samedi 10 septembre 2022

La culpabilité chez Steven Spielberg




Brooklyn, au bord du détroit de l’East River, 1973. - A-t-on accompli quoi que ce soit ? Chaque homme que nous avons tué a été remplacé par pire. Dites-moi ce qu’on a fait ? dit à Ephraïm (Geoffrey Rush, à droite du photogramme 1) Avner Kaufman (Eric Bana, à gauche du même photogramme) - Vous avez tué pour le bien d’un pays que vous choisissez de quitter maintenant. Le pays que vos parents ont construit, où vous êtes né. Vous avez tué pour Munich, pour l’avenir, pour la paix lui rétorque Ephraïm - Il n’y a pas de paix au bout de ça, quoi que vous pensiez, répond Avner d’un ton désabusé. Et Ephraïm, après avoir refusé l’invitation d’Avner de rompre le pain chez lui, choisit de tourner les talons pour s’éloigner d’un pas déterminé et sortir du champ par la droite du cadre (voir le photogramme 1). Jusqu’à cet instant fixe, la caméra opère un travelling latéral, toujours en plongée, pour suivre Avner en sens opposé, le regard tourné vers la droite, en direction de la skyline de Manhattan d’où émergent nettement, dans le lointain, les silhouettes des deux tours jumelles du World Trade Center (voir le photogramme 2). Spielberg termine Munich (2005) par ce plan autant emblématique du pessimisme qui irradie tout le film, qu’ annonciateur du drame à venir. À Brooklyn, dans un jardin d’enfants abandonné, envahi par les herbes folles et les broussailles, deux hommes que tout oppose désormais s’éloignent l’un de l’autre. Face à Ephraïm, un officier du Mossad, Avner n’est plus à cet instant à la tête du commando chargé de traquer et d’assassiner onze Palestiniens affiliés au groupe Septembre Noir et soupçonnés d’avoir planifié, un an auparavant aux Jeux olympiques de Munich, le meurtre de onze athlètes israéliens. Traumatisé et culpabilisé par les crimes accomplis au nom de l’État hébreu, Avner, incapable de la moindre résilience, refuse de poursuivre son chemin de croix et de rentrer en Israël qu’il juge désormais gangrené par cette certitude tout juste susurrée par la Première Ministre Golda Meir au début du film : «Toute civilisation est amenée à transiger avec ses propres valeurs dans des circonstances extrêmes ». Il se positionne donc clairement du côté du questionnement moral et humaniste – épousant en cela parfaitement le point de vue de Steven Spielberg – refusant que le droit se dérobe sous la force et que la violence réponde à la violence dans une spirale sans fin, alors qu’Ephraïm ne raisonne qu’en termes de realpolitik, de loi du talion et de force, en tant que mal nécessaire pour parvenir à la destruction de l’adversaire, et tout cela au nom de l’intérêt supérieur d’un État. Dans ce camaïeu de bleu inondant tout le plan pour mieux amplifier la solennité du moment, la composition des deux photogrammes joue essentiellement sur le contraste entre d’une part, les lignes horizontales formées par la limite des deux rives opposées, les jetées en bois et les eaux de l’East River, qui tranchent avec les lignes verticales de la skyline d’autre part, toutes deux étant reliées par la diagonale du regard d’Avner en direction des tours, comme pour mieux donner dans cette géométrie angoissante l’intuition de l’Histoire en marche. Se fait jour alors un lien de cause à effet entre les meurtres de Munich et les attentats du World Trade Center. Il ne s’agit plus d’Athènes, de Paris, de Genève, de Beyrouth ou de Londres, villes dans lesquelles Avner et ses hommes sont allés jusqu’au bout de leur contrat sanglant, mais de New-York, l’arrière-cour du conflit israélo-palestinien. Le profond désarroi d’Avner alimenté par le doute et la culpabilité, mais surtout par la solitude, fait entrer en résonnance la lutte du peuple palestinien avec la destruction des tours jumelles new-yorkaises. Le 11 septembre 2001 est donc le prix à payer pour l’appui inconditionnel que les États-Unis ont prêté et prêtent toujours à Israël dans le conflit israélo-palestinien. Ce propos subversif sera bien entendu violemment critiqué par Israël au moment de la sortie du film. Mais pour Spielberg, l’important n’est pas d’ausculter les raisons du terrorisme, mais de s’interroger sur ses effets.