lundi 22 mai 2023

L'affrontement chez Stanley Kubrick

 
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-      (….) Ce serait dommage de perdre votre promotion avant de l’obtenir, une promotion que vous avez si soigneusement planifiée, dit cyniquement le général Broulard (Adolphe Menjou) au Colonel Dax (Kirk Douglas).

-      Mon général, dois-je vous dire ce que vous pouvez faire de cette promotion ?

-      Colonel, vous allez vous excuser ou je vous mets aux arrêts ! (Photogramme 1)

-      (….) Je demande pardon de ne pas vous avoir dit plus tôt que vous êtes un vieillard dépravé et sadique et vous pouvez aller au diable avant que je vous demande pardon !! lui répond impétueusement le Colonel Dax (Photogramme 2).

Dans cette avant-dernière séquence des Sentiers de la gloire (Paths of Glory, Stanley Kubrick, 1957), la violente altercation entre un général et son subordonné scelle un affrontement resté jusque-là feutré et respectueux de la hiérarchie militaire. Le premier, un officier supérieur dépourvu de tout sentiment humain, obnubilé par la percée du front allemand, avait convaincu le Général Mireau (George Macready) d’envoyer, quelles que soient les pertes, une division à l’assaut de la Fourmilière, un site stratégique tenu par les soldats du Kaiser. Le second, le Colonel Dax, soucieux de la vie de ses hommes mais chargé de planifier l’attaque, avait multiplié les objections en invoquant la forte probabilité de pertes considérables et la faible perspective d’une victoire. L’offensive ayant échoué, Broulard et Mireau, frustés des honneurs qu’ils auraient retiré d’une victoire, se mettent d’accord pour exécuter trois soldats, accusés faussement de lâcheté et défendus en vain par le colonel Dax au cours d’un procès aussi inique que partial.  Peu après la mort de ces « fusillés pour l’exemple », Broulard propose à Dax le poste du Général Mireau, écarté quelques instants plus tôt pour avoir ordonné à l’artillerie d’ouvrir le feu sur les lignes françaises afin de pousser les soldats à sortir des tranchées. D’abord interloqué, contenant difficilement son indignation, les yeux écarquillés et la bouche tordue par le mépris, les mains posées sur le bureau et le corps tendu prêt à se rompre, Dax laisse éclater sa rage et son écœurement face à la bassesse de son supérieur.  

Mais dans cette immense salle, au luxe ostentatoire, entre haut plafond et parquet marqueté, se joue, entre les lignes, un autre affrontement que celui mis en scène par Stanley Kubrick. En effet, en 1957, c’est-à-dire l’année de la mort du sénateur Joseph McCarthy, et alors que l’hystérie anticommuniste qui recouvrait Hollywood depuis la fin des quarante était en train de se fissurer, Kirk Douglas, un progressiste engagé au sein du parti démocrate, se trouve face à Adolphe Menjou un « témoin amical » de la Commission des activités anti-américaines qui, après avoir dénoncé, en 1947, le scénariste John Howard Lawson et Charlie Chaplin[1], ne cessait d’invectiver, dans des discours haineux, tous les liberal[2] qui ne pouvaient être pour lui que de dangereux agents staliniens, prompts à fomenter un complot pour pervertir la jeunesse et renverser le gouvernement fédéral. N’a-t-il pas dit au cours d’une audition à Washington, que « si ces gens-là installaient le communisme ici, je déménagerais dans l’État du Texas, parce que je suis sûr que les Texans les descendraient sans sommation[3]». Kirk Douglas, en tant que producteur du film, voulait que Menjou interprète cette canaille de Broulard[4]. Membre important, aux côtés de John Wayne, Walt Disney ou Cecil B. deMille, de la très réactionnaire Motion Picture Alliance for the Preservation of American Ideals, chasseur de « rouges » enragé, paranoïaque jusqu’à la caricature, Menjou n’a aucun mal à rendre son personnage particulièrement détestable.

Mettant ses actes en accord avec ses idéaux, Kirk Douglas, commencera un an plus tard à travailler sur le projet de Spartacus[5]– réalisé encore une fois par Stanley Kubrick - avec la ferme intention d’inscrire au générique du film, pour la première fois depuis 1947, et à l’instar d’Otto Preminger en préparation alors pour Exodus, le nom d’un scénariste mis sur liste noire pour avoir refusé de répondre aux questions de la Commission des activités antiaméricaines: Dalton Trumbo[6].  Ce sera chose faite en 1960. À partir de ce moment, l’étau autour des centaines d’artistes et techniciens interdits de solliciter un emploi dans l’industrie hollywoodienne, ne cessera de se desserrer, - lentement - aidé il est vrai en cela par l’Academy of Motion Picture Arts and Science qui avait abrogé en 1959 l’article 8 interdisant aux blacklistés de concourir pour les Oscars, rendant ainsi caduques toutes les listes noires. L’histoire ne nous dit pas comment Adolphe Menjou a réagi à toutes ces réhabilitations. Gageons qu’il a dû s’étouffer de dépit en apprenant la nouvelle.



[1] C’est François Truffaut qui l’affirme dans Les films de ma vie, Flammarion, « Champs», 2012, p.144

[2] Liberal au sens américain du terme signifie être de gauche donc préoccupé par les questions d’ordre social.

[3] Cité dans Pour en finir avec le maccarthysme / Lumières sur la Liste Noire à Hollywood de Jean-Paul Török , L’Harmattan, 1999, p.369

[4] Kirk Douglas, I’m Spartacus, Caprici, 2013, p.32

[5] D’après Spartacus (1951), le roman d’Howard Fast, un auteur inscrit sur une liste noire pour les mêmes raisons que  Dalton Trumbo..

[6] Après avoir purgé une peine de prison de onze mois, Dalton Trumbo avait poursuivi son travail de scénariste mais sous de nombreux pseudonymes et avec des cachets très inférieurs à ceux qu’il touchait avant 1947.