Brooklyn, au bord du détroit de l’East River, 1973.
- A-t-on accompli quoi que ce soit ? Chaque homme que nous avons tué
a été remplacé par pire. Dites-moi ce qu’on a fait ? dit à Ephraïm
(Geoffrey Rush, à droite du photogramme 1) Avner Kaufman (Eric Bana, à gauche
du même photogramme) - Vous avez tué pour le bien d’un pays que vous
choisissez de quitter maintenant. Le pays que vos parents ont construit, où
vous êtes né. Vous avez tué pour Munich, pour l’avenir, pour la paix
lui rétorque Ephraïm - Il n’y a pas de paix au bout de ça, quoi que vous
pensiez, répond Avner d’un ton désabusé. Et Ephraïm, après avoir refusé
l’invitation d’Avner de rompre le pain chez lui, choisit de tourner les talons
pour s’éloigner d’un pas déterminé et sortir du champ par la droite du cadre
(voir le photogramme 1). Jusqu’à cet instant fixe, la caméra opère un
travelling latéral, toujours en plongée, pour suivre Avner en sens opposé, le
regard tourné vers la droite, en direction de la skyline de Manhattan
d’où émergent nettement, dans le lointain, les silhouettes des deux tours
jumelles du World Trade Center (voir le photogramme 2). Spielberg termine Munich
(2005) par ce plan autant emblématique du pessimisme qui irradie tout le film, qu’
annonciateur du drame à venir. À Brooklyn, dans un jardin d’enfants abandonné, envahi
par les herbes folles et les broussailles, deux hommes que tout oppose désormais
s’éloignent l’un de l’autre. Face à Ephraïm, un officier du Mossad, Avner n’est
plus à cet instant à la tête du commando chargé de traquer et d’assassiner onze
Palestiniens affiliés au groupe Septembre Noir et soupçonnés d’avoir planifié,
un an auparavant aux Jeux olympiques de Munich, le meurtre de onze athlètes
israéliens. Traumatisé et culpabilisé par les crimes accomplis au nom de l’État
hébreu, Avner, incapable de la moindre résilience, refuse de poursuivre son
chemin de croix et de rentrer en Israël qu’il juge désormais gangrené par cette
certitude tout juste susurrée par la Première Ministre Golda Meir au début du
film : «Toute civilisation est amenée à transiger avec ses propres
valeurs dans des circonstances extrêmes ». Il se positionne donc clairement
du côté du questionnement moral et humaniste – épousant en cela parfaitement le
point de vue de Steven Spielberg – refusant que le droit se dérobe sous la
force et que la violence réponde à la violence dans une spirale sans fin, alors
qu’Ephraïm ne raisonne qu’en termes de realpolitik, de loi du talion et
de force, en tant que mal nécessaire pour parvenir à la destruction de
l’adversaire, et tout cela au nom de l’intérêt supérieur d’un État. Dans ce
camaïeu de bleu inondant tout le plan pour mieux amplifier la solennité du
moment, la composition des deux photogrammes joue essentiellement sur le
contraste entre d’une part, les lignes horizontales formées par la limite des
deux rives opposées, les jetées en bois et les eaux de l’East River, qui
tranchent avec les lignes verticales de la skyline d’autre part, toutes deux
étant reliées par la diagonale du regard d’Avner en direction des tours, comme
pour mieux donner dans cette géométrie angoissante l’intuition de l’Histoire en
marche. Se fait jour alors un lien de cause à effet entre les meurtres de
Munich et les attentats du World Trade Center. Il ne s’agit plus d’Athènes, de
Paris, de Genève, de Beyrouth ou de Londres, villes dans lesquelles Avner et
ses hommes sont allés jusqu’au bout de leur contrat sanglant, mais de New-York,
l’arrière-cour du conflit israélo-palestinien. Le profond désarroi d’Avner
alimenté par le doute et la culpabilité, mais surtout par la solitude, fait
entrer en résonnance la lutte du peuple palestinien avec la destruction des
tours jumelles new-yorkaises. Le 11 septembre 2001 est donc le prix à payer pour
l’appui inconditionnel que les États-Unis ont prêté et prêtent toujours à
Israël dans le conflit israélo-palestinien. Ce propos subversif sera bien
entendu violemment critiqué par Israël au moment de la sortie du film. Mais
pour Spielberg, l’important n’est pas d’ausculter les raisons du terrorisme,
mais de s’interroger sur ses effets.
samedi 10 septembre 2022
La culpabilité chez Steven Spielberg
S'abonner à :
Messages (Atom)