dimanche 28 mai 2017

La baleine chez Andreï Zviaguintsev


Dans Léviathan (2014), Lilya (Elena Lyadova) vit aux côtés de son mari dans le village de Pribejny au fin fond du Grand Nord russe sur le littoral de la mer de Barents. Son mari Kolia (Alexeï Serebriakov) est menacé d’expropriation et de spoliation par le maire local, vindicatif, brutal et corrompu. Celui-ci veut construire à la place un centre de télécommunication qui s’avérera être une église orthodoxe. Dans cet univers du bout du monde, rongé par la solitude, l’alcool, la pauvreté, le délabrement des esprits et l’omniprésence de la mafia locale encouragée par une église au service des puissants, Lylia n’y trouve plus sa place. Se levant à l’aube, elle parcourt un sentier à travers la toundra environnante, pour arriver au bord d’une falaise dont les flancs sont giflés par les vents et les vagues qui viennent s’y fracasser. Immobile, le regard hagard, elle contemple ce camaïeu de bleu qui finit par confondre mer et ciel, quand soudain, le dos d’une baleine tranche l’écume de la mer pour offrir au monde extérieur l’arrondi parfait de sa bosse et de sa nageoire dorsale. La mise au point de la caméra se fait sur le cétacé et l’océan, laissant au premier plan la silhouette de Lylia floue. En quelques instants fugitifs, et dans cette nature sauvage dans laquelle la notion de survie prend tout son sens, le gigantesque animal s’apparente au Léviathan, ce monstre marin – serpent, dragon ou cachalot - évoqué dans la Bible, annonciateur d’un cataclysme capable de bouleverser l’ordre du monde. Devant cette apparition fantomatique, allégorie du monde gangréné qui s’écroule autour d’elle, Lylia reste pétrifiée. Mais cette baleine renvoie également au Léviathan, un traité politique écrit en 1651 par le philosophe anglais Thomas Hobbes, dans lequel celui-ci s’interroge sur les rapports entre les individus et une autorité supérieure, l’État, qu’il nomme justement Léviathan. De manière inévitable, les hommes décident d’accepter d’abandonner une partie de leurs pouvoirs aux mains d’un souverain chargé de garantir la préservation de leurs vies et de leurs biens. Faisant mentir Hobbes, Andreï Zviaguintsev filme le mari de Lylia, Kolia, tentant en vain et par tous les moyens de faire valoir sa liberté et ses droits auprès des autorités compétentes. La puissance absolue de la police, de la justice, de la mafia et du clergé auront raison de lui. Reste l’image de Lylia face à cet océan : elle exprime dans une grande mélancolie, un profond décalage entre la solitude désespérée de la jeune femme et le lyrisme de sa contemplation rendue dérisoire face à cette immensité océanique.


la fontaine d'eau chez Alan Parker


Le film d’Alan Parker Mississippi Burning (1988) s’ouvre sur ce plan saisissant : deux fontaines d’eau, l’une destinée aux Blancs, l’autre aux Noirs, apparaissent à l’écran. Si l’eau est la même pour tous, le moyen d’y accéder diffère. À gauche, une fontaine moderne et réfrigérée a visiblement remplacé l’ancienne dont les marques sont encore visibles sur le mur. À droite, l’autre fontaine, plus rustique, ne doit produire qu’une eau tiède puisque celle-ci provient directement de la canalisation. Pour bien marquer la séparation entre les deux, une autre canalisation, verticale celle-ci, rejette aux deux extrémités du plan ces deux objets publics de la vie quotidienne, quelque part dans l’État du Mississippi en 1964. Le mur est nu : nul miroir, nulle décoration, nulle affiche pour brouiller le regard du spectateur, tétanisé par les deux bouts de bois indiquant la place de chaque communauté. En un plan, tout est dit : Alan Parker met en scène la ségrégation raciale et sociale, qui sévit dans le Sud des États-Unis depuis 1875. Mais plus encore, l’image exprime un hors-champ particulièrement puissant qui accompagne ce racisme totalement banalisé: les lois Jim Crow de 1876 légalisant la ségrégation raciale dans les lieux publics, les lynchages perpétrés en toute impunité, la protection de l’armée américaine pour permettre au premier étudiant noir, James Meredith, d’intégrer l’Université du Mississippi en 1962, sans oublier les luttes menées par Rosa Parks ou Martin Luther King pour faire valoir les droits de toute la communauté afro-américaine. Accompagnant ce plan fixe, un gospel, Take my hand, precious Lord, chanté par Mahalia Jackson, s’élève doucement et tristement pour mieux souligner la désespérance de la scène. Là aussi, en contrepoint, une autre chanson, Strange Fruit de Billie Holiday, nous vient à l’esprit pour mieux faire converser plusieurs parties mélodiques : interprété pour la première fois en 1939, et indissociable du répertoire de la chanteuse de blues et de jazz, ce chant contestataire évoque les Noirs pendus aux arbres dans le Sud des États-Unis - Les arbres du Sud portent un fruit étrange - Du sang sur leurs feuilles et du sang sur leurs racines - Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud - Un fruit étrange suspendu aux peupliers -. C’est donc une dramaturgie particulièrement évocatrice qui est générée par l’image d’Alan Parker et qui, tout en se positionnant contre la ségrégation institutionnalisée et la violence qui la sous-tend, nous donne à entendre l’héritage exceptionnel que nous a légué la culture afro-américaine : le gospel, le blues et le jazz.







dimanche 21 mai 2017

Le noir chez Woody Allen


Avec Match Point (2005) et avant Blue Jasmine (2012), Woody Allen explore de manière vertigineuse, la noirceur de l’âme humaine. Chris Wilton (Jonathan Rhys-Meyer) est un professeur de tennis d’origine modeste qui entre par effraction dans la grande bourgeoisie londonienne, en épousant Chloé (Emily Mortimer), la fille d’Alec Hewett (Brian Cox), un riche homme d’affaires ayant pignon sur rue. Arriviste, amoral, cynique et manipulateur, Chris mène en fait une double vie en fréquentant la fiancée de son beau-frère, Nola Rice (Scarlett Johansson). Cette relation dévorante, exaltée et torride l’amène au bord du gouffre lorsque Nora le somme de révéler au grand jour leur passion. Mais trop habitué au confort matériel prodigué par la famille Hewett, Chris choisit de tuer Nora en ourdissant un piège particulièrement machiavélique. Vêtu de noir, le regard fixe, l’œil farouche, les mâchoires serrées, la cravate défaite et les mains gantées de cuir, Chris est assis sur un canapé zébré dans l’appartement de la voisine de Nora. À sa droite, un sac de sport, dans lequel on chercherait vainement une raquette de tennis ou une paire de chaussures de sport, repose négligemment à ses côtés. Un fusil démonté s’y trouve, prêt à l’emploi. L’intérêt de l’image – et du film – réside dans « une réflexion sur la présence du mal, tapi en chacun de nous, et dans la lutte perdue d’avance pour lui échapper » (1). Portant beau et derrière une façade sportive, douce, aimante, raisonnée et raisonnable, Chris est en fait, un être veule, rongé tout autant par la passion qu’il éprouve pour Nora que par la volonté de profiter du confort matériel dans lequel il évolue. Assis sur le bord du canapé et prêt à bondir, il apparaît irrité, frustré d’être obligé de choisir entre sa maîtresse et son épouse, lui qui veut, en bon joueur de tennis, jouer sur tous les tableaux. Sa rancune se nourrit d’un ressentiment qui va se muer en hostilité, et le meurtre odieux qu’il prépare doit permettre d’éliminer cette source de frustration. Nulle hésitation dans ce regard, mais une détermination farouche à mener son projet jusqu’au bout dans ce décor banal et quotidien qui tranche avec l’extrême brutalité de son geste planifié. L’éclairage divise son visage en deux, laissant dans l’ombre sa partie gauche, pour mieux souligner cette double personnalité qui relève du simulacre et de l’imposture. Très proche de Crimes et délits (Crimes and Misdemeanors/1989) dans lequel Woody Allen avait déjà filmé le triomphe des apparences, Match Point apparaît comme le creuset dans lequel s’épanouit le pessimisme allenien sur la condition humaine.

(1) Match Point, critique de Pierre Murat, Télérama du 26/10/2005