mercredi 29 janvier 2025

Le labyrinthe chez Joseph L. Mankiewicz

Au cours du prologue de Sleuth, le dernier film de Joseph L. Mankiewicz, réalisé en 1972, la caméra cadre en plongée, à l’aide d’un ample mouvement de grue ascendant, la quasi-totalité du labyrinthe végétal jouxtant le Cloak Manor, une résidence huppée isolée au milieu de la campagne anglaise. Cette riche demeure datant du 16e siècle appartient à Andrew Wyke (Laurence Olivier), aristocrate britannique pétri des préjugés de sa classe, intellectuel brillant et écrivain de romans policiers à succès. Il vient d’inviter l’amant de sa femme Marguerite, Milo Tindle (Michael Caine), le propriétaire d’un salon de coiffure londonien, originaire de Gênes, mais naturalisé britannique, et dont les origines roturière et étrangère suffisent à expliquer son âpreté au gain et à la reconnaissance sociale. Sans lui faire le moindre reproche et ne cherchant pas en apparence à se venger de son rival, le premier propose au second de simuler un cambriolage de bijoux qui permettra de toucher l’assurance… 

Leur première rencontre a eu lieu justement dans ce labyrinthe. Dans cet espace voué à la désorientation, Milo a eu logiquement toutes les difficultés pour rejoindre Andrew, tranquillement assis sur le banc en pierre, visible dans la partie centrale, dictant son dernier roman sur un magnétophone. Cerné par ces infranchissables murs de verdure, Milo avait emprunté plusieurs allées, s’était heurté à des culs-de-sac, avait rebroussé chemin, hésité  à plusieurs croisements, sautillé sur place pour tenter de voir par-dessus, pour finalement parvenir à rejoindre le propriétaire des lieux, mais uniquement au prix d’un subterfuge, dont les traces sont encore visibles dans l’image : à gauche du cadre, la linéarité des haies est brisée en deux endroits, là précisément où Andrew, comme un coup de théâtre, avait fait pivoter sur lui-même un fragment de la palissade, une porte secrète, libérant un espace dans lequel Milo s’était faufilé. Si, par sa nature énigmatique, le labyrinthe cherche à tromper et à égarer, il permet aussi de cacher le jeu et les intentions de celui qui apparaît dans un premier temps comme le scénographe manipulateur. Chaque tournant ouvre un nouveau chemin, chaque croisement une nouvelle perspective ou une autre fausse piste. Si l’entrée est bien indiquée, la sortie est nettement plus aléatoire à appréhender. D’impasses piégeuses en bifurcations inattendues, le labyrinthe n’a pourtant qu’un seul trajet, mettant au défi le visiteur de le trouver comme on chercherait à résoudre un crime ou une chasse au trésor. Ce sentiment diffus d’être prisonnier dans un espace ni entièrement clos ni tout à fait ouvert, et de ne pas voir de sortie, relève davantage de la claustrophobie que d’une improbable délivrance, puisque même en atteignant le centre, il n’est pas certain de pouvoir poursuivre efficacement sa marche ou même rebrousser chemin. Mais surtout, le labyrinthe révèle toujours une duplicité, un paradoxe : vu d’en haut, en plongée, comme dans notre image, il est une œuvre d’art dont la géométrie très ordonnée relève du visible et du rationnel, alors qu’à l’intérieur, l’hésitation, le trouble et l’empirique dominent. Grâce à cet angle de prise de vue, la perception que nous en avons en tant que spectateurs relève de l’omniscience puisque nous voyons tout, au contraire de Milo qui n’a aucun fil d’Ariane à faire valoir. Pour le mari trompé, c’est le lieu où il règne en démiurge, l’espace qu’il contrôle puisqu’il est le seul à connaître la sortie. Le labyrinthe agit ainsi comme la métaphore du psychisme de Wyke, là où la forme rejoint le fond.  Le propriétaire des lieux, en effet, n’aime rien tant que les jeux, la manipulation et la dissimulation, à l’image des romans agathachristiens qu’il écrit et de son manoir rempli de puzzles, de jeux d’échecs et de fléchettes, de bibelots, de boîtes à musique, de marionnettes et d’un billard. Cet aristocrate cynique vit dans un monde dans lequel il s’agit d’abord d’affirmer sa supériorité par rapport à celui qu’il considère comme un plébéien et un parvenu, puis de l’humilier pour l’affront qu’il a osé lui infliger, et de reprendre ses droits. En maître de cérémonie, dans ce labyrinthe qui n’est pas sans annoncer l’inquiétante singularité de celui de l’hôtel Overlook matérialisant le cerveau fracturé de Jack Torrance (Jack Nicholson dans The Shining, Stanley Kubrick, 1980), il vient d’imposer à Milo, avec une volupté certaine, sa première épreuve, et, si Mankiewicz lui donne tant de poids, c’est parce qu’elle sert d’avertissement, de préambule préfigurant dès le départ la dynamique des rapports de force existant entre les deux rivaux et le jeu du chat et de la souris mortel auquel ils vont se livrer, sans que le spectateur ne sache toujours bien quel est celui qui tire les ficelles et celui qui en sera la victime. 

Mais le plus remarquable est que, le temps d’un plan, d’une séquence liminaire, mais aussi d’un film, Mankiewicz synthétise tout son cinéma, s’empare de la matière même de ses obsessions, dans la recherche de la vérité des êtres et dans cette conviction que la vie se joue comme une pièce de théâtre, comme un jeu, en prenant bien soin d’entraîner le spectateur dans un dédale de vraies et de fausses pistes. Il y a en effet quelque chose de vertigineux à voir ce labyrinthe[1], cette énigme construite avec rigueur, ce mystère dont chacun cherche à soulever le voile, avec ces trucages, ces faux-semblants et ces leurres, à l’aune de sa filmographie. Cette quête du vrai et du faux caractérise déjà les rapports entre la fille de fermiers Miranda Wells et le châtelain Nicholas Van Ryn (Gene Tierney et Vincent Price dans Dragonwyck, 1946), l’actrice de théâtre Margo Channing et son admiratrice Eve Harrington (Bette Davis et Anne Baxter dans All About Eve, 1950), ou encore, de manière exemplaire, la comtesse Anna Staviska et le majordome Diello (Danielle Darrieux et James Mason dans Five Fingers, 1951), autant de figures répétitives inscrites dans une dialectique de pur antagonisme, verbal, social, culturel, économique et parfois amoureux, qui n’est pas sans rappeler le cinéma de  Joseph Losey.

 



[1] Cet espace conçu par le décorateur Ken Adams est un apport de Mankiewicz dans un scénario qui n’est pas, pour une rare fois, de lui.




lundi 27 janvier 2025

Le massacre de Mountain Meadows chez Peter Berg



Le silence, parfois déchiré par des coups de feu isolés, règne désormais sur le lieu du massacre. Des corps gisent sur le sol, alors que le crépuscule ne va pas tarder à recouvrir de son linceul le crime de masse qui vient d’être perpétré dans cette vallée désertique de Mountain Meadows en Utah. Il y a encore quelques instants, aucun nuage n’était venu troubler le bleu pâle du ciel au-dessus du convoi de ces émigrants, venus de l’Arkansas pour se rendre en Californie. Des hommes et des femmes étaient encore occupés, autour de feux de camp improvisés, à se rendre visite pour parler de leurs projets futurs, forcément radieux, des enfants jouaient à courir les uns après les autres dans une insouciante gaieté. Mais, alors que soufflait une légère brise, apportant la fraîcheur et la quiétude, le paysage immobile s’est instantanément transformé en champ de fureur et de souffrance. Des flèches ont tranché l’air brutalement, se plantant dans les corps, des coups de feu ont éclaté fauchant celles et ceux qui cherchaient à se mettre à couvert sous les chariots, puis des cavaliers sortis de nulle part se sont mis à déferler sur l’infortuné convoi, tuant indifféremment hommes, femmes et enfants. Aux cris des agresseurs, ivres de violence et de sang, ont répondu les hurlements de terreur des colons désorientés, mais sentant immanquablement qu’un piège mortel venait de se refermer sur eux. Dans l’atmosphère enfumée, les tueurs se discernaient à peine les uns des autres, faisant volter leur chevaux chaque fois qu’ils voyaient une prochaine victime, mettaient pied à terre pour se lancer dans de brefs corps à corps. Certains avaient la tête recouverte d’une cagoule, d’autres étaient des Indiens Paiutes, mais tous étaient déterminés à ne laisser aucun survivant. 

Puis le calme revint, et avec lui le silence ou presque. Alors que la caméra cadre au ras du sol les restes du convoi, des tueurs désœuvrés errent sur le lieu du massacre, achèvent les blessés, fouillent leurs vêtements à la recherche d’objets précieux, dévalisent leurs bagages. Les dépouilles poissées de sang, face contre terre ou les yeux sans vie tournés vers le ciel, les chevaux et les mules abattus ou dispersés, les chariots brisés, incendiés ou retournés traduisent la brutalité de la confrontation qui vient de s’achever. Au beau milieu d’une prairie dont elles ignoraient encore l’existence le jour précédent, des familles entières ont été annihilées en quelques minutes. Leurs rêves d’une autre vie ne sont plus que poussière. Ces émigrants viennent d’être massacrés par une milice, la légion de Nauvoo, secondée par ses alliés les Indiens Païutes. Nauvoo n’était rien d’autre que la ville fondée en 1839 en Illinois par la communauté mormone dirigée par Joseph Smith. À la mort de celui-ci, assassiné par une foule en colère et hostile à cette religion, Brigham Young, le nouveau président de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours décida avec ses disciples de fuir les persécutions et de se diriger vers l’Ouest. En 1847, deux mille kms plus loin, ils s’installèrent en Utah, dans la région du Grand Lac Salé pour y fonder Salt Lake City. Au cours de la décennie suivante, les craintes de revivre les persécutions, les désaccords, les suspicions et les querelles politiques avec le gouvernement fédéral contribuèrent à exacerber des tensions qui allaient se retourner contre tous ceux qui traverseraient l’Utah sans laissez-passer. Le 7 septembre 1857, portés par la rhétorique paranoïaque de Brigham Young, une cinquantaine de miliciens mormons se lancent à l’assaut du convoi, déguisés en Indiens et bien décidés à imputer le massacre aux Paiutes qui les accompagnent.

Habituellement prompt à mettre en scène les traumatismes et les turpitudes qui jalonnent l’histoire des États-Unis, le cinéma américain, avant American Primeval (Peter Berg, 2025), n’avait représenté le massacre de Mountain Meadows qu’une seule fois : September Dawn (Christopher Cain, 2007) racontait les dérives des mormons prêts à tous les crimes pour préserver leur théocratie polygame. Ce film était à l’opposé de Brigham Young (Henry Hathaway, 1940) narrant de manière élégiaque et héroïque l’exode des mormons traversant le continent à la recherche d’une terre promise. Même si Peter Berg prend certaines libertés par rapport à la réalité - le siège du convoi dura en fait cinq jours et les colons survivants furent trompés en acceptant de se rendre avant d’être assassinés -, cet épisode brutal et ignominieux de la colonisation de l’Ouest qui fit cent vingt morts est une blessure ouverte dans la mémoire américaine, longtemps occultée en raison de son caractère fratricide et du risque de voir délégitimer la théologie mormone. Il fallut attendre 2007 pour qu’ils reconnaissent la culpabilité des meurtriers et présentent des excuses aux descendants des victimes comme à ceux des Paiutes, longtemps considérés comme les seuls coupables. Mais, si l’on se détache de cet événement tragique, il est assez clair que ce massacre collectif est constitutif de l’identité américaine pour s’inscrire dans le temps long, à la confluence du messianisme, de la violence et du contrôle d’un territoire volé aux tribus indiennes.




jeudi 2 janvier 2025

Le détective privé chez les frères Coen



Très influencés par le film noir et les romans hardboiled de Dashiell Hammett, James M. Cain, Raymond Chandler ou Jim Thompson, les frères Coen mettent en scène dans leur premier film, Blood Simple (1984), un détective privé qui n’a rien d’un Philip Marlowe ou d’un Sam Spade. Le point commun de ces deux derniers, sur les écrans surtout et outre le fait qu’Humphrey Bogart leur a prêté ses traits, est d’abord qu’on les reconnaît au premier coup d’œil : vêtus d’un imperméable et d’un chapeau mou, ils affichent cette désinvolture et cet air désabusé de ceux qui n’attendent plus grand-chose de la nature humaine. Durs à cuire, buveurs de whisky, fumeurs impénitents, indépendants d’esprit, ils gardent au cours de leurs enquêtes, et en dépit du monde interlope dans lequel ils évoluent, un sens du devoir et de la justice qui les honore. Mais avec le détective privé Loren Visser (M. Emmet Walsh absolument génial, à gauche dans l’image), nonchalamment accoudé sur la portière de sa voiture, la fratrie Coen nous entraîne, pour mieux tordre le cou aux conventions, dans une autre dimension.  

Prenons tout d’abord son apparence. Avec son stetson en paille, son costume jaune nicotine et son léger embonpoint au niveau de la ceinture abdominale, Visser marque de manière durable notre rétine. Sa tenue vestimentaire, déclaration de mode audacieuse révélant un souci manifeste de soi, permet d’en dire beaucoup sur lui, d’autant plus qu’il est le seul protagoniste du film à porter ce type d’accessoires. Il ne se départit par exemple que rarement de ce couvre-chef, sauf pour s’éventer ou pour passer la tête sous une fenêtre à guillotine. Ce chapeau, style éleveur de bétail, percé de petits trous sur le pourtour de sa calotte afin de maintenir son propriétaire au frais, est le meilleur moyen tant pour lutter contre les fortes chaleurs du Texas que pour souligner un caractère trempé et aventureux, un individualisme forcené, typique du Far West d’autrefois. N’a-t-il pas dit pendant le générique d’ouverture, en voix off et traînante : « Ce que je connais, c’est le Texas. Et ici, vous êtes livré à vous-même »? Visser appartient sans contredit à une culture où rien n’est certain à part le découpage à la tronçonneuse, le pétrole et les serpents à sonnette d’une part, et l’allégeance à une terre violemment convoitée autrefois par les Comanches, les Espagnols, les Mexicains puis les Américains d’autre part. Comme pour contredire cette première approche très couleur locale, le détective, en lieu et place de la chemise western, du bolo tie[1] et des santiags, préfère le costume, la cravate et les chaussures, comme un suprême outrage à l’élégance généralement de mise en ces contrées. Le costume, avec sa veste qu’il ne boutonne jamais et son pantalon taille basse, aussi visible qu’un canari au milieu d’un essaim de mouches, est un modèle d’excentricité, une apothéose monochrome du prêt-à-porter décalé.  Mais ne nous y trompons pas : derrière cette allure débonnaire se cache un individu totalement amoral, retors et violent, une violence qui a pour métastase cette « cirrhose de l’âme » dont parle Jim Thompson à propos de son serial killer Clinton Brown[2]. Visser a rendez-vous à cet instant avec Julian Marty (Dan Hedaya, à droite dans l’image), le propriétaire d’un bar miteux, qui va lui proposer pour dix mille dollars de tuer sa femme adultère et son amant. À l’opposé du private eye[3] traditionnel, notre détective privé a cette fâcheuse tendance à se gondoler en toute occasion, mais avec un rire qui hésite entre le ricanement sardonique d’une hyène flairant une proie ou le hennissement d’un cheval attendant sa dose de saccharose. En perpétuelle sudation, Visser est très amène et enjoué en surface mais impitoyable et calculateur en profondeur, donc parfaitement apte, en bon sociopathe, à jouer un double jeu et en conséquence à rester plutôt éloigné des bas de plafond dont les Coen vont se faire une spécialité. Dans la continuité de son rôle de Earl Frank, l’agent de probation sournois chargé de surveiller un ex-détenu (Dustin Hoffman) qu’il a génialement interprété dans le méconnu Straight Time (Ulu Grosbard, 1978), M. Emmet Walsh fait de son personnage visqueux un ange exterminateur, un agent du chaos et de la corruption semant la mort sur son passage, tout en étant capable de rire aux éclats lorsqu’il voit la sienne arriver. En lui, les frères Coen posent les prémices d’un archétype de gredin appelé à contaminer une grande partie de leur filmographie, de Charlie Meadows (John Goodman dans Barton Fink, 1991) à Anton Chigurh (Javier Bardem dans No Country for Old Men, 2007) en passant par Gaear Grimsrud (Peter Stormare dans Fargo, 1996) ou le shérif Cooley (Daniel von Bargen dans O Brother, Where Art Thou?, 2000).

Quand on est un flingueur de la pire espèce, on peut tout se permettre, et surtout rouler dans cet espace rural texan avec une voiture qui nous éloigne des standards motorisés que l’on croise habituellement sur ces routes. Au pays des pickup trucks et des berlines rageuses déversant de la musique country assourdissante, sa Volkswagen « coccinelle » – aux États-Unis, elle porte plutôt le surnom de beetle, le scarabée –, qui a manifestement subi les altérations du temps, détonne. Nous sommes très loin de la Diamond T 201 de Sonny Crawford (Timothy Bottoms) errant dans les rues d’Anarene, une ville pétrolière du Lone Star State[4] (The Last Picture Show, Peter Bogdanovich, 1971), ou de la Dodge Ramcharger 1983 de Jack Benteen (Nick Nolte) roulant dans la poussière d’une petite ville de la frontière avec le Mexique (Extreme Prejudice, Walter Hill, 1987). Manifestement notre détective privé n’est pas sensible à ces carrosseries et encore moins à ces cylindrées. Hors du temps, hors des normes, la Volkswagen gris anthracite de Visser singularise donc bien son propriétaire, au même titre que ses vêtements, en remettant en cause cette fusion quasi charnelle entre l’homo americanus et l’automobile. Celle-ci, symbole suprême de liberté et de réussite sociale, est forcément massive, dotée d’un moteur robuste et teintée d’un soupçon de folie, ou élancée, élégante et romantique, en somme, un objet que l’on finit inévitablement par investir affectivement. Dans ce cas de figure, la Volkswagen ne peut jouer que petit bras. Il s’agit surtout d’une marque étrangère que les locaux ne prisent guère, au contraire des frères Coen qui remettront d’ailleurs le couvert avec cette marque allemande, en faisant conduire à nouveau ce modèle par un détective privé dans The Big Lebowski (1998). Je reconnais, pour ne pas être taxé de mauvaise foi, que la « coccinelle » peut être utilisée ailleurs dans le cinéma américain, comme celle, du même jaune que le costume de notre détective, conduite par Jack Torrance (Jack Nicholson) à travers les montagnes du Colorado, en direction de l’hôtel Overlook (The Shining, Stanley Kubrick, 1980) ou encore celle de Annie Hall (Diane Keaton) tanguant et zigzaguant comme un bateau ivre dans les rues de New York (Annie Hall, Woody Allen, 1977). Mais il est vrai que nous sommes dans ce dernier exemple très loin, dans tous les sens du terme, du Texas. En dépit de la peinture élimée bien visible sur son toit dodu et d’une rouille particulièrement entreprenante, cette voiture permet néanmoins à Visser de se déplacer sur ces routes s’étendant à perte de vue, bordées de derricks, de drive-in désaffectés et de nature sauvage, ou d’attendre la nuit sur le bas-côté de la chaussée, moteur en marche, phares allumés, telle une menace à côté de laquelle même la devise « Don’t Mess with Texas[5] » de cet État particulièrement amical et accueillant, bien visible sur les panneaux routiers, apparaît bien inoffensive. Une contrée tellement accueillante qu’il faudra attendre No Country for Old Men (2007) pour que notre fratrie accepte d’y remettre les pieds.  

Nous l’avons bien compris, Joel et Ethan Coen, dont l’esprit facétieux est dès leur premier film déjà présent, aiment prendre le contrepied de nos certitudes sur le détective privé, son style et sa signature. Ce mélange de personnages excentriques, de violence et d’humour macabre marque une date dans l’histoire du film noir en emblématisant, au début des années 1980, une nouvelle variation, une nouvelle distanciation qui n’empêche pas par ailleurs le film de fonctionner dans l’appartenance à un genre très codifié. Alors que les Philip Marlowe les plus récents, interprétés par Elliott Gould dans The Long Goodbye de Robert Altman (1973) ou Robert Mitchum dans Farewell, My Lovely de Dick Richards (1975), restent toujours dignes et vulnérables parce qu’accessibles au doute, Visser, lui, avec ses certitudes, son absence intégrale de morale et de principes, se rapproche davantage du tueur à gages que du détective privé. Mais c’est son style que je retiens surtout :  ce costume deux-pièces à la texture phosphorescente et ce chapeau de cowboy aux bords très relevés sont aussi iconiques que la coiffure exotique et baroque d’un Anton Chigurh, et j’ai là quelque difficulté à comprendre comment ils ne se sont pas transformés en costume d’Halloween !



[1] Cravate texane formée d’une corde attachée par une agrafe décorative.

[2] Jim Thompson, Nothing Man, Paris: Rivages Noir, 2021.

[3] Autre nom attribué au détective privé.

[4] Surnom faisant référence au drapeau à une étoile que le Texas se donne en 1836 au moment où il se proclame indépendant. Lorsqu’il rejoint l’Union en 1845, il garde cet emblème.

[5] Littéralement « Ne plaisante pas avec le Texas ». D’une incitation à ne pas salir les routes, l’expression a peu à peu pris un autre sens nettement plus arrogant et agressif : « Ne cherche pas des embrouilles au Texas ».






samedi 21 décembre 2024

La plongée totale chez Brian De Palma


Avec une violence inouïe, Al Capone (Robert De Niro, en bas à droite du photogramme) vient de fracasser, à l’aide d’une batte de baseball, le crâne d’un de ses affidés dont le sang est en train de se répandre sur la nappe d’une table autour de laquelle sont assis les dignitaires de son gang. La séquence, particulièrement brutale, ne nous donne que peu d’éléments sur le pourquoi d’un tel geste, mais sert essentiellement à démontrer la brutalité et le caractère impitoyable de celui qui règne sur tous les trafics illicites gangrénant Chicago au moment de la Prohibition. La batte toujours à la main, il se tient debout, rempli de cette morgue qui lui sert de porte-étendard, mettant quiconque au défi de désapprouver son geste. Dans Les Incorruptibles (The Untouchables, 1987), le plan montre à quel point Brian De Palma pense le scénario de manière visuelle.

Cet angle en plongée totale - bird’s eye en anglais, l’œil de l’oiseau - est l’une des techniques cinématographiques préférées de Brian De Palma. Il a en effet recours à ce point de vue surplombant dans la plupart de ses films, de Phantom of the Paradise (1974) au Dahlia noir (The Black Dahlia, 2006) en passant par Carrie au bal du diable (Carrie, 1976) ou L’Impasse (Carlito’s Way, 1993) pour ne citer que ces quelques films. Cette orientation du regard a pour objet de donner au spectateur une perspective unique, objective et plus omnisciente. Elle nous permet de suivre l’action en organisant les rapports de force qui structurent le groupe dans cette salle à manger d’un hôtel luxueux. Al Capone est manifestement un homme omnipotent, juge et bourreau, ayant droit de vie et de mort sur celui qui n’a pas l’heur de lui plaire ou qui se serait rendu coupable d’une trahison, comme semble le suggérer son monologue précédent le meurtre. Mis à part le serveur, à gauche du cadre, il est le seul debout. Le fait qu’il soit isolé des autres est autant la posture d’un homme cherchant à imposer de manière explosive sa manière de mettre en forme le monde que la matérialisation d’une vassalisation orchestrée par un chef de gang implacable face à des obligés cherchant essentiellement à lui complaire. À l’instar de Tony Camonte (Paul Muni) dans Scarface (Howard Hawks, 1932), de Rico Angelo (Lee J. Cobb) dans Traquenard (Party Girl, Nicholas Ray, 1958), ou de Tony Montana (Al Pacino) dans le deuxième Scarface (autre opus de Brian De Palma, 1983), Capone a tout du gangster exalté, pulsionnel, dévoré par une fureur qu’il laisse éclater à plusieurs reprises au cours du film. Comme leur patron, les convives savent porter beau lorsque l’occasion l’exige. Ils sont tous habillés en tenue de gala : nœud papillon, costume deux pièces, chemise blanche et gilet assorti pour certains. La victime, ne se doutant de rien, venait tranquillement de s’allumer un cigare. L’heure était à détente, le café venait d’être servi et le repas tirait à sa fin avant que Capone ne passe à l’acte dans un accès de rage irrépressible. Dans ce monde criminel, où l’esthétique vestimentaire ne saurait cacher la corruption, le pire est toujours certain. Tétanisés par cette mort violente, ils ne peuvent détacher leurs regards du cadavre affaissé sur la table et du sang qui ruisselle de la plaie béante pour poisser la nappe encore immaculée quelques secondes plus tôt. 

Dans ce plan, la distance entre notre œil et le sujet filmé en contrebas autorise une distance émotionnelle bienvenue par rapport à la sauvagerie de l’action, alors même que cet angle n’est pas naturel pour nous, comme s’il s’agissait d’un point de vue altéré par le frisson du basculement que génère cette position de la caméra. Brian De Palma a toujours reconnu l’influence déterminante de la grammaire hitchcockienne - souvenons-nous de Frank Fry (Norman Lloyd) dans Cinquième colonne (Saboteur, 1942) tombant du haut de la statue de la Liberté ou du meurtre d’Arbogast (Martin Balsam) dans Psychose (Psycho, 1960), déjà filmés en plongée totale -, non pour reproduire servilement l’art de la mise en scène du « maître du suspense », mais plutôt pour prolonger un motif qu’il retravaille sans cesse …  jusqu’au vertige. 



 


mercredi 18 décembre 2024

L'inversion des codes chez Nathan H. Juran



Dans Springdale, une petite ville du Nebraska, Eddie Campbell (Robert Vaughn),  un hors-la-loi ayant participé au cambriolage d’une banque, vient d’être jugé coupable et condamné à la pendaison  pour le meurtre du shériff Hiram Cain (Emile Meyer). Il avait, quelques heures auparavant, échappé de justesse au lynchage traditionnel dans ce cas de figure. Mais au cours du procès, les témoignages à charge sont moins assurés, moins convaincants. Personne n’est certain, hors de tout doute, que Eddie est le vrai coupable à l’exception du shériff suppléant Ben Cutler (Fred MacMurray). Celui-ci, dont la fille est amoureuse du prisonnier, fait pencher le jury en faveur du verdict de culpabilité. Mais devant  les dénégations et les suppliques du condamné et alors que le gibet est en train d’être dressé, le doute s’installe au sein de la population. 

Dans Terre de violence (Good Day for a Hanging, 1959) Nathan H. Juran renverse de manière très originale ce sentiment, indissociable de l’Ouest sauvage, qu’on est jamais aussi bien servi que par soi-même en se faisant, en quelques minutes et de manière improvisée, juge et bourreau. Dans le photogramme, un groupe de citadins, plutôt désoeuvrés, si l’on excepte le forgeron à l’arrière-plan, très affairé au-dessus de sa forge, taillent une bavette et tentent de refaire le monde en s’interrogeant sur la partialité du verdict. Avec une humilité de bon aloi, associée à un sens profond des valeurs autant humanistes que fraternelles, et en leur qualité de citoyens responsables et payeurs de taxes, - je remarque qu’ils ne portent aucun six-coups, accessoire pourtant réglementaire en ces contrées, signe que le pacifisme imprègne bien  leurs esprits -,  ils vont progressivement se persuader  que le jeune Eddie est, en fait, innocent du crime dont on l’accuse. Nous sommes très loin des populaces vengeresses, ivres de violence et quelque fois d’alcool, exigeant, souvent en pleine nuit et à la lumière des torches,  que ledit  prisonnier leur soit remis sur le champ avant que celui-ci ne soit, non recouvert de goudron et de plumes, mais pendu à la branche d’un arbre, avec une célérité certaine. En effet, la présence de cette justice expéditive et aveugle, dite loi de Lynch, hante de manière obsessionnelle, tout le western. Quoi de plus normal, puisque l’un des enjeux de ce genre cinématographique en apparence très codifié, à part égale avec la domestication d’un espace sauvage, est justement la lutte entre l’arbitraire et l’installation de la loi et de l’ordre comme garde-fous contre tous les débordements hystériques et antidémocratiques. De L’étrange incident (The Ox-Bow Incident, William Wellman, 1943) à Cinq cartes à abattre (Five Card Stud, Henry Hathaway, 1968) en passant par La Colline des potences (The Hanging Tree, Delmer Daves, 1959), Les Furies (The Furies, Anthony Mann, 1950) ou Johnny Guitare (Johnny Guitar, Nicholas Ray, 1954), la liste serait trop longue pour tous les énumérer, mais, en ce qui me concerne, je retiendrais deux films avec deux séquences aussi fulgurantes qu’ignominieuses: le lynchage d’un Blanc par une foule particulièrement bas de plafond dans Le Voleur de minuit (The Moonlighter, Roy Rowland, 1953) et celui d’un jeune Comanche par une horde vociférante de brutes racistes dans Les Deux Cavaliers (Two Rode Together, John Ford, 1961). Dans tous les cas, ces exécutions sommaires matérialisent, de manière quasiment entomologique, la bestialité des hommes mus par une rage collective, normalisée et assumée en toute bonne conscience, tellement assumée par ailleurs, que dans Les Implacables (The Tall Men, 1955) Raoul Walsh fait dire, de manière ironique certes, à Ben Allison (Clark Gable), en voyant un pendu se balancer au bout d’une branche : « On dirait que nous sommes proches de la civilisation ». 

À l’aune de cette réalité, il est donc tout à fait étonnant de voir ce groupe d’hommes remplis d’empathie pour Eddie, remettre en question le jugement et les motivations de Ben Cutler. Ce n’est plus le shériff, même suppléant,  qui protège le hors-la-loi contre des citadins en colère à l’instar de Clay Blaisedell (Henry Fonda) dans L’Homme aux colts d’or (Warlock, Edward Dmytryk, 1959) mais bien une population, de plus en plus critique vis-à-vis du représentant de la loi, souhaitant surseoir à l’exécution, au besoin en faisant signer une pétition qui irait en ce sens. Qui a dit que le western racontait toujours la même histoire ?




mercredi 27 novembre 2024

Le discours sur l'Histoire au présent chez Patrice Chéreau


La lumière froide et blafarde de l’aube éclaire un terrain vague jonché de cadavres. Le ciel bas et tourmenté recouvre comme un linceul la scène macabre. Ces corps suppliciés et désarticulés, en partie dénudés, charroyés à l’extérieur de Paris, puis déversés dans des fosses communes, sont des protestants massacrés dans la capitale du 24 au 26 août 1572 au cours de la Saint-Barthélemy. Pendant une semaine gorgée de sang et de larmes, une barbarie sans nom se déchaîne dans les rues de la cité, puis dans d’autres villes jusqu’au 30 août, contre tous ceux et toutes celles, sans distinction d’âge, qui ont eu le tort de se convertir aux idées de la Réforme. Le mur qui dissimule l’horizon bloque notre vision pour nous forcer à regarder, au premier plan, cette terre de France prête à avaler, telle la gueule d’enfer de Moloch, ces dépouilles vomies par la haine catholique. Rangés pour certains les uns sur les autres, pour d’autres encore les uns contre les autres, mais le plus souvent enchevêtrés dans un amoncellement de chairs inertes mais encore tièdes, les corps matérialisent le carnage, le meurtre de masse. Comme si nous la sentions, une odeur morbide embaume l’atmosphère étouffante encore chargée des cris de la veille, de la panique qui s’est emparée de ces huguenots pris d’effroi qui cherchaient, en vain, à fuir des hordes lourdement armées. Ce terrain vague est un univers de désolation et de silence, qui nous est pourtant étrangement familier, déjà vu en d’autres temps, replié sur lui-même, espace étrange d’une fatalité pas si singulière que cela. Dans La reine Margot (1994), un film inspiré du roman éponyme d’Alexandre Dumas (1845), Patrice Chéreau n’hésite pas à aborder frontalement et explicitement les violences des guerres de religion opposant les catholiques aux protestants de 1562 à 1598. Ce n’est pas la France de l’esprit de Montaigne et de la culture de la Renaissance que nous montre le réalisateur, mais bien celle de la cruauté, du fanatisme et de l’intolérance. 

Un univers étrangement familier, disais-je. En renvoyant la Saint-Barthélemy, clairement assimilée à un pogrom, aux charniers du camp d’extermination nazi de Bergen-Belsen, Patrice Chéreau nous dit que le massacre des protestants préfigure les génocides à venir, arménien, juif et cambodgien. Dans la Saint-Barthélemy, il y a donc Deir ez-Zor, Auschwitz et Tuol Sleng[1], comme si l’Histoire n’était qu’un éternel recommencement, une mise en accusation de l’homme toujours capable du pire. Une même réalité, encore plus proche de nous, résonne aussi comme un écho sinistre à l’orgie de sang et de meurtres de 1572 :  au moment où sort le film au Festival de Cannes, du 12 au 23 mai 1994, sur un autre continent, le génocide des Tutsis a commencé depuis le mois d’avril, rattrapant de manière prophétique le point de vue particulièrement pessimiste du réalisateur, sans oublier, pendant toute la durée du tournage, les violences et l’épuration ethnique perpétrées depuis 1991 par les Serbes contre les Bosniaques. Patrice Chéreau a affirmé que ce qui l’intéressait en reconstruisant dans La reine Margot ces scènes particulièrement brutales, « c’était cette sauvagerie, cette capacité d’être finalement incroyablement actuel, comme peut l’être un texte de Shakespeare ou de Marlowe. C’est finalement une sorte de barbarie très primitive et très proche de nous[2]». Ces anachronismes et cette subjectivité revendiqués par Chéreau – et la critique lui a reconnu cette posture créatrice – montrent ses interrogations politiques et sociales sur son époque, sur un présent qu’il ne cherche pas à maintenir à distance. Son exigence n’est pas celle d’un historien, qu’il n’a jamais voulu être, mais bien de celle d’un cinéaste, d’un auteur qui sélectionne dans l’Histoire ce qui peut nourrir son œuvre. Reconstituer le passé, ou tout au moins la vision qu’il en a, lui permet donc de dire que le temps de la réalisation d’un film est un second temps historique à prendre en compte. C’est cette sédimentation, cette exploration de ces temporalités qui sont à l’œuvre dans cette séquence et tout au long du film. Entre fureur et ténèbres, l’horreur de la répression catholique – les historiens évoquent de dix mille à trente mille morts à Paris et dans toute la France – génère, en effet, une insécurité fondamentale, une inquiétude que l’éloignement de la période décrite – le règne de Charles IX – n’apaise en aucun cas. Pour Chéreau, le fanatisme religieux, la sauvagerie et la puissance des passions aveugles n’appartiennent à aucune époque en particulier, mais à toutes. 

Resté longtemps dans la clandestinité de la mémoire, probablement en raison de son caractère fratricide, le massacre de la Saint-Barthélemy peine à être représenté à l’écran. Aux États-Unis, David W. Griffith s’en était emparé en 1916 dans Intolerance, mais il faudra attendre 1954 pour qu’en France, Jean Dréville dans La reine Margot[3] montre, en quelques plans audacieux pour l’époque, les atrocités de ces journées funestes. Mais la violence et la noirceur du film de Chéreau (qui s’était déjà emparé de ce sujet en mettant en scène en 1972 au Théâtre national populaire de Villeurbanne Le massacre à Paris du dramaturge anglais Christopher Marlowe) resteront sans véritable postérité, à l’exception notable de La princesse de Montpensier (2010), film dans lequel Bertrand Tavernier décrit à son tour et sans ménagement, mais de manière moins sanglante, cette déferlante tragique. Si l’image est devenue selon la formule de Marc Ferro un agent de l’Histoire[4], ne doutons pas que ce plan - à l’instar du célèbre et saisissant tableau du Massacre de la Saint- Barthélemy, réalisé entre 1572 et 1584 par un peintre protestant survivant, François Dubois - contribue à ce que nous ne doutions jamais de ce que l’homme peut faire à son semblable.

 



[1] Deir ez-Zor est un camp de concentration contrôlé par les Turcs dans lequel ont été déportés et assassinés des milliers d’Arméniens. Tuol Sleng est une école primaire de Phnom Penh transformée par les Khmers rouges en lieu de détention où furent emprisonnés et assassinés 18 000 Cambodgiens entre 1975 et 1979.

[2] Cité dans Chéreau : Pour La reine Margot, le modèle n’était pas l’histoire mais plutôt le Parrain de Coppola, Les Nuits de France Culture, 8 octobre 2023.

[3] C’est aussi le titre de deux autres films, difficilement visibles aujourd’hui, réalisés respectivement par Camille de Morlhon (1910) et Henri Desfontaines (1914).

[4] Marc Ferro, Cinéma et histoire, Gallimard, 1993, p. 109.






samedi 16 novembre 2024

La mort du rêve américain

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Une banlieue bien ordonnée et parfaitement fonctionnelle, comme il en existe tant aux États-Unis, s’étend le long des arabesques d’asphalte qui n’en finissent pas, à perte de vue, de dévorer l’espace (photogramme 1). Nous sommes en Floride, près d’Orlando. Ignorant les notions de centre et de périphérie, cet étalement urbain à l’architecture horizontale, où personne ne marche et où rien ne se fait sans voiture, est typique du modèle résidentiel américain. Composée de maisons individuelles, de pelouses soigneusement tondues, de piscines dont l’eau miroitante invite à la détente absolue, de palissades blanches délimitant des aires de jeu pour les enfants et d’une voiture (voire deux ou trois) dans chaque garage, la banlieue véhicule cette idée qu’elle est infailliblement synonyme de bonheur domestique, un bonheur indissociable du rêve américain. Au-dessus de ces habitations, nous devinons une immensité de ciel, forcément bleu, forcément immaculé, un ciel indissociable du soleil qui brille ici toute l’année ou presque. 

Mais derrière ces baies vitrées, derrière cette tranquillité apparente se joue tout à fait autre chose. En 2010, ces banlieues ont des allures de boulevard des illusions perdues : suite à la crise financière et immobilière de 2008, le rêve s’est transformé en cauchemar pour des milliers de propriétaires aux abois, incapables de payer leurs emprunts. Au-dessus de ce monde en perdition, Dennis Nash (Andrew Garfield à droite du photogramme 2) regarde à travers la verrière d’un hélicoptère cet océan urbain, autant absorbé par ce qu’il prépare, que par ses souvenirs. Il était encore, il y a peu, un ouvrier du bâtiment qui, face à la pénurie de maisons à construire, s’était retrouvé incapable d’honorer ses paiements hypothécaires. Expulsé sans préavis de son domicile par un agent immobilier sans scrupules, Rick Carver (Michael Shannon à gauche du photogramme 2), il choisit d’accepter le pacte faustien que celui-ci lui propose : gérer son parc immobilier et le seconder dans l’expulsion des propriétaires en rupture de paiement. Mais, non contents d’émettre des mises en demeure, ils dépouillent aussi les maisons de leurs appareils électro-ménagers, pompes de piscine et systèmes de climatisation pour mieux les réclamer aux assurances et les remettre en place pour revendre le tout au meilleur prix aux banquiers-propriétaires. Toutefois, en dépit de l’argent qui commence à couler à flots, Dennis n’arrive pas à se défaire de ce trouble intérieur, de cette souffrance d’infliger à d’autres ce qu’il a lui-même connu. Sur son visage, les yeux mi-clos et les lèvres serrées, avec cet air de chien battu dont il n’arrive pas à se départir, se lit toute l’ambiguïté tragique qui est la sienne, une ambiguïté consciente, assumée puisqu’il capitalise sur le malheur des autres, tout en arborant une mine compassionnelle, souvent d’ailleurs non feinte. Cherche-t-il ainsi à cautériser son propre désespoir pour garder cette humanité qui fait défaut à son mentor ? À côté de lui, gardé à distance par une faible profondeur de champ, ce dernier, en tant que sociopathe bouffi de vanité et de cynisme, aussi impitoyable que machiavélique, reste indifférent à ces états d’âme, aussi à l’aise dans ces eaux troubles qu’un grand requin blanc au large des côtes de la Floride. 

De All that Heaven Knows (Douglas Sirk, 1955) à Suburbicon (George Clooney, 2017) en passant par The Swimmer (Frank Perry, 1968), American Beauty (Sam Mendes, 1999) ou Little Children (Todd Field, 2006), la banlieue a toujours inspiré les cinéastes qui y voient, quelles que soient les époques, un terreau idéal pour allégoriser les fissures sociales et les angoisses des classes moyennes, en apparence satisfaites d’elles-mêmes, qui ne manquent pas derrière ce décor pimpant. Virgin Suicides (Sofia Coppola, 1999) est peut-être le film le plus percutant avec le suicide de cinq sœurs préférant mourir que de vivre jusqu’à l’étouffement au sein d’une famille aussi conventionnelle que répressive. Mais, dans 99 Homes (Ramin Bahrani, 2014), ces milliers de propriétaires doivent faire face non pas à une fêlure intérieure, mais à une hydre d’autant plus implacable qu’elle apparaît insaisissable : un capitalisme rapace fait de prêts toxiques, de bulles spéculatives, de hausse des taux d’intérêt … et de profiteurs.