mardi 16 avril 2024

L'ombre et la lumière chez Anthony Mann

 


C’est en 1947 qu’Anthony Mann réalise Desperate (1947), un film noir dont il a écrit le scénario, et qui porte – à l’instar de nombreux autres films noirs comme Assurance sur la mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944), Les Mains qui tuent (Phantom Lady, Robert Siodmak, 1944), Le Dahlia bleu (The Blue Dahlia, George Marshall, 1946) ou L’Enfer de la corruption (Force of Evil, Abraham Polonsky, 1948), pour faire court - toutes les angoisses de son époque. Grâce au talent du directeur de la photographie, George E. Diskant, l’esthétique de ce long-métrage emprunte évidemment à ce qui fait la caractéristique essentielle de ce genre très connoté, saturé d’obscurité et de clair-obscur pour créer des scènes inquiétantes. Respectivement à gauche et à droite des deux photogrammes, Walt Radak (Raymond Burr) et son homme de main Reynolds (William Challee) sont deux truands qui officient, entre autres spécialités, dans le trafic de fourrures volées. La seule source d’éclairage provient d’une ampoule suspendue au plafond, qui par son balancement permet de montrer sous différents angles les mines patibulaires des malfaiteurs. Le plan fait évidemment penser à une scène identique que l’on peut voir dans Le Corbeau (Henri-Georges Clouzot, 1943), scène au cours de laquelle, dans une salle de classe vide, le docteur Rémy Germain (Pierre Fresnay) et son confrère Michel Vorzet (Pierre Larquey), dissertent sur les notions du Bien et du Mal, alors que leurs visages passent sans arrêt de l’ombre à la lumière grâce au même type d’éclairage. Mais cette esthétique menaçante est aussi le miroir de l’environnement politique, économique et social dans lequel baignent les États-Unis dans la deuxième moitié des années 40, comme si le film noir, ce genre, urbain et contemporain par excellence, était devenu le meilleur réceptacle pour exorciser les inquiétudes de cette période. En effet, en dépit de la victoire américaine sur l’Allemagne et le Japon, des réserves d’or colossales, du dollar devenu la monnaie internationale et de la prospérité globalement revenue depuis la crise des années 30, tout ne va pas pour le mieux au pays de l’Oncle Sam. Entre d’un côté, une inflation qui s’accélère en 1946 avec la fin du contrôle des prix, et de l’autre, un accroissement du chômage lié à la démobilisation de milliers de soldats, la situation est tendue. Si l’on ajoute des salaires dont la croissance est très nettement inférieure aux profits du patronat entraînant des grèves particulièrement dures dans les secteurs sidérurgiques et miniers (au cours du premier semestre 1946, trois millions de travailleurs sont en grève dans ces secteurs[1]), « une crise morale augmentée d’un sentiment de culpabilité causé par la neutralité du pays avant 1942, et la responsabilité d’avoir largué deux bombes atomiques»[2], le film noir se développe dans un climat de conscience troublée.  Chez Anthony Mann, le crime est souvent filmé en contreplongée pour mieux suggérer ce sentiment de puissance et d’effroi que dégagent les deux truands, perception encore accentuée par l’étouffement dû à l’absence de profondeur de champ. Les deux personnages semblent être littéralement sortis du néant, plus déterminés que jamais à assouvir leurs pulsions meurtrières irrépressibles.



[1] Howard Zinn dans Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours, éditions Agone, 2002, p.473.

[2] Noël Simsolo dans Le film noir, vrais et faux cauchemars, Cahiers du cinéma/essais, 2005, p.128