samedi 30 décembre 2017

La créature chez Guillermo del Toro



Dans ce conte fantastique (La Forme de l’eau/The Shape of Water, 2017), Guillermo del Toro réactive la figure de la créature venue d’ailleurs. À l’instar de King Kong (King Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, 1933) ou de L’Étrange créature du lagon noir (Creature from the Black Lagoon de Jack Arnold, 1954), un nouvel alien, mi-homme, mi-amphibien, capturé en Amazonie, a été ramené de force, au début des années 60, dans un laboratoire ultra-secret de Baltimore, pour devenir un objet d’expérimentations scientifiques. Prisonnier, mis à l’isolement, martyrisé par le responsable du programme, le colonel Strickland (Michael Shannon), l’humanoïde aquatique voit son destin basculer lorsque Elisa (Sally Hawkins), jeune femme muette, préposée au nettoyage des sols du laboratoire, tombe amoureuse de lui. Celle-ci se démarque alors d’Ann Darrow (King Kong) et de Kay Lawrence (l’Étrange créature du lagon noir) terrifiées par ces monstes trop entreprenants, pour vivre instantanément une passion amoureuse qui ne laisse pas indifférent l’humanoïde amphibien. Lorsque Sally apprend que la créature, revêtue d’écailles, de nageoires et de branchies est promise à une vivisection, elle décide de la libérer. Cachée dans son appartement, cette dernière s’échappe toutefois un court moment pour se réfugier dans le cinéma qui se trouve juste en-dessous. Dans une salle vide, l’humanoïde s’arrête devant le film projeté, L’Histoire de Ruth (The Story of Ruth de Henry Koster, 1960), un péplum dans lequel des esclaves travaillent dans les mines de Judée sous les coups de fouet des garde-chiourmes et le regard méprisant de leurs maîtres. Au-delà de la mise en abyme de la scène, l’être aquatique ne peut voir dans ces hommes enchaînés que la reproduction de sa propre condition. L’armée américaine a fait de lui un objet assujetti à sa propre curiosité qui dans le contexte de la Guerre froide ne fait pas rimer science avec conscience. Mais fasciné par l’image cinématographique, l’homme amphibien ne se rend pas immédiatement compte de la présence de Sally, entrée à son tour, toute en élégance chaplinesque, dans la salle de cinéma. Marginaux, et donc singuliers dans ce monde qui n’est pas fait pour eux, les deux êtres « incomplets » se font face, de part et d’autre d’une rangée de sièges et engagent une étrange conversation, dénuée de mots, mais chargée de regards et de gestes, dans une entreprise de séduction mutuelle. La belle et la bête sont au diapason dans leurs identités respectives, acceptant de s’aimer en dépit de tout ce qui les sépare. De manière foudroyante, Sally voit en cette altérité son double, son alter ego en souffrance et en solitude et sait que chacun partage les mêmes émotions, les mêmes humiliations et les mêmes désirs. La salle de cinéma  sert alors d’écrin pour célébrer cet hymne à la différence, forgé par des élans passionnels insoupçonnés. Par l’intensité du sentiment amoureux et l’espoir d’un ailleurs dépassant le réel, la séquence paraît répondre à ce que nous mettons dans le nom de romantisme. Nous avons l’intime conviction de croire que le cinéma en serait la terre d’asile la plus extraordinaire.


Le professeur de sciences chez Agnieszka Holland



Balloté par les soubresauts et les tragédies de l’Histoire (la Nuit de Cristal en 1938, l’invasion de la Pologne par les troupes allemandes et soviétiques en 1939, puis celle de l’URSS par le IIIe Reich en 1941), Salomon Perel (Marco Hofschneider), un jeune juif allemand, se retrouve successivement membre du Komsomol (organisation de la jeunesse communiste soviétique) en Pologne,  soldat dans la Wehrmacht sur le front russe, puis membre des Jeunesses hitlériennes en Allemagne. Dans Europa, Europa (Hitlerjunge Salomon, 1990), Agnieszka Holland dynamite au canon lourd et avec un humour dévastateur la pseudo-science nazie dont les préoccupations étaient plus idéologiques que scientifiques. Salomon - qui se fait désormais appelé Joseph Peters – assiste à un cours de science dans un centre de formation desdites Jeunesses hitlériennes, localisé à Brunswick, en Basse-Saxe. Le professeur Goethke (Erich Schwarz) se targue de reconnaître un juif à certains traits distinctifs. Très doctement, il commence sa leçon d’anthropologie et de raciologie appliquées : « Génétiquement, un juif est différent de nous, le juif a le front haut et le nez crochu, l’occiput plat, les oreilles proéminentes et une démarche de singe (..) il gesticule des mains, a des manières serviles ». Joignant le geste à la parole, Goethke imite la démarche d’un primate,  se déplaçant le dos courbé, l’air menaçant, les doigts écartés, fixant les élèves d’un œil réprobateur. L’abomination de son discours et le ridicule consommé de sa posture ne choquent manifestement pas ces élèves soumis à un endoctrinement généralisé depuis de nombreuses années. « La science est objective » poursuit le professeur, sans que celui-ci ne se rende compte qu’il se trouve face à un juif. Joseph, revêtu comme tous ses camarades d’un uniforme brun comparable à celui du NSDAP, le regarde, incrédule mais inquiet, face à ce déferlement de haine normalisée et assumée. C’est la distance créée entre ce que sait le spectateur et ce qu’ignore le professeur qui provoque le rire salvateur, celui qui empêche de pleurer, le seul à même de souligner l’absurdité de ce que raconte cet « expert racial ». Mais ce rire finit immanquablement par s’étrangler, puisque l’on sait que cette théorie de la hiérarchie raciale servit à justifier et donc à légitimer les pires atrocités. Le point de vue d’Agnieszka Holland souligne une volonté incontestable de tenir en respect la barbarie d’un régime politique et de tous ceux qui le servirent. Née à Varsovie en 1948, d’une mère catholique et d’un père juif, la réalisatrice n’a pas connu l’occupation allemande, mais sa mère participa, au sein de la Résistance polonaise, au soulèvement de Varsovie en 1944. Son film lui rend hommage.


mardi 26 décembre 2017

L'onirisme chez Charles Laughton

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Avec les séquences de la douche ( Psychose/Psycho d’Alfred Hitchcock, 1960) et du discours final du barbier juif (Le Dictateur/The Great Dictator de Charlie Chaplin, 1940),  celle extraite de La Nuit du Chasseur (The Night of the Hunter de Charles Laughton, 1955), est l’une des plus célèbres du cinéma. Le cadavre de Willa Harper (Shelley Winters) se retrouve attaché à une voiture au fond d’une rivière. Elle vient d’être assassinée par son mari, le révérend Harry Powell (Robert Mitchum), faux pasteur mais criminel névrosé, qui maquille son crime en affirmant que sa femme a quitté le domicile conjugal. D’une noirceur totale, l’image irradie néanmoins une poésie qui a fait de Willa une victime expiatoire de l’hypocrisie et du fanatisme puritain que dénonce Charles Laughton. En dépit de la corde qui retient son corps au siège du véhicule, la jeune femme semble flotter dans ce noir et blanc aquatique (photogramme 1). La blancheur immaculée de sa robe est surlignée par les rayons de lumière qui transpercent la rivière, et son visage figé, encadré par la partie supérieure du pare-brise apparaît paradoxalement apaisé, presque somnolant. Seul le mouvement de ses cheveux accompagnant les ondulations des algues environnantes anime le cadre en s’opposant à l’immobilité de la voiture. Ces algues et les branches immergées d’un arbre mort cherchent à gifler ou à griffer la tête de Willa, comme si les éléments naturels étaient dotés d’une vie propre, bien dans l’esprit de ce conte macabre (photogramme 2). Cette esthétique vénéneuse doit beaucoup au directeur de la photographie de Charles Laughton, Stanley Cortez, qui compose des images oniriques, dépouillées de tout artifice, mais dotées d’un étrange pouvoir de séduction donnant au film, outre son caractère symbolique, un style poétique qui le place dans la mouvance gothique anglo-saxonne. Willa incarne, en effet, « une image poétique de la mort, d’un romantisme noir qui réunit l’épouvante et la beauté, la mort violente et la grâce pour en faire l’expession d’une mélancolie infinie» (1). Au fond de l’eau, l’infortunée Willa n’est plus que l’expression de nos terreurs enfantines : une mère tuée par une figure inoubliable du Malin, un ogre dont les actes nous font passer du conscient vers l’inconscient. Aujourd’hui reconnu comme un chef-d’œuvre incontournable, un film culte, La Nuit du Chasseur a été, au moment de sa sortie, un échec commercial et critique (même François Truffaut n’y vit que du feu) qui empêcha Charles Laughton de poursuivre sa carrière de réalisateur. Il fait partie, à l’instar d’un Erich von Stroheim ou d’un Michael Cimino, de ces cinéastes démiurges brisés par une industrie qui ne pardonne pas les échecs financiers. 

(1) Burkhard Rowenkamp, La Nuit du Chasseur dans 100 classiques du 7e art, Volume 1 : 1915-1959, Éditions Jürgen Müller, 2008,p.342


mardi 19 décembre 2017

La propagande chez Ralph Bakshi



Les Sorciers de la guerre (Wizards, 1977) de Ralph Bakshi est un film d’animation d’une rare puissance graphique. Après une déflagration atomique, le monde est sous la menace d’un être mutant, Blackwolf, qui rêve de prendre le pouvoir et d’asservir ceux qui ont survécu à la guerre nucléaire. Pour motiver ses troupes, il découvre, vestiges de l’ancien temps, un  projecteur de cinéma et des images d’archives datant de la Seconde Guerre mondiale. Démiurge aussi charismatique qu’illuminé, le sorcier Blackwolf projette devant ses soldats des discours d’un Hitler extatique et des scènes de guerre mettant en action les armées du IIIe Reich. Dans ce monde où la technologie avait disparu, le projecteur apparaît soudainement comme l’irruption d’une science oubliée dans un monde retourné à l’âge de pierre, régi par les lois de la barbarie. Saisissant instantanément la puissance de cet objet, Blackwolf en fait un extraordinaire vecteur de propagande belliciste, destinée aux masses . Il a compris également que le véritable pouvoir ne pouvait être que médiatique, et que celui-ci devait être contrôlé. Cette mise en abyme, animée par Ralph Bakshi, renvoie à tous les totalitarismes du XXe siècle. Lénine, Staline, Mussolini et Hitler ont toujours associé le cinéma à leur politique. Des trains spéciaux avec salles de projection circuleront dans les campagnes de Russie en 1918 pour vanter les mérites de la Révolution, les studios de Cinecitta fondés en 1937 à Rome permettront à Mussolini de glorifier le passé romain et le régime fasciste. Et Goebbels financera, dès 1933, toute l’industrie du film allemand. Blackwolf est tout autant le successeur de ces régimes, que celui qui, des profondeurs de l’enfer, détient l’arme ultime : l’image, capable de tétaniser, de décerveler et, au final, de manipuler des populations entières. Ces images guerrières sont instrumentalisées par le nécromancien qui cherche à infuser la haine de même qu’une foi militariste jusqu’au-boutiste dans le cerveau de ceux qui l’écoutent. D’un air vindicatif et les yeux injectés de sang, il harangue son armée de mutants, alors que celle-ci se prépare à son entreprise de conquête et de mort. Dans le premier plan, son regard caméra hypnotique et menaçant prend à partie le spectateur, puis le retournement du contrechamp à 180 degrés permet de voir ce que regarde Blackwolf : des oriflammes nazies, claquant au vent, et rappelant l’orchestration des défilés ou des cérémonies nationales-socialistes dans les villes et les stades allemands. La superposition d’images réelles  sur un dessin n’est certes pas  utilisée pour la première fois dans un film d’animation (les studios Disney avaient déjà réalisé en 1964, sur ce principe, Mary Poppins), mais le choix de Bakshi d’opposer des personnages cartoonesques à des images d’archives renvoyant à la peste brune crée une intertextualité aussi troublante qu’originale. Le choc entre la fiction et le souvenir de la guerre réelle – et à travers elle de toutes les guerres – matérialise une fable politique antidysneyenne dans laquelle, science, technologie, barbarie, guerre, pouvoir et propagande sont indissolublement liés. 


mercredi 13 décembre 2017

Le collaborateur chez Louis Malle


En 1944, dans un petit village du Lot, Lucien Lacombe, paysan fruste, sans éducation ni conscience politique, se retrouve, sans choix initial déterminé, dans la Gestapo française. Lui qui partageait son temps entre le nettoyage des sols dans un hôpital et des travaux au sein de la ferme familiale, se retrouve propulsé dans un univers dont il ne maîtrise ni la portée, ni les conséquences, au moment où les Américains viennent de débarquer sur les plages de Normandie. Il est désormais le bras armé de l’occupant, chargé de traquer les résistants et d’arrêter les juifs. Investi subitement d’une omnipotence et d’un pouvoir de vie et de mort sur autrui qui ne peuvent s’exprimer que parce qu’il est protégé par les Allemands, Lucien a tout d’abord opéré un changement vestimentaire, forcément d’emprunt, à la hauteur de son nouveau statut : la chemise blanche et le costume noir rayé tranchent radicalement avec les vêtements grossiers qu’il portait jusque-là. L’inclinaison de son corps et son attitude relâchée à la mesure de celle du soldat allemand à sa gauche, traduisent la normalité et la proximité qu’il a désormais avec les troupes d’occupation. Pourtant, Lucien sait à ce moment qu’il est devenu un homme à abattre pour la résistance qui ne lui pardonne pas sa trahison et son choix de se ranger au côté des tortionnaires. Mais, incapable de justifier une quelconque opinion idéologique, et uniquement mû par dépit et par le désir de revanche sociale, le jeune homme affiche la moue boudeuse de celui qui refuse de faire marche arrière. À travers ce personnage, Louis Malle propose donc une réflexion sur le problème de l'engagement et de ses rapports complexes avec des choix idéologiques ou non. Lorsque le film Lacombe Lucien est sorti en 1974, les critiques ont refusé de voir ce que Hannah Arendt avec remarquablement théorisé dans « Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal » (1963), ouvrage dans lequel la philosophe allemande pointait déjà l’insignifiance de l’organisateur de la Shoah, son absence de tout sens moral et son incapacité à faire la différence entre le bien et le mal. Lucien Lacombe, collaborateur de fortune, n’est que l’incarnation de cette médiocrité que la France post-gaulliste, encore imprégnée du résistancialisme (1) de l’après-guerre ne pouvait pas encore envisager. Il était manifestement impossible de voir un Français s’engager volontairement, sans conviction politique, dans la Gestapo, surtout en 1944. Dans le contexte de la démission du général de Gaulle (1969) et de sa mort (1970), les digues étaient pourtant en train de sauter une à une : Marcel Ophuls avait déjà tourné Le Chagrin et la pitié en 1969, un documentaire décrivant la vie quotidienne peu résistante à Clermont-Ferrand pendant l’Occupation, et Robert Paxton, universitaire américain, avait publié en 1972, La France de Vichy, 1940-1944, un livre dans lequel il décrivait toute l’implication du régime de Pétain dans la collaboration, la déportation et l’extermination des juifs. Le mythe de la France, unanimement dressée contre l’occupant, ne s’en relèvera pas.


(1) Terme inventé en 1987 par l’historien Henri Rousso pour qualifier l’idée développée par les gaullistes selon laquelle les Français auraient tous résisté pendant la guerre.


jeudi 7 décembre 2017

L'Indien chez Raoul Walsh




Ces trois photogrammes donnent l’impression de sortir tout droit de l’objectif du célèbre photographe et anthropologue Edward Sheriff Curtis qui mit sur pellicule, entre 1907 et 1930, plus de 50 000 photographies sur les tribus indiennes des États-Unis. Persuadé que celles-ci allaient disparaître, il décida d’établir l’inventaire de ce qu’elles avaient été avant l’arrivée des colons. En fait, ces photogrammes sont extraits de La Piste des géants (The Big Trail) de Raoul Walsh (1930). Ce premier grand western parlant relate l’épopée d’un convoi de pionniers empruntant la piste de l’Oregon à partir du Missouri pour rejoindre la terre promise. Au cours de leur odyssée ils devront affronter de multiples épreuves dont celle, inévitable, de l’attaque des Indiens. Mais contrairement à ses collègues James Cruze (La Caravane vers l’Ouest/The Covered Wagon, 1923) ou Cecil B.DeMille (Une Aventure de Buffalo Bill/The Plainsman, 1936) qui font de l’Indien un mécréant, cruel et sanguinaire, Raoul Walsh donne une véritable dimension humaine à ces Indiens. Tout d’abord, ce ne sont pas des acteurs blancs grimés en Peaux-Rouges, mais d’authentiques Cheyennes recrutés par la maison de production Fox Film Corporation qui figurent ce qui est en train d’être codifié : l’incarnation de la menace d’une Amérique primitive. Les coiffes et les vêtements ne sont visiblement pas des accessoires cinématographiques, les chants scandés et le langage des signes restituent une justesse ethnographique rarement vue à l’écran. La proximité de la date du film (1930) avec la fin de la Conquête de l’Ouest (1890) produit un hors-champ vertigineux qui donne leur valeur à ces photogrammes. Les plus âgés de ces figurants ont connu les ultimes feux de la vie nomade des tribus des Grandes Plaines, de la chasse au bison ou de la Danse du Soleil (interdite à ce moment depuis 1904). Leurs parents ont sans doute participé aux batailles de la Rosebud contre le général Crook (17 juin 1876) et de Little Big Horn contre le lieutenant-colonel Custer (25-26 juin 1876). C’est ce raccourci, entre réalité et fiction, que Walsh réussit à capter de manière saisissante, dans ce noir et blanc apte à rendre les caractéristiques d’un visage. Que pensent-ils de la recréation, forcément factice, forcément tragique, de leur mode de vie d’un autrefois pas si lointain, eux qui viennent tout juste d’obtenir la citoyenneté américaine en 1924 ? Être recruté, exposé quelques minutes par celui qui a spolié sa terre, anéanti un mode de vie, ne revient-il pas à accepter de n’être qu’une abstraction ou une figure de cire comme Sitting Bull a pu l’être pour le Wild West Show de Buffalo Bill en 1885 ? Même si les Cheyennes restent à l’arrière-plan du film, et s’ils n’échappent pas à la représentation caricaturale de l’ennemi, obstacle de la civilisation en marche, la noblesse de leur attitude tranche avec la cinématographie qui précède, et surtout celle qui va suivre au moins jusqu’aux années 50, y compris pour Raoul Walsh, pourtant très grand cinéaste hollywoodien, qui commettra probablement avec les Aventures du Capitaine Wyatt (Distant Drums, 1951), le western le plus raciste de l’histoire du genre.


mardi 5 décembre 2017

La chute chez Abraham Polonsky


Rarement l’infiniment grand aura à ce point écrasé l’infiniment petit. Dans L’Enfer de la corruption (Force of Evil), premier film réalisé par Abraham Polonsky en 1948, Joe Morse (John Garfield) est un avocat véreux, cynique et sans scrupules, lié à la mafia new-yorkaise. Chargé de rendre légal un système de paris illégaux, ses activités vont contribuer à l’assassinat de son frère Leo, bookmaker indépendant, honnête et désirant le rester. Réalisant enfin l’abjection de l’organisation criminelle qui l’emploie, il décide de se retourner contre elle et de la combattre. Rongé par le remords et par une prise de conscience tardive, Joe court dans les rues de New-York à la recherche du cadavre de son frère. En descendant cet immense escalier surplombé par un mur cyclopéen, il s’enfonce dans les profondeurs vénales de son âme en cherchant une rédemption à la hauteur de sa laideur morale passée. La verticalité de la paroi murale s’apparente à une falaise dont les blocs de pierre finissent par absorber la frêle silhouette dans son interminable désescalade vers un purgatoire qui doit le libérer du mal qui a causé la perte de Leo. Pour libérer sa conscience, payée au prix fort de la trahison fraternelle, il doit traverser cet espace froid et impersonnel pour voir, ultime catharsis, le cadavre de son frère, vision qui lui permettra de renaître et de retrouver le sens de son humanité. Mais ce rempart, véritable abstraction minérale, peut aussi matérialiser l’obstacle infranchissable que représente la mafia et ses ramifications tentaculaires dans tous les secteurs de la société. Par la grâce de la photographie de George Barnes, Joe n’est qu’un point quasiment invisible, un mort probablement en sursis, la boursouflure grotesque d’un corps social corrompu par le crime. Ayant perdu la puissance et son rang dans la société, Joe court après son honneur déchu, n’hésitant pas à transgresser les codes de son milieu, pour mieux tirer un trait sur son passé.  Héro tragique d’une histoire qui le dépasse, ce personnage va influencer une grande partie de la filmographie de Martin Scorsese, de Mean Streets (1973) à Raging Bull (1980) en passant par Taxi Driver (1976), dans lesquels la culpabilité, l’expiation des péchés et la rédemption sont omniprésentes. Abraham Polonsky paiera cher sa description de la mafia fonctionnant comme une entreprise capitaliste. Considéré comme « un très dangereux citoyen » par Harold Velde, un des présidents de la sinistre Commission des Activités antiaméricaines, le réalisateur, qui n’a jamais caché ses sympathies communistes, sera mis en 1951, en pleine période maccarthyste, sur une liste noire qui brisera net sa carrière ascendante. Il devra attendre 1969 pour pouvoir mettre en scène son deuxième et avant-dernier film. Ce sera Willie Boy (Tell Them Willie Boy Is Here) avec Robert Redford et Robert Blake.


vendredi 1 décembre 2017

Le joueur de poker chez Norman Jewison


Ce plan d’ouverture du film, Cincinnati Kid (Norman Jewison, 1965) a probablement été tourné par Sam Peckinpah avant que celui-ci ne soit renvoyé avec pertes et fracas par le producteur Martin Ransohoff pour être remplacé au pied levé par Norman Jewison. Huit joueurs, dont nous ne voyons que les mains, sont réunis autour d’une table et d’une partie de poker. L’angle de prise de vue, en plongée totale, et le cadrage choisi permettent de ne pas individualiser les différents protagonistes pour permettre de retarder le surgissement du personnage principal, Eric Stoner, dit le Kid (Steve McQueen), un joueur de poker à la renommée grandissante. L’action se passe à La Nouvelle Orléans et manifestement dans un bouge. La table en bois, les cendriers ébréchés, les allumettes disséminées et les manches défraîchies des joueurs témoignent du milieu dans lequel se déroule cet affrontement autant psychologique que financier. C’est le hors-champ qui donne en effet, toute sa valeur à ce plan : ce n’est pas un casino mais les bas-fonds et le monde interlope de la cité bordée par le Mississippi que filme Norman Jewison. Le bar sinistre, dans un sous-sol qui ressemble à une fosse, les éclats de voix tranchant l’air empesté par l’alcool, la petite porte de derrière permettant les fuites rapides de dernière minute, une galerie de personnages vivant la nuit, plus ou moins marginaux, tout cela éclot de manière instantanée. Le plan traîne une atmosphère fiévreuse, potentiellement porteuse de drames et de règlements de comptes. Le cigare à gauche et les cigarettes écrasées suggèrent une atmosphère enfumée, mais aussi une partie qui dure depuis plusieurs heures. Éclairés d’une lueur blafarde par une ampoule dénudée accrochée au plafond, ces hommes attablés dans ce tripot sont sur le point de terminer une manche, et la tension qui se dégage de la scène est proportionnelle au paquet de dollars au centre de la table, point de convergence des paires de mains toutes aussi avides les unes que les autres. Les quatre cartes visibles à gauche montrent qu’ils se livrent au Stud à cinq cartes, une des multiples versions du poker. Le donneur qui tient les cartes au bas de l’écran est en train de distribuer la dernière carte et c’est la combinaison la plus haute, réunissant les cartes visibles de tous plus la carte connue du seul joueur qui permettra à l’un d’entre eux de remporter la mise. Le joueur de poker est manifestement un personnage « sollicitant la chance pour mieux la défier et pour lequel perdre est une autre forme de jouissance, un balancement au-dessus de l’abîme » (1). Tous ces hommes sont visuellement unis par leur posture identique, mais séparés par la confrontation qui les oppose jusqu’au terme d’une épuisante bataille.


(1)  Dictionnaire des personnages du cinéma, sous la direction de Gilles Honfleur, Bordas, 1988 p.232.