lundi 30 janvier 2023

Le voyeurisme chez Robert Wise

 

Tout comme De sang-froid (In Cold Blood, Richard Brooks, 1967)[1], Je veux vivre ! (I Want to Live !, Robert Wise, 1958) est un film exceptionnel dans sa dénonciation impitoyable de l’odieuse violence d’État qu’est  la peine de mort. Condamnée à la peine capitale pour un crime qu’elle n’a pas commis, Barbara Graham (Susan Hayward) est conduite hors de sa cellule pour être attachée sur la chaise de la chambre à gaz du pénitencier de Saint Quentin en Californie. Sans aucun sentimentalisme et encore moins d’élan lyrique, mais dans une description au scalpel proche du réalisme documentaire, Robert Wise filme toutes les étapes conduisant à l’exécution. Mais si Barbara a demandé à ce qu’on lui couvre les yeux avec un masque, c’est moins par peur de la mort que pour exprimer son profond dégoût face au voyeurisme des journalistes massés derrière elle, tous plus friands les uns que les autres du spectacle qui se déroule sous leurs yeux.  Tout est net dans le plan, comme pour mieux rapprocher celle qui, au premier plan, reste digne envers et contre tout, et ceux, à l’arrière-plan, qui se repaissent, toute honte bue, de la souffrance d’autrui. Témoins d’une forme de violence normalisée, c’est tout juste s’ils ne se bousculent pas pour être le mieux placés au premier rang, afin de satisfaire la plus vile des jouissances. Nul visage révulsé, nul trouble même imperceptible, encore moins de défaillance ou de paroles feutrées, mais juste une meute silencieuse d’honnêtes gens cravatés et nœuds papillonnés, convaincus que l’exemplarité du châtiment est le meilleur moyen pour apporter la sécurité et l’ordre dans la société. La cloison vitrée qui sépare les journalistes de la suppliciée impose une ligne de démarcation que le métal froid de l’intérieur de la chambre à gaz rend encore plus oppressante. Cette fascination malsaine devant la mort, ce goût décomplexé du morbide dans le cadre d’une abjecte vengeance légitimée par une justice boiteuse, ne peuvent que révéler leur vacuité morale. Ils sont l’exact opposé des journalistes-croisés prompts à défendre les injustices et que le cinéma hollywoodien se plaît à célébrer à l’image d’un Ed Hutcheson (Humphrey Bogart)[2], un rédacteur en chef intègre luttant contre la corruption. Tout au contraire, et sur un ton corrosif, Robert Wise les assimile à des échotiers plus proches du cynisme d’un Charles Tatum[3] ou de l’arrogance d’un J.J. Hunsecker[4], puisque c’est par leurs écrits à charge qu’ils ont contribué à mobiliser l’opinion publique contre Barbara. Seul Ed Montgomery (Simon Oakland), un journaliste repenti, taraudé par sa mauvaise conscience, tentera de l’innocenter, en vain. En hurlant toute l’ignominie du monde, c’est donc tout autant la peine de mort que la puissance de la presse people que le réalisateur dénonce ici, juste avant de pourfendre, dans son film suivant Le Coup de l’escalier (Odds Against Tomorrow, 1959), le racisme, cet autre poison universel.  



[1] Voir chronique Les larmes chez Richard Brooks

[2] Bas les masques (Deadline USA, Richard Brooks, 1952)

[3] Le Gouffre aux chimères (Ace in the Hole, Billy Wilder, 1951). Voir chronique L’arrivisme chez Billy Wilder.

[4] Le Grand chantage (Sweet Smell of Success, Alexander Mackendrick, 1957)




jeudi 19 janvier 2023

Le cul-de-sac chez William Keighley



À hauteur de regard, la caméra de William Keighley est littéralement vampirisée par cette muraille montagneuse, aussi infranchissable qu’écrasante, dont la paroi en forme de V menace littéralement de se refermer sur les huit cavaliers pris au piège de ce cul de sac minéral.  Alors qu’une horde d’Indiens lancée à leurs trousses menace de les submerger, ils n’ont plus la possibilité de tourner bride, et savent à cet instant que leur destin est scellé sur cette terre prête à se dérober sous les sabots de leurs chevaux. Nulle grotte ou autre anfractuosité pour s’y réfugier, mais juste une falaise dressée vers le ciel et contre l’horizon ne pouvant être appréhendée que vue du sol, des roches que l’on devine rouges, sculptées par le temps, le vent, la pluie, la chaleur, comme autant de forces inexorables, une architecture finalement à la mesure d’une nature violente, harmonieuse qui a pris tout son temps pour parfaire son œuvre, mais qui ne se laisse pas facilement apprivoiser. La combinaison de la verticalité majestueuse et de la masse cyclopéenne de cet abrupt, rend subitement dérisoire les passions humaines en forçant les hommes à s’incliner, à courber l’échine avec humilité, à défaut pour eux, de pouvoir se transformer en démiurges. La disparition de la profondeur de champ, si chère au western, et la présence d’un tout petit coin de ciel soulignant à peine la ligne de crête inaccessible, donnent la mesure de l’enfermement dans lequel se trouvent les fuyards. « L’homme n’est pas accueilli par la nature, mais englouti par elle » disait Joel Snyder à propos des photographies des paysages de l’Ouest américain de Timothy O’Sullivan [1]. Autant de lieux qu’on ne peut qu’imaginer éternels, à l’image de ces héros tragiques qui, s’ils vont dans quelques minutes perdre prématurément la vie dans un ultime baroud d’honneur, n’en entreront pas moins dans la légende et la geste du grand Ouest. Tout concourt donc visuellement à faire de ce plan un plan de transition, d’attente, entre la chevauchée éperdue des protagonistes venus se fracasser contre ce mur, et leur affrontement inévitable avec les Indiens, un plan dans lequel roche et cavaliers se confondent dans un hiératisme magnétique. Le titre du film en français, La Révolte des dieux rouges (1950) est moins explicite que son titre original Rocky Mountain, plus en phase avec cet espace singulier, ce décor orgueilleux d’une incomparable beauté et que le noir et blanc rend encore plus contrasté et mystérieux. Même si William Keighley n’est pas John Ford ou Anthony Mann, celui-ci a néanmoins réussi ici – Rocky Mountain sera son seul western - à transcender de manière saisissante sa caméra pour capter les tensions entre les hommes et un environnement pris dans sa pureté originelle. À moins que cela ne soit l’inverse. ….      



[1] Joel Snyder, American Frontiers : The Photographs of Timothy H. O’ Sullivan 1867-1874, New-York Aperture, 1981, cité dans Il était une fois le western, une mythologie entre art et cinéma, catalogue de l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Montréal, 2018, p.39