vendredi 30 juin 2017

Le totalitarisme chez Milos Forman


Sous ce regard froid, dénué d’émotions en apparence, se cache le plus redoutable des totalitarismes. Miss Ratched (Louise Fletcher) est dans Vol au-dessus d’un nid de coucou (One Flew over the Cukoo’s Nest de Milos Forman/1975) la surveillante en chef d’un hôpital psychiatrique chargée d’évaluer la santé mentale d’un groupe d’internés et particulièrement celle d’un nouveau venu, Randal P. McMurphy (Jack Nicholson plus furieux que jamais). Son visage tout en retenue en dit beaucoup sur son rôle et sa fonction. Ne se départissant jamais d’un sérieux, à priori inébranlable, et revêtue d’une blouse blanche, symbole de son pouvoir, Miss Ratched observe de ses yeux impassibles ceux qui, pour la plupart, ont choisi d’être volontairement internés parce qu’incapables de s’adapter à la vie extérieure. Au cours de nombreuses thérapies de groupe, ceux-ci sont amenés, à tour de rôle, à s’exprimer sur leur mal-être, leurs doutes ou leurs peurs. Mais derrière l’apparence démocratique et bienveillante du procédé, un véritable système répressif organise les rapports de domination que l’infirmière leur impose. À la tête d’une bureaucratie bien huilée, Miss Ratched maintient l’ordre et profite des faiblesses psychologiques de ses patients pour mieux les dominer. Encadré par une coiffure bien soignée, et souligné par des lèvres serrées, son visage – son masque - exprime une froide détermination et une volonté d’imposer sa normalité glaçante. Ses méthodes (médication, hygiène, musique choisie par elle, refus d’allumer une télévision pour permettre aux internés de suivre un match de base-ball, thérapie qui tourne à vide) sont l’incarnation de sa vérité et doivent être acceptées par tous. Quiconque s’y oppose doit être éliminé et McMurphy n’y fera pas exception. Comme pour tous les tyrans, le doute n’existe pas et le fanatisme pour le contrôle d’autrui lui permet d’esquiver toute trace de culpabilité par rapport à son attitude. Mise au service d’une institution dont elle n’est qu’un rouage, cette infirmière est d’abord une femme de pouvoir, sûre de son bon droit et de sa justesse de raisonnement, puisqu’elle pense œuvrer pour le bien de ses patients. À travers Miss Ratched, Milos Forman dénonce le totalitarisme communiste qui sévit dans les pays de l’Est depuis 1946 et particulièrement dans sa Tchécoslovaquie natale. L’échec du Printemps de Prague en 1968 et la répression qui s’en est suivie auront forcé le cinéaste à fuir aux États-Unis et à poursuivre son œuvre critique de tous les conformismes et de tous les pouvoirs, débutée en 1963 avec L’As de pique ou Au feu, les pompiers en 1967. Pour son extraordinaire immersion dans ce rôle terrifiant, Louise Fletcher obtiendra en 1976, l’Oscar de la meilleure actrice.


mardi 27 juin 2017

La terre chez Michael Winner



Les derniers plans du film Les Collines de la terreur (très mauvaise traduction de Chato’s Land de Michael Winner/1972) offrent une dichotomie saisissante : d’une part, un espace ouvert, le désert, inhospitalier et hostile, avec toute son âpreté, sa luminosité aveuglante, ses roches érodées par le vent, son sable brûlant et, d’autre part, l’impression d’étouffement et de claustrophobie qui se dégage de la scène. Un métis, Chato (Charles Bronson plus mutique que jamais), se trouve face au dernier survivant d’un posse, composé à l’origine de 13 hommes, qui s’était lancé à sa poursuite après qu’il eut commis un crime en état de légitime défense. Mais rapidement, les chasseurs vont se transformer en gibier. Éliminés les uns après les autres, autant par le désert (le pays de Chato pour paraphraser le titre) que par les pièges que leur tend le métis, ces hommes matérialisent l’intervention américaine au Vietnam, particulièrement lorsque l’un d’entre eux dit « mais bon sang, qu’est-ce qu’on est venu faire ici ? ». Cet environnement, aride et répulsif, leur est totalement inconnu alors que Chato fait corps avec lui, sillonnant les yeux fermés les arroyos asséchés, les collines rocheuses, ou encore ces vallées couvertes de sable à perte de vue et tapissées d’une végétation discontinue d’espèces buissonnantes. C’est ce territoire que Chato défend : il en est autant l’émanation que le gardien, il n’attend rien de lui, ne le cultive pas, mais en fait partie intégrante. Quasiment nu, à l’exception d’un pagne et de bottes montantes, nullement incommodé par la chaleur écrasante et étouffante, il se confond avec l’austérité et le dépouillement du désert. Figé dans son hiératisme et d’un regard impassible et froid, Chato observe du haut de son cheval l’agonie de Brady Logan (Victor Young) qui n’a plus que quelques instants à vivre. La faim, la soif, les serpents à sonnettes et les coyotes finiront par achever la trajectoire sanglante de cet homme, engagé malgré lui dans cette chevauchée sans retour. Brady, au bord de la folie, titube, gémit, pleure, tourne en rond, mord la poussière, cherche à contourner Chato pour finir par revenir sur ses pas et s’enfoncer dans le néant de cette immensité désertique qui l’absorbe déjà. La caméra, en plongée, adopte le point de vue du vautour (omniprésent dans tout le film) qui va fondre sur sa proie. Son œil embrasse d’un coup, le chasseur et sa victime, silhouettes renvoyées à elles-mêmes, perdues dans cette terre silencieuse et sans limites. 


mardi 20 juin 2017

Soutenir un siège chez Hugo Fregonese


Dans Quand les tambours s’arrêteront (Apache Drums d’Hugo Fregonese/1951), les survivants de la population d’une petite ville, Spanish Boot, se sont réfugiés dans une église encerclée par les Apaches Mescaleros, alors qu’à l’extérieur, les flammes ravagent la ville. Le thème du siège est une figure récurrente du western. En 1939, John Ford avait immortalisé dans La Chevauchée fantastique (Stagecoach), un îlot de civilisation (une diligence) devant faire face aux assauts des cavaliers apaches.  En 1950, Robert Wise dans  Les Rebelles de Fort Thorn (Two Flags West de) réconciliait Nordistes et Sudistes, faisant cause commune à l’intérieur d’un fort face aux coups de boutoir des Indiens, ou encore en 1953, John Sturges dans Fort Bravo, décrivait un groupe de soldats se retrouvant en plein désert encerclé par des Mescaleros (toujours eux !). Mais le traitement du sujet est radicalement différent chez Hugo Fregonese. Joe Madden (Willard Parker) et Sally (Coleen Gray) font partie de cette communauté prête à défendre âprement sa vie. Protégé pour l’instant par les hauts murs de l’église, Joe contemple, à travers les ouvertures pratiquées dans les façades comme autant de portes ouvertes sur l’enfer, les lueurs rougeoyantes de l’incendie qui détruit, hors-champ, la ville. C’est par ces trouées que surgissent, à intervalles réguliers, les guerriers apaches prêts à se jeter, telles des créatures infernales, sur leurs proies. Filmée en contre-plongée, l’image permet d’accentuer l’enfermement des personnages : les murs en adobe, particulièrement épais, rendent impossible l’incendie de l’église, et le plafond très haut, soutenu par une charpente, offre une protection provisoire aux infortunés assiégés. Le tout contribue à l’oppression des protagonistes en accentuant les ombres qui ont envahi la salle depuis peu. Seules deux sources de lumière viennent éclairer la scène : les bougies à gauche, fixées sur le pied d’un banc renversé, illuminent d’une lueur spectrale la petite portion d’un mur et surtout, les éclairs rouges flamboyant à travers les trois fenêtres en hauteur, permettent d’imaginer l’incendie qui fait rage à l’extérieur. Ce champ chromatique contribue à l’atmosphère fantasmagorique de la séquence. Les Indiens, bien présents, restent pour le moment invisibles, mais peuvent à tout moment surgir en hurlant et en faisant chanter leurs tomahawks. La menace indiscernable et palpable se lit sur les visages de Joe et de Sally, alors que le son des tambours envahit progressivement l’espace sonore. Cette économie de moyens, pour traduire la peur et l’anxiété, renvoie à l’univers des films fantastiques. Rien d’étonnant lorsque l’on sait que le film a été produit par Val Lewton, le producteur des films de Jacques Tourneur comme La Féline (Cat People/1942), L’Homme-léopard (The Leopard Man/1943) ou encore Vaudou (I walked with a Zombie/1943). Ces films à petits budgets compensaient le manque de moyens par des choix de mise en scène privilégiant le hors-champ, les ombres et la lumière directement inspirés de l’expressionnisme allemand des années 20. L’utilisation de cette esthétique dans Quand les tambours s’arrêteront donne à ce magnifique film toute son originalité.


Le conflit des générations chez Henry King


Bien avant tous ses collègues (Arthur Penn, Sam Peckinpah, Abraham Polonsky, Michael Cimino, Clint Eatswood et même le grand John Ford), Henry King décrit dans La Cible humaine (The Gunfighter/1950) la désacralisation des héros et donc la disparition du Wild West. La notion de western crépusculaire, décrivant au début des années 60 des personnages ambivalents dénués de tout héroïsme, des antihéros doutant de tout dans un Ouest en voie de civilisation, épouse pourtant déjà parfaitement les enjeux de l’intrigue de ce film. Dans la ville de Cayenne, Jimmy Ringo (Gregory Peck, pour une fois moustachu) est attablé dans un saloon, le dos contre le mur, comme il se doit pour ne pas subir le même sort que Wild Bill Hickock abattu dans le dos dans un bar similaire à Deadwood. Il n’aspire qu’à une seule chose : retrouver sa femme et son fils, délaissés depuis trop longtemps, et vivre à leurs côtés paisiblement. Mais Jimmy Ringo est doté d’une réputation sulfureuse. Ayant passé l’essentiel de sa vie sur la piste à cambrioler des banques et des diligences, et à envoyer ad patres un certain nombre de malchanceux, il revient dans la ville où se trouve sa famille. Vieilli, fatigué, revenu de tout et inquiet, il cherche à fuir son passé violent en raccrochant ses colts. Sauf que, où qu’il se rende, un jeune freluquet se met en travers de sa route, cherchant à le provoquer, pour être celui qui a abattu le grand Jimmy Ringo. C’est précisément la situation dans laquelle se trouve l’ancien pistolero à ce moment-ci. Devant lui, un inconscient, Hunt Bromley (Skip Homeier), veut absolument trinquer avec l’ancien malfrat. Debout, les bras ballants prêts à dégainer ses deux six-coups, il n’accepte pas le refus que Johnny lui oppose. À l’arrière-plan, le barman (Karl Malden) et les autres convives se tiennent prudemment en retrait. L’action se déroule le matin, à l’heure où le saloon est quasiment vide. Les positions des deux protagonistes déterminent leur place dans la société : le plus vieux se tient assis, les deux mains sous la table, avec l’air de celui qui n’a plus rien à prouver : le plus jeune, quant à lui, toise avec arrogance celui qui ne représente qu’une légende, en voulant prouver aux autres que sa rapidité au tir n’est pas usurpée. Le premier aspire à la paix dans un monde dans lequel la loi dicte aux hommes leur conduite, alors que le deuxième vit toujours dans une représentation mentale primitive, prêt à en découdre avec la terre entière. Pourtant, la confrontation de ces deux générations que tout oppose est plus complexe que ne le laissent croire les apparences. Hunt, cet imbécile arrogant et prétentieux, n’est que le reflet de ce que fut Johnny plus jeune : un chien fou hors de tout contrôle investi d’une hubris débordante, inversement proportionnelle à sa génétique neuronale. Fataliste et désabusé, Jimmy Ringo le regarde avec l’air de celui qui s’est déjà trouvé dans ce type de situation. Une tension palpable envahit à cet instant le saloon. D’une grande modernité, et filmé dans un style ascétique qui fait la part belle à la psychologie des personnages et non aux grandes chevauchées, ce thème tragique du tueur voulant raccrocher ses armes tout en restant incapable de rompre avec son passé se retrouvera en 1956 dans La première balle tue (The Fastest Gun Alive)  de Richard Rouse.


vendredi 16 juin 2017

La folie chez Stanley Kubrick


Dans Full Metal Jacket (Stanley Kubrick/1987), Léonard Lawrence (Vincent D’Onofrio) dit Grosse baleine est un jeune appelé se retrouvant au camp de Parris Island en Caroline du Sud pour y être entraîné avant son transfert au Vietnam. Toute la première partie du film expose les humiliations et les violences tant physiques que verbales qu’il a subies de la part de son sergent-instructeur Hartman (Ronald Lee Ermey, jouant son propre rôle). Légèrement benêt et doté d’une certaine surcharge pondérale, il devient rapidement le souffre-douleur de tous, ahanant sur le terrain d’entraînement, incapable de franchir des haies, de marcher au pas ou de manier une arme. Mais contre toute attente, insulté en permanence par Hartman, Léonard finit par devenir un soldat particulièrement discipliné, efficace et, en apparence du moins, redoutable, un fusil mitrailleur à la main. Les méthodes du sergent Hartman ont donc fini par porter leurs fruits. Sauf que Stanley Kubrick nous dit exactement le contraire. Lors de la dernière nuit passée à Parris Island, Léonard se retrouve aux toilettes, assis sur une cuvette avec un M16 posé sur le carrelage à sa gauche. Sa tête légèrement tournée vers la caméra et son regard halluciné renvoient immédiatement au visage de Jack Torrance (Shining/1980), un autre spécimen de la folie kubrickienne. Dans des contextes différents, Léonard et Jack sont progressivement déshumanisés, submergés par de profonds troubles pathologiques. L’échec et l’inanité de l’entraînement pour faire de Léonard un parfait marine, est patent. Il est certes devenu une machine à tuer mais va inverser ce pour quoi il a été programmé. En effet, Léonard retourne cette violence qui l’habite désormais, non pas contre les Vietcongs ou les Nord-Vietnamiens qu’il est appelé à combattre, mais contre le sergent qu’il abat d’une décharge en pleine poitrine avant de se faire exploser la tête. Ces toilettes aseptisées aux murs d’un bleu glacé sont donc le premier cercle de l’enfer, celui dans lequel la brutalité du système réveille la violence primitive des individus. À des milliers de kilomètres du Vietnam, la guerre fait déjà rage en broyant le docteur Frankenstein et sa créature. On le sait, Stanley Kubrick déteste l’armée. Des officiers sacrifiant leurs hommes pour mieux assouvir leur soif d’avancement (Les Sentiers de la Gloire/1958) aux brutes galonnées et bornées n’hésitant pas à recourir à l’arme atomique (Docteur Folamour/1963), le réalisateur, avec cynisme et pessimisme, n’a cessé de méditer sur la sauvagerie et la folie engendrées par les conflits et ceux qui les mènent. Léonard, comme les trois fusillés des Sentiers de la Gloire, sont les victimes d’une violence institutionnalisée dont ils ne sont que les jouets. Mais contrairement aux esclaves se révoltant contre l’autorité de Rome (Spartacus/1960), l’infortuné soldat subit son entraînement traumatique à Parris Island sans remettre en cause son endoctrinement, comme pour mieux intérioriser la violence et la projeter une ultime fois à la face du monde.