vendredi 24 novembre 2023

Le jusqu'au-boutisme chez William Friedkin

 

Pour Jimmy « Popeye » Doyle (Gene Hackman), le moyen le plus sûr d’attraper un métro aérien est de le prendre en chasse en lançant sa voiture à 150 kilomètres à l’heure en plein Brooklyn et aux heures de pointe de préférence. Pourquoi tant d’empressement et d’énervement ? Parce que dans ce métro se trouve Pierre Nicoli (Marcel Bozzuffi), un redoutable tueur à la solde d’une organisation de trafic d’héroïne, que notre Popeye suit à la trace depuis des jours. Dans The French Connection (1971), William Friedkin, en digne représentant du Nouvel Hollywood qui a révolutionné les codes narratifs des années 1970, dépeint un flic hystérique et violent, éruptif et jusqu’au-boutiste, peu regardant sur les méthodes utilisées pour parvenir à ses fins.

Frénétiquement construite en montage alterné (un coup dans le métro, un coup dans la voiture), en champs-contrechamps (ce que nous voyons de Doyle et ce que voit celui-ci) entrecoupés par des travellings latéraux montrant la voiture en contrebas et le métro sur une rame surélevée, la séquence est remarquable et donne l’occasion à Gene Hackman de sortir le grand jeu. En regard caméra, les deux mains cramponnées sur le volant, Popeye bouillonne, éructe sa rage et sa détermination, mais aussi sa folie et sa démesure dans cette course-poursuite frénétique bien supérieure à celle, pourtant déjà célèbre, que mène l’inspecteur Frank Bullitt dans les rues de San Francisco (Bullitt, Peter Yates, 1968). Au visage impassible et marmoréen de Steve McQueen conduisant sa Mustang s’oppose celui de Gene Hackman, sanguin et compulsif avec la bouche ouverte, béance prête à avaler le monde, au volant de sa Pontiac. Si les deux policiers partagent tout autant un sens très limité de l’humour et du code de la route qu’une détestation de l’autorité et de la hiérarchie, Popeye, au contraire du premier, ne dit jamais non à l’alcool, avance nerveusement à coups de poing ou de pistolet semi-automatique, voit rouge lorsqu’il aperçoit un Noir, et se sait doté d’intuitions à géométrie variable puisque l’une d’entre elles a causé plusieurs années auparavant la mort d’un collègue. Sur la piste de trafiquants de drogue, en véritable tête brûlée, il ne lâche rien dans son désir absolutiste et chaotique d’anéantir le crime. En cela, outre Bullitt, il nage dans les mêmes eaux troubles que Walt Coogan[1], Harry Callahan[2] ou Andy Kilvinski[3], des flics qui « n’envisagent pas le monde comme traversé par des lignes de partage identifiables[4] ». La loi et l’ordre deviennent des frontières floues et des balises malléables au gré des contextes et des buts à atteindre. Dans sa voiture avalant le bitume et attirée comme un aimant par le métro, Popeye, dans un émoi certain et au bord de la rupture d’anévrisme, brûle les feux, roule sur la voie en contresens, klaxonne convulsivement, percute un véhicule, pratique les tête-à-queue sans perdre de vue le métro, reprend sa route sans ciller, carambole une pile de poubelles entassées sur le trottoir, évite in extremis une mère et son landau, tout en hurlant sa détestation de l’homme qu’il traque, et par extension de l’humanité tout entière, lui compris. Popeye, avec sa psyché torturée et son acharnement pathologique s’apparentant à une pulsion de mort, est un policier – comme l’agent fédéral Richard Chance[5] – qui s’inscrit dans une typologie de personnages à la noirceur chevillée au corps chère à William Friedkin, ce cinéaste fasciné par le mal en général et l’ambivalence morale en particulier. Ici un prêtre face à l’horreur satanique (The Exorcist, 1973), là des convoyeurs de nitroglycérine (Sorcerer, 1977), ailleurs des agents des services secrets prêts à employer des méthodes illégales (To Live and Die in L.A., 1985) ou encore un inspecteur de police, tueur à gages à ses heures (Killer Joe, 2011) avaient tous suffi à incarner des protagonistes très nettement atrabilaires, dérangés ou dévorés par leurs propres fêlures, errant aussi bien dans les bas-fonds urbains que dans la jungle colombienne, cernés par la violence qu’ils reçoivent, mais qu’ils génèrent aussi. « Si la poursuite fonctionne d’abord comme pure décharge énergétique, compensatrice des filatures ratées ou des échecs de l’enquête[6] », elle sert surtout de symptôme révélateur du désordre mental profond d’un homme, seul contre tous, qui ne peut envisager le monde autrement qu’en des termes conflictuels et suicidaires, à l’image de la ville dans laquelle il évolue, un New York blême et froid, transformé en Sodome ou Gomorrhe dans lesquelles les bâtiments désaffectés, les ruelles sordides, les cinémas pornographiques et les bars interlopes contribuent à créer un territoire à l’air vicié, délétère et profondément anxiogène.

Ayant pris tous les risques pour tourner cette séquence, sans autorisation officielle, au milieu des voitures et des badauds qui ignoraient tout du tournage, William Friedkin commente ce jusqu’au-boutisme dans ses mémoires : « certaines des choses que j’ai faites n’auraient jamais pu recevoir l’aval d’un studio. J’ai mis des vies en danger. [] Pourquoi l’ai-je fait ? Pourquoi ai-je été aussi loin ? Il faudrait poser cette question à Achab, Kurtz ou Popeye. Une des raisons pour lesquelles le film fonctionne est peut-être le fait que je partageais leur obsession[7] ». En ce sens, Popeye peut être vu comme l’alter ego du réalisateur, étant donné qu’ils agissent tous les deux sans retenue, déterminés à transgresser leurs propres limites, dévorés par une insondable hubris, soit l’axiome friedkinien par excellence : une vision sombre de l’humanité, incapable de se libérer de ses pulsions et de sa dépendance à la violence.



[1] Clint Eastwoood dans Coogan’s Bluff (Don Siegel, 1968)

[2] Clint Eastwood dans Dirty Harry (Don Siegel, 1971)

[3] George C. Scott dans The New Centurions (Richard Fleischer, 1972)

[4] Jean-Baptiste Thoret et Brüno, Le Nouvel Hollywood, La petite bédéthèque des savoirs, Le Lombard, 2016, p. 42.

[5] William L. Petersen dans To Live and Die in L.A. (William Friedkin, 1985). On peut noter qu’il porte le même patronyme que son double inversé, le shérif intègre et respectueux de la loi, interprété par John Wayne dans Rio Bravo (Howard Hawks, 1959).

[6] Jean-Baptiste Thoret, Le cinéma américain des années 70, Cahiers du cinéma/Essais, 2006, p. 277.

[7] William Friedkin, Friedkin Connection : les mémoires d’un cinéaste de légende, Éditions de la Martinière, 2017, p. 234-235.




mardi 14 novembre 2023

L'escalier mécanique chez John Landis



Un escalier mécanique est en temps normal le moyen le plus rapide et le moins fatiguant pour accéder d’un étage à l’autre, particulièrement dans un déplacement ascendant. Pour empêcher le quidam harassé par une journée de travail de perdre l’équilibre, il est toujours doté d’une main courante qui se déplace à la même vitesse que les marches. Que l’on soit dans un centre commercial, un aéroport, une gare ou, comme ici, dans la station Tottenham Court Road du métro londonien ne change rien à l’affaire. Aussi est-ce plutôt inhabituel de voir une personne allongée sur le dos utiliser de cette manière ce dispositif de transport. Les marches sur lesquelles des milliers de pieds se sont posés n’incitent pas vraiment à opter pour ce moment de relaxation, aussi éphémère soit-il. L’homme du photogramme se retrouve ainsi dans la même position insolite que celle de Carlito Brigante (Al Pacino dans L’Impasse /Carlito’s Way, Brian De Palma, 1993), couché sur d’identiques marches mobiles, pour échapper aux yeux des mafieux qui le traquent dans la guerre centrale de New-York. Mais, dans Le Loup-garou de Londres (An American Werewolf in London, John Landis, 1981), l’homme tente d’échapper à un danger encore plus terrifiant que les balles de vulgaires tueurs à gages, un danger d’autant plus angoissant qu’il reste invisible pendant toute la séquence ou presque.  

Quelques instants plus tôt donc, notre homme était sorti d’une rame de métro pour se retrouver sur un quai totalement désert. Alors qu’il s’apprêtait à se diriger vers la sortie, un grondement hors-champ, manifestement d’origine animale, se fit entendre à deux reprises. Interloqué, quelque peu inquiet, l’homme se mit à accélérer le pas, en empruntant le labyrinthe de couloirs particulièrement longs, sans y rencontrer âme qui vive. Sentant une menace derrière lui, mais sans pouvoir l’identifier, en dépit des regards anxieux qu’il ne cessait de jeter par-dessus ses épaules, il aperçut enfin, au détour d’un virage, celui ou celle qui le poursuivait – mais le spectateur non, même si nous savons qu’il s’agit d’un loup-garou - dans une vision qui lui parut alors totalement irréelle, sortie tout droit d’un cauchemar. Immédiatement consumé par un effroi jusque-là inconnu, pris de panique, il comprit que la seule chose qui lui restait à faire, était de prendre la fuite, de courir avec l’énergie du désespoir pour sauver sa vie, jusqu’à trébucher sur les premières marches de cet escalier mécanique.

Si le plan est aussi terrifiant (voir le photogramme), c’est autant par l’apparition dans le champ du corps d’un animal, avançant lentement, prêt à fondre sur sa proie, que par la position de la caméra placée en hauteur, filmant en plongée, de manière vertigineuse, la tragédie en cours. Les pattes du lycanthrope apparaissent en premier, au sommet du cadre, puis son mufle et une partie de son corps particulièrement velu. Face au surgissement de cette altérité radicale dans un espace familier transformé en territoire de prédation, l’homme, allongé sur les marches en métal, incapable de se relever, tétanisé par la peur, enfermé entre les deux balustrades de l’escalier roulant, est réduit, sous la lumière aux tonalités froides des néons, à une silhouette noire écrasée et impuissante. Pour donner à la scène toute sa dimension dramatique, John Landis joue avec la profondeur de champ pour faire du corps épuisé de la future victime le point de fuite des deux diagonales matérialisées par les mains courantes.  La mise au point faite sur la scène en contrebas, permet à notre regard de passer de l’homme à la bête et de la bête à l’homme dans un balancement visuel particulièrement anxiogène. Seul le grincement continu de l’escalier en mouvement et le grognement assourdi de la bête à la recherche de sang tranchent le silence obstiné et sépulcral qui accable ces couloirs souterrains. La mise en scène de la séquence illustre alors pleinement l’implacable mécanique narrative misant sur l’attente, la sidération et l’effet de choc. Voulant invisibiliser l’hallali et la mort, à l’inverse du choix de la monstration horrifique d’un Sam Raimi (Evil Dead, 1981) ou d’un Wes Craven (A Nightmare on Elm Street, 1984), John Landis choisit à cet instant, d’opérer un violent cut à 180° pour filmer le visage et les yeux écarquillés de l’infortunée victime. C’est à travers ce regard affolé que le loup-garou pourra imprégner ces derniers plans de toute sa puissance maléfique.




 

mercredi 1 novembre 2023

La lutte des classes chez Martin Scorsese



Ce plan de Gangs of New York (2002) est probablement celui qui traduit le mieux non seulement la conscience aiguë qu’a Martin Scorsese de l’Histoire des États-Unis, mais aussi celui qui illustre le plus sa lucidité sur les illusions patriotiques qui prétendent fonder la cohésion de la nation américaine. L’image de l’armée de l’Union tirant à bout portant, en juillet 1863, sur des émeutiers new-yorkais est tout simplement, dans le contexte du cinéma américain, sidérante. Dans l’imaginaire hollywoodien, l’institution militaire doit être garante de la protection de la collectivité et des individus menacés par un « Autre » qui ne peut être que noir, indien, mexicain, nazi, asiatique, communiste ou aujourd’hui arabo-musulman. Réprimer, avec une violence inouïe, une partie du corps social est donc un tabou que peu de réalisateurs osent transgresser. Il faut remonter à 1916 pour voir dans Intolerance (D. W. Griffith) l’armée américaine ouvrir le feu sur des ouvriers manifestant contre une baisse de leurs salaires. Chez Scorsese, il est aussi question d’inégalités sociales, mais plus encore des enjeux de la conscription agitant à ce moment la société civile, alors que la guerre de Sécession fait rage entre les États du Nord et ceux du Sud depuis 1861.    

Le point de vue surplombant de Martin Scorsese lui permet de mettre dans le cadre deux groupes hostiles qui se font face. En dépit du cinémascope, celui-ci semble encore trop étroit pour les appréhender dans leur totalité. Au premier plan, un régiment d’infanterie vient de se positionner dans la 38e rue, en direction de Broadway. Les soldats de la première rangée apparaissent d’autant plus menaçants que leurs fusils et leurs baïonnettes, pointés à l’horizontale, ne laissent planer aucun doute sur l’issue inévitable de ce choc frontal. Ils forment un véritable peloton d’exécution prêt à faire feu dès que l’officier, à droite du cadre, en donnera l’ordre. Ces soldats ont été appelés pour réprimer une insurrection qui, depuis le 11 juillet, est en train de ravager toute la ville de New York. Une autre guerre civile se joue ici, surtout face à ces soldats qui reviennent de la bataille de Gettysburg remportée sur les forces confédérées une dizaine de jours plus tôt. En réaction aux nouvelles lois sur la conscription, votées au mois de juin par le Congrès et qui obligeaient tous les citoyens âgés de vingt à quarante-cinq ans à se soumettre à un tirage au sort avant de partir au front, tout en permettant aux plus riches d’y échapper en échange d’une somme d’argent, des milliers de travailleurs blancs, en grande partie irlandais et essentiellement ouvriers, ulcérés par ce qu’ils considèrent comme un achat du sang des pauvres, détruisent dans toute la ville des bâtiments publics, des usines et des domiciles appartenant aux classes sociales les plus riches. Dans le chaos général, à rebours d’une prétendue unanimité du Nord hostile à l’esclavage, des Noirs, jugés responsables de la guerre et considérés comme des concurrents pour de nombreux emplois, sont tués et pendus à des réverbères[1]. À l’arrière-plan, la foule des insurgés, jusque-là désordonnée et en mouvement, vient de s’arrêter, comme clouée sur place par la stupeur. Certains sont armés de gourdins, bien visibles sur l’image, d’autres sans doute de pavés arrachés aux chaussées adjacentes. Incapable d’imaginer qu’on puisse les arrêter dans leur élan, les émeutiers refusent, en dépit des injonctions, de se disperser. Qu’importe la disproportion des moyens de lutte, cette working class veut savoir jusqu’où elle peut aller dans sa fureur et ses revendications, mais aussi dans ses dérives raciales que Scorsese n’occulte pas. New York est déjà cette ville cauchemardesque visible dans Mean Streets (1973), Taxi Driver (1976), After Hours (1985) ou Bringing Out the Dead (1999), non plus appréhendée à hauteur d’un marginal, d’un chauffeur de taxi, d’un informaticien ou d’un ambulancier, mais à partir d’une multitude particulièrement violente menaçant de faire éclater la société. Il s’agit du moment le plus accusateur du film, du moment le plus politique, puisque le pouvoir à Washington est directement mis en cause, le seul moment où les injustices, la misère et la haine remettent en question la démocratie américaine et « la recherche du bonheur[2] » qui l’a fondée. Au paroxysme de la tension, le temps apparaît suspendu quelques secondes, et il semble à cet instant que rien ne puisse conjurer l’inéluctable et empêcher les balles de siffler.

À travers cette insurrection où se mêlent donc refus de partir en guerre, racisme et haine de classe, Martin Scorsese œuvre à contre-courant[3] en se saisissant d’une page sombre de l’Histoire pour mieux la soustraire à l’oubli. À l’instar de Michael Cimino dans Heaven’s Gate (1980), il met en scène l’opposition sanglante entre l’ordre établi – qu’il soit représenté par le patronat et sa milice chez Cimino ou le gouvernement et l’armée chez Scorsese – et les plus pauvres. Il est difficile de ne pas voir dans cette séquence de guerre civile un rappel de ce que disait John Bridges (Jeff Bridges), le propriétaire de la salle de bal baptisée justement « Heaven’s Gate » à James Averill (Kris Kristofferson), le marshal du comté Johnson dans le Wyoming, à propos d’une liste noire d’immigrés indésirables devant être éliminés par des mercenaires financés par de riches éleveurs : « il est dangereux d’être pauvre dans ce pays ». Et son interlocuteur de répondre : « ça a toujours été le cas ». Pour un pays qui se rêve sans clivages économiques et donc sans conflits sociaux[4], le plan de Gangs of New York renvoie aux États-Unis l’image, pourtant réelle mais rarement vue à l’écran, d’une société gangrénée par les antagonismes de classes. De The Irishman (2019) dans lequel il met en scène le sulfureux président du syndicat des conducteurs routiers Jimmy Hoffa (Al Pacino), la mafia et les Kennedy à Killers of The Flower Moon (2023) avec les meurtres en série au sein de la communauté des Osages dans l’Oklahoma des années 1920, Martin Scorsese, visiblement de plus en plus préoccupé par les angles morts de l’histoire de son pays, ne cesse depuis d’en fouailler les plaies purulentes.



[1] Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours, Éditions Lux, 2002, p. 273.

[2] « The pursuit of happiness ». Dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis, il s’agit, à côté de la vie et de la liberté, du troisième droit inaliénable.

[3] Le film est encore en cours de montage lorsque les tours du World Trade Center s’effondrent le 11 septembre 2001. Sa sortie en salle est repoussée en décembre 2002 pour éviter de confronter la violence du film à celle des attentats.

[4] Toutefois, quelques exceptions notables confirment la règle : Black Fury (Michael Curtiz, 1935), Salt of the Earth (Herbert J. Biberman, 1954), The Molly Maguires (Martin Ritt, 1970), Norma Rae (Martin Ritt, 1979), The River (Mark Rydell, 1984) et Matewan (John Sayles, 1987).