mardi 7 mai 2019

L'amour du classicisme hollywoodien chez Peter Bogdanovich



Anarene, Texas, 1951. Une ville meurt à petit feu au fin fond du Lone Star State. Sa population, n'ayant pour seules distractions qu'une salle de billard et un cinéma, trompe son ennui en ressassant ses regrets ou en rêvant d'un ailleurs inaccessible. Les plus jeunes s'étourdissent dans la découverte de leurs corps, tout en se heurtant à la morale et à l'hypocrisie puritaines des plus âgés qui passent leur temps à tenter de reconstruire un passé qui n'a plus d'avenir, à l'image de cette Amérique rurale en train de mourir. Les premiers tombent amoureux, découvrent leurs premiers émois, se trompent mutuellement, alors que les seconds refusent de croire que tout cela ne fut qu'un temps. Les deux se rejoignent dans une fuite en avant pour tenter d'exister dans un désenchantement général et une tristesse sans fin. Dans La Dernière séance (The Last Picture Show, 1971), Peter Bogdanovich filme une chronique plus amère que douce d'Américains en perte de sens et d'identité. La nostalgie irradie chaque plan du film : nostalgie d'une époque (les années cinquante) avec sa ville, sa rue principale balayée par les bourrasques de sable, ses décapotables et ses motels décrépits, mais surtout avec son cinéma, le Royal.  Le film s'ouvre sur sa façade avec son guichet bien visible, alors que les rues sont vides tout autour (photogramme 1). 


À l'affiche, Le Père de la mariée (Father of the Bride, Vincente Minnelli, 1950). Ici, tout le classicisme hollywoodien est mis en scène pour mieux prendre à contre-pied la désespérance de cette ville qui a tout de la ville fantôme. L'humour du film de Minnelli – un père prépare le mariage de sa fille tout en se demandant si le futur mari est le bon – son rythme enlevé, sa glorification du mariage et de l'American dream s'opposent intégralement aux habitants d'Anarene et à leur vacuité sentimentale et existentielle. La nostalgie du classicisme hollywoodien s'incarne également dans le souvenir d'autres films, et plus particulièrement, dans le western et dans un acteur emblématique de ce genre cinématographique : Ben Johnson (photogramme 2). 


Le personnage diégétique qu'il incarne (Sam le lion, propriétaire de la salle de billard et du cinéma Le Royal) ne peut s'appréhender en dehors de l'acteur qui l'interprète. Entretenant donc la confusion entre ce rôle et les rôles qui l'ont rendu célèbre chez John Ford (soldat dans Le Massacre de Fort Apache/Fort Apache, 1948, guide de convoi dans Le Convoi des braves/Wagon Master, 1950), ou encore hors-la-loi chez George Stevens (L'Homme des vallées perdues/Shane, 1953), Ben Johnson personnifie ce passé, non avec l'aura d'un John Wayne ou d'un James Stewart, mais avec celle de celui qui a joué, tout au long de sa carrière, des seconds rôles. Assis au bord d'un étang, il évoque sa nostalgie, forcément élégiaque, des temps anciens, méditant sur le temps qui passe inexorablement et sur la place qu'il tient en tant qu'âme et témoin d'une ville qui dépérit, mais aussi du classicisme westernien qui n'a quasiment plus cours en 1971. La nostalgie du vieil Hollywood ne s'arrête pas là. Par la grâce d'un lent travelling latéral, Bogdanovich nous fait découvrir une nouvelle fois, mais de nuit, le fronton illuminé du cinéma de Sam (photogramme 3), présentant Winchester 73, un western d'Anthony Mann avec James Stewart, tourné en 1950. 


L'exposition en pleine lumière de ce film est d'autant plus remarquable qu'il décrit la détermination et l'opiniâtreté d'un homme à venger la mort de son père, alors que la population d'Anarene courbe l'échine, satisfaite de son sort ou, dans le meilleur des cas, incapable de briser les pesanteurs de ses habitudes. La même remarque prévaut pour les ultimes plans de La Dernière Séance (photogramme 4). Avant que le cinéma de Sam ne ferme ses portes, faute de spectateurs plus attirés par la télévision que par la salle obscure, la dernière projection n'est autre que La Rivière rouge, un western d'Howard Hawks (Red River, 1948), film dans lequel jouait justement Ben Johnson (en tant que cascadeur), mais sans qu'il ait été crédité au générique par le réalisateur de Rio Bravo (1959). 


L'opposition entre l'épopée visible sur l'écran – un troupeau de dix-mille bovins doit être mené du Texas au Missouri -  et l'alanguissement des habitants d'Anarene ne fait que redoubler le propos de Bogdanovich. Ces deux dernières mises en abyme du classicisme hollywoodien renvoient donc à un type de western qui n'existe quasiment plus en 1971. Seul Andrew V. McLaglen tentera de faire perdurer, avec moins d'éclat et de manière anachronique, la geste fordienne dans des films comme Les Géants de l'Ouest (The Undefeated, 1969) ou encore Chisum (1970). Depuis la fin des années 60, le Nouvel Hollywood a, en effet, tout balayé sur son passage, et le classicisme qui a caractérisé le western mais aussi tout le cinéma américain depuis les années 20 explose sous les coups de boutoir de Martin Ritt (Hombre, 1967), de Sam Peckinpah (La Horde sauvage/The Wild Bunch, 1969), d'Abraham Polonsky (Willie Boy/Tell Them Willie Boy Is Here, 1969), d'Arthur Penn (Little Big Man, 1971) ou encore de Blake Edwards (Deux Hommes dans l'Ouest/The Wild Rovers, 1971). Il n'y est plus question de mythe mais de réalisme critique de l'Amérique, passée et contemporaine.