et les plus pauvres. Il est difficile de ne pas voir dans cette séquence de guerre civile un rappel de ce que disait John Bridges (Jeff Bridges), le propriétaire de la salle de bal baptisée justement « Heaven’s Gate » à James Averill (Kris Kristofferson), le marshal du comté Johnson dans le Wyoming, à propos d’une liste noire d’immigrés indésirables devant être éliminés par des mercenaires financés par de riches éleveurs : « il est dangereux d’être pauvre dans ce pays ». Et son interlocuteur de répondre : « ça a toujours été le cas ». Pour un pays qui se rêve sans clivages économiques et donc sans conflits sociaux[4], le plan de Gangs of New York renvoie aux États-Unis l’image, pourtant réelle mais rarement vue à l’écran, d’une société gangrénée par les antagonismes de classes. De The Irishman (2019) dans lequel il met en scène le sulfureux président du syndicat des conducteurs routiers Jimmy Hoffa (Al Pacino), la mafia et les Kennedy à Killers of The Flower Moon (2023) avec les meurtres en série au sein de la communauté des Osages dans l’Oklahoma des années 1920, Martin Scorsese, visiblement de plus en plus préoccupé par les angles morts de l’histoire de son pays, ne cesse depuis d’en fouailler les plaies purulentes.



[1] Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours, Éditions Lux, 2002, p. 273.

[2] « The pursuit of happiness ». Dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis, il s’agit, à côté de la vie et de la liberté, du troisième droit inaliénable.

[3] Le film est encore en cours de montage lorsque les tours du World Trade Center s’effondrent le 11 septembre 2001. Sa sortie en salle est repoussée en décembre 2002 pour éviter de confronter la violence du film à celle des attentats.

[4] Toutefois, quelques exceptions notables confirment la règle : Black Fury (Michael Curtiz, 1935), Salt of the Earth (Herbert J. Biberman, 1954), The Molly Maguires (Martin Ritt, 1970), Norma Rae (Martin Ritt, 1979), The River (Mark Rydell, 1984) et Matewan (John Sayles, 1987).




vendredi 20 octobre 2023

Moloch chez Milos Forman


1

2
C’est au son de la chanson Let the Sunshine In que George Berger (Treat Williams), au milieu d’une colonne de soldats, marche au pas cadencé quelques secondes avant d’embarquer dans la carlingue d’un avion prêt à décoller pour le Vietnam. Dans un champ-contrechamp saisissant, tragique et désabusé, Milos Forman prend le contrepied, aussi vertigineux qu’inattendu, de tout ce que Hair (1979) racontait jusqu’à cet instant. D’un film joyeux, insouciant, rythmé au son de chansons devenues cultes (Aquarius, Manchester ou justement Let the Sunshine In) fustigeant le conservatisme, le puritanisme et le consumérisme d’une société repue dans son matérialisme triomphant, le réalisateur bascule en quelques plans dans la tragédie. Hippie convaincu, George venait de se couper les cheveux, avait subtilisé un uniforme de soldat, puis s’était introduit dans une base militaire pour proposer à son ami Claude Bukowski (John Savage) de le remplacer pour que ce dernier puisse participer, avant de partir au Vietnam, à un dernier pique-nique en compagnie de celle qu’il aime, Sheila Franklin (Beverly D’Angelo). Malheureusement George est pris pour un véritable soldat et, alors que la base s’ébranle plus tôt que prévu, il est contraint de suivre les autres militaires jusqu’à la piste d’envol (photogramme 1). Ce ballet mécanique, aux antipodes des chorégraphies enfiévrées qui jalonnent tout le film, apparaît comme une procession funèbre qui ondule lentement mais inexorablement vers l’arrière de cet avion transporteur de troupes. Rappelant inévitablement les ouvriers-zombis de Métropolis (Fritz Lang, 1927) marchant au même pas cadencé pour être sacrifiés à la créature-machine transformée, à la suite de l’hallucination d’un ouvrier, en dieu Moloch[1], la soute enténébrée de l’avion ouvre, béante, sa gueule de monstre sur le point de dévorer cette jeunesse envoyée dans une guerre à laquelle elle ne comprend rien (photogramme 2). Anonymes dans leurs uniformes interchangeables, déshumanisés par leurs gestes d’automates, et avec cette idée de trop-plein et d’engloutissement, ils apparaissent piégés dans une logique guerrière que toute une génération avait abhorrée. Milos Forman résume dans Hair la contre-culture aux États-Unis des années 60 et 70 avec le peace and love, les hippies, la guerre du Vietnam, la libération sexuelle, le début du mouvement des femmes et des droits des homosexuels, la drogue et le rock & roll. Lorsqu’il tourne le film en 1977, il sait déjà que tout cela est fini, que les espérances d’un autre monde ne se sont pas réalisées, que le rêve pacifiste de tant de jeunes s’est évanoui. Les États-Unis ont été vaincus au Vietnam deux ans auparavant, le mouvement punk s’est progressivement substitué à la culture hippie, John Lennon sera assassiné le 8 décembre 1980, deux mois avant que l’entrée à la Maison Blanche de Ronald Reagan ne donne le coup de grâce à une utopie aussi généreuse que libératrice. Pour le réalisateur né en Tchécoslovaquie, la désillusion a dû être aussi amère que celle qu’il vécut en 1968 lorsque les troupes soviétiques mirent fin à l’expérience du Printemps de Prague, achevant de le convaincre de partir pour les États-Unis.  



[1] Divinité biblique liée au sacrifice d’enfants.




mercredi 18 octobre 2023

Le basculement chez Norman Foster


Quand trois ans après la fin de la guerre, Jane Wharton (Joan Fontaine), une infirmière sans histoire croise la route de Bill Saunders (Burt Lancaster), un vétéran ayant passé deux ans dans un camp de prisonniers nazi et devenu par accident un meurtrier après avoir frappé mortellement un propriétaire de pub londonien, sa vie va prendre une tout autre direction que celle qu’elle escomptait. Tombant amoureuse de Bill, elle est prête à le suivre sans savoir que son destin va basculer lorsqu’elle sera confrontée à Harry (Robert Newton), un maître-chanteur qui harcèle Bill depuis que le premier a été le témoin de l’accident tragique du pub. L’unique rencontre entre Jane et Harry tourne au drame puisque celle-ci, en état de légitime défense, le tue à coups de ciseaux alors qu’il se montrait de plus en plus entreprenant. La caméra la saisit quelques minutes après le drame. Au tumulte de la confrontation avec Harry vient de succéder le silence de la sidération. Désemparée, elle se tourne vers le miroir de sa chambre, se regarde et réalise à cet instant que tout son visage, avec ses lèvres scellées, ses yeux inquiets et ses traits tirés comme par une contracture, révèle un être déchiré, profondément tourmenté, au bord d’un effondrement mental. Elle apparaît d’autant plus fragile et vulnérable que son corps semble écrasé par un poids invisible. En éclairant sa chevelure et ses épaules affaissées, la lumière crue émise par l’ampoule au-dessus de sa tête renforce encore le dénuement et la détresse dans lesquels se trouve Jane. Le sol vient de se dérober sous ses pieds, et comme pour mieux souligner sa désorientation et son basculement dans un quotidien transformé désormais en cauchemar, la caméra adopte un angle oblique particulièrement dramatique et en légère plongée qui déséquilibre le champ pour mieux participer au sentiment de malaise de la jeune femme.  C’est cet angle de prise de vue insolite qui génère la tension de la séquence, entre incertitude et dilution du réel.  Le plan rapproché utilisé accentue par ailleurs la claustrophobie de Jane, doublement prisonnière dans les limites du cadre et de celles du miroir. Ce dernier la met surtout face à elle-même, face à ce qu’elle a été capable de faire durant une fraction de seconde. Ce qui est arrivé n’est pas de sa faute, ni de celle de Bill d’ailleurs, se dit-elle probablement, mais d’un enchaînement de circonstances que ni elle, ni lui n’ont réussi à maîtriser. À l’instar de Keechie (Cathy O’Donnell dans Les Amants de la nuit/They Live by Night, Nicholas Ray, 1947), elle s’accroche toujours éperdument à l’espoir de trouver enfin le bonheur auprès de son amant. Son regard fixe et perdu donne toute sa dimension douloureuse et désespérée à cette nuit qui n’en finit plus et dans laquelle la mort rôde encore. Dans Les Amants traqués (Kiss the Blood off my Hands, Norman Foster, 1948), l’esthétique austère du noir et blanc du directeur de la photographie Russel Metty[1] est l’écrin parfait pour permettre à son réalisateur de peindre les émotions d’une femme tiraillée entre un désir de vivre paisiblement – au contraire des femmes fatales qui peuplent le genre – et son amour pour un homme dont le fatum pèse de toute sa charge.  



[1] Russel Metty exercera ses talents sur de nombreux autres plateaux de tournage aux côtés de Budd Boetticher, Douglas Sirk, King Vidor, Orson Welles, Stanley Kubrick ou encore John Huston.





mardi 19 septembre 2023

Le labyrinthe chez Anthony Mann

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Rarement géographie urbaine aura été aussi métaphorique que celle de la pointe sud de Manhattan :  ce dédale de rues reproduit exactement le labyrinthe mental dans lequel se trouve Joe Norton (Farley Granger), un coursier ayant dérobé une enveloppe remplie de 30 000 dollars pour permettre à sa femme enceinte de vivre le rêve américain. Le voleur est poursuivi tant par une bande de mafieux que par la police new-yorkaise. Joe ne savait pas que cet argent était en fait le fruit d’un chantage impliquant plusieurs meurtres. Aussi, se déplaçant pour échapper aux gangsters d’hôtels borgnes en bars interlopes, il s’engage dans une spirale infernale, incapable de se disculper et de sortir de cette nasse qui se referme inexorablement sur lui. Finalement rattrapé par les criminels et contraint de conduire une voiture sous la menace du revolver de Georgie Garsell (James Craig) assis sur la banquette arrière, il roule à toute vitesse dans le Lower Manhattan, alors que plusieurs voitures de police, toutes sirènes hurlantes, les prennent en chasse. Dans La Rue de la mort (Side Street, 1950), Anthony Mann filme en plongée, et à l’aube, les rues désertes du Financial District new-yorkais, comme si elles représentaient les circonvolutions du cerveau de Joe. En autant de sillons linéaires qui communiquent entre eux, ces ruelles matérialisent la perte de repères, les tours et détours que fait Joe pour trouver une échappatoire et fuir les conséquences de son larcin. Sans ligne d’horizon, ce paysage urbain, aussi saisissant que déshumanisé, oppresse par sa verticalité et sa froideur à peine tempérée par la lumière rasante qui tente de se frayer un passage entre ces gratte-ciels si proches les uns des autres, comme autant de sentinelles de pierre et de béton bien alignées. L’impression de vertige et d’écrasement que donne le point de vue en plongée rend surtout dérisoire cette course-poursuite dans ce lacis de rues vides et étroites (photogrammes 1 et 2) qui exsudent un sentiment d’isolement et d’enfermement. Tournée en décors extérieurs, cette chasse à l’homme renvoie à la dernière séquence de La Cité sans voiles (The Naked City, Jules Dassin, 1948) au cours de laquelle un truand Willie Garzia (Ted de Corsia) court à travers le Lower East Side pour échapper à la police, pour finir par se faire abattre sur le pont de Williamsburg entre New-York et Brooklyn, ou encore celle de L’Enfer de la corruption (Force of Evil, Abraham Polonsky, 1948) où  l’avocat Joe Morse (John Garfield) poursuivi par la mafia, erre entre Wall Street et le Washington Bridge, dans un Manhattan aussi vide que celui de Joe Norton. Cette volonté de filmer en décors réels donne au film noir une dimension vériste qui permet aux cinéastes, sans faux-semblants, de mettre en scène les névroses d’une Amérique tragique, gangrenée par la violence et le lucre. Comme dans Desperate (1947), Anthony Mann filme l’itinéraire cauchemardesque d’un homme ordinaire pris dans les rets d’organisations criminelles. Et c’est au petit matin, dans cette ville tentaculaire qui peine à se réveiller, que Joe Norton cherche une rédemption susceptible de lui redonner son humanité.




samedi 9 septembre 2023

L'hubris chez Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel


Immobile sur la marche d’un grand escalier de pierre, un homme se tient en tenue de soirée, une longue et fine cigarette dans la main droite, et la main gauche nonchalamment glissée dans la poche de son pantalon. Pendant quelques secondes, il reste là, semblable à une statue, comme si le premier geste qu’il avait eu pour accueillir Robert Rainsford (Joel McCrea, hors champ) l’avait pétrifié. Visiblement très distingué, comme animé par une force intérieure, il porte sous sa veste noire une chemise à plastron recouverte d’un gilet blanc, agrémentée d’un nœud papillon de la même teinte. Son visage aux traits altiers, ses cheveux noirs découvrant un front haut, sa moustache et sa barbiche finement taillées traduisent l’assurance de celui qui, bien né et instruit, sait qu’il fait partie d’une élite sociale et culturelle. Tout son aspect, sa manière de parler d’un ton suave en détachant lentement tous les mots respirent l’autorité et le pouvoir. Seigneur et maître en son château perdu dans la jungle épaisse d’une île du Pacifique, le comte Zaroff (Leslie Banks) est un Russe d’origine cosaque, probablement ancien officier de la garde impériale du tsar, ayant fui, avec armes, bagages et serviteurs, la révolution de 1917. Dans ce plan extrait de The Most Dangerous Game (Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel, 1932), cet aristocrate, filmé en contre-plongée pour mieux allonger les verticales et traduire son orgueil hypertrophié, fait, dans la salle principale de cette forteresse, une apparition aussi inquiétante que dissonante. Le contraste entre son extrême raffinement et l’allure méphistophélique qui se dégage de lui renvoie à un hors-champ imaginaire, à une époque particulièrement troublée où, en tant qu’ancien officier cosaque, nous l’imaginons sans mal servir Nicolas II et participer, en 1905, au mépris de toute humanité, à la répression particulièrement sanglante des émeutes populaires d’Odesa[1]. Cette violence consubstantielle à son ancienne fonction irrigue l’ascendant qu’il exerce sur son environnement. Véritable démiurge, en quête passionnée d’absolu, aussi mégalomane que les docteurs Mabuse (Rudolf Klein-Rogge dans Docteur Mabuse, le joueur, Fritz Lang, 1922) ou Moreau (Charles Laughton dans Island of Lost Souls, Erle C. Kenton, 1932), Zaroff, avec cette séduction perverse qui le caractérise, fait plier le monde à sa démesure. Ivre de sa puissance et de son désir de domination, ce génie du mal a recréé au bout du monde, sur une île que les cartes marines ne relèvent pas, un pandémonium sur lequel il règne sans partage et dans lequel il laisse libre cours à son obsession de la chasse, non pas en traquant un quelconque animal – il pense que même le plus redoutable d’entre eux n’est pas à la mesure de son talent – mais un seul gibier intelligent, le plus dangereux (pour reprendre le titre original), celui susceptible de lui procurer des frissons de plaisir sadique : l’être humain. À gauche du cadre, l’ombre du comte, comme découpée à même les ténèbres, se détache sur le mur, mur qui prend part à ce malaise d’autant plus troublant qu’il est renforcé par les motifs de l’immense tapisserie accrochée derrière lui.

Cette tapisserie, prolongement de la violence vénéneuse et implacable du propriétaire de ces lieux, révèle immédiatement la vérité d’une âme noire et corrompue. Finement tissés, les fils de trame offrent au regard du spectateur, mais aussi à ceux des infortunés rescapés des naufrages orchestrés par Zaroff, un centaure au visage grimaçant et bestial, une flèche plantée dans le dos, tenant dans ses bras une femme évanouie et en partie dénudée. Directement inspirée des vers du livre IX des Métamorphoses rédigé par le poète latin Ovide, et dans lequel celui-ci décrit la mort du centaure Nessus terrassé par une flèche empoisonnée décochée par Héraclès alors que le premier menaçait d’abuser de Déjanire, la femme du second, la tapisserie, placée sous le signe de l’irrémédiable, préfigure le destin de Zaroff, métaphorise sa chute, alors qu’il entre en scène à cet instant. Le centaure est le comte, mélange d’Éros et de Thanatos, démente incarnation de toutes les dépravations humaines. « First kill, then love », dit-il voluptueusement à ses futures victimes. À l’instar de l’hippanthrope, il sera finalement terrassé par la flèche de Robert Rainsford, un naufragé ayant survécu aux côtés d’Eve Trowbridge (Fay Wray) à la chasse tant redoutée, avant d’être dévoré par la meute de chiens qu’il entretient dans un chenil situé dans les bas-fonds de sa forteresse : ces mêmes chiens qui figurent eux aussi sur la bordure de la tapisserie. Mais pour le moment, au milieu de cet escalier, tout à son afféterie, Zaroff matérialise encore la beauté du diable en incarnant l’alpha et l’oméga du gentleman et du prédateur forcément darwinien, indiciblement cynique et qui « n’attend rien des hommes qu’un plaisir qu’il est contraint de prendre par la violence[2] ». Et c’est bel et bien de toute cette hybridité mortifère qu’il est question dans ce plan.

Tourné au même moment que King Kong par le même studio RKO Pictures et la même équipe – mais sans Leslie Banks et Joel McCrea toutefois – The Most Dangerous Game est un diamant noir dont la lumière sépulcrale irradie toujours le cinéma fantastique. Au contraire du baron Frankenstein ou des Docteurs Jekyll et Cyclops[3], le comte Zaroff n’est pas un homme de science, mais il partage bien avec eux cette hubris et cette vanité, ce complexe de Prométhée qui leur fait oublier qu’ils ne sont que de simples mortels. Du haut de sa forteresse, ce patricien, aussi illuminé que dangereux, a beau contempler son empire végétal et mépriser les hommes et les femmes qu’il pourchasse, il n’en reste pas moins une version primitive d’un homme dominé par ses instincts et finalement victime de sa propre passion.  



[1] Ces violences inspirèrent à Sergueï Eisenstein l’épisode de l’escalier d’Odesa où les troupes du tsar massacrèrent la population insurgée (Le cuirassé Potemkine, 1925).

[2] Claude Michel Cluny, « La chasse du comte Zaroff », Dossiers du cinéma : Films 1, Casterman, 1971, p.23

[3] Ernest Schoedsack réalisera en 1940 Dr. Cyclops, dans lequel le docteur Thorkel (Albert Dekker) réussira, dans son laboratoire perdu au fond de la jungle péruvienne, à rétrécir des créatures vivantes, y compris des êtres humains.