samedi 30 juillet 2016

Le selfie chez Ridley Scott


Bien avant que le selfie ne devienne aujourd’hui cette exaspérante autoproclamation de l’amour de soi-même, Ridley Scott, devançant le monde entier, l’avait mis en scène en 1991 dans Thelma et Louise. Deux jeunes femmes, Thelma (Geena Davis, à droite) et Louise (Susan Sarandon, à gauche) décident de partir en villégiature le temps d’un week-end,  délaissant momentanément leurs vies monotones et sans relief. Thelma, naïve et écervelée, est mariée à un ectoplasme, un tyran domestique  incarnant avec fatuité le revers du rêve américain (la réussite professionnelle en dépit de son caractère inculte et borné, une voiture rutilante, une maison individuelle dans une banlieue bien proprette, une femme au foyer, soumise et fondamentalement malheureuse) alors que Louise incarne une femme apparemment plus libre, plus mûre, plus réfléchie mais qui se morfond dans son travail de serveuse. Au moment du départ, et à l’aide de son appareil photo, Louise fige ce moment de bonheur sincère mais forcément éphémère. Les deux jeunes femmes savent que leur retour les replongera dans leur morne quotidien, aussi, décident-elles de jouir pleinement de ces instants de liberté arrachés aux pesanteurs sociales. Souriant à pleines dents et parées de leurs meilleurs atours, elles impriment sur la pellicule leur amitié et leur désir d’évasion en dépit de leurs caractères très dissemblables. Jeu de miroir entre réalité et imaginaire, cette photographie sera le prélude d’une prise de conscience – particulièrement pour Thelma – d’une émancipation à laquelle elle n’aurait jamais pensé sans le concours de Louise et des événements qui vont suivre. Narcisses revendiquées, Thelma et Louise proclament à la face du monde qu’elles sont autre chose qu’une épouse soumise au patriarcat et qu’une serveuse attachée à  son restaurant. Mais sans le savoir, elles viennent de franchir une frontière séparant un espace statique et conventionnel (la maison de Thelma et le travail de Louise) d’un autre, ouvert et incertain (la route qui doit les mener au Mexique après un drame qui fait basculer le film). La séquence est la représentation même du buddy movie (film de copains) sur lequel va se superposer un road movie puisque la voiture deviendra le vecteur et l’expression de leur liberté mais aussi de leur malheur.




Geena Davis et Susan Sarandon

jeudi 28 juillet 2016

Shakespeare chez John Ford


Une des caractéristiques du cinéma de John Ford réside dans l’art de présenter des personnages secondaires hauts en couleurs et dotés d’une existence propre. Ici, dans La Poursuite infernale (quel titre idiot ! L’original est My Darling Clementine, 1946), Granville Thorndyke (Alan Mowbray) incarne un ange déchu, un acteur itinérant sans le sou, récitant des vers de Shakespeare dans toutes les villes miteuses de l’Ouest américain, pour gagner quelques verres d’alcool. Monté sur une scène improvisée et sous la menace des frères Clanton, goguenards et plus ou moins avinés, Thorndyke, le bras droit levé et en costume de scène, une dague dans son fourreau sur le flanc, entame d’une voix claire, solennelle et pathétique, le monologue d’Hamlet. L’incongruité, l’originalité et la force de la séquence tiennent dans la distance qui s’installe à ce moment entre la noblesse de la poésie shakespearienne et le saloon, lieu emblématique du western, traditionnellement réservé aux beuveries en tout genre, aux bagarres et aux parties de poker enfiévrées. Une table, des chaises, un bar sur lequel les malfrats sont adossés ou assis, deux lampes à pétrole diffusant une lumière transperçant une atmosphère enfumée caractérisent cet espace transformé en scène de théatre. Mais cette distance est double, puisque les cowboys incultes qui assistent à cette représentation n’entendent évidemment rien à l’art du natif de Stratford-upon-Avon. Toisant avec mépris et irrévérence Thorndyke et plus préoccupés par le vol de bétail ou le chaos installé à la force du colt, les frères Clanton - dont on reconnaît John Ireland dans le rôle de Billy Clanton assis sur le bar – représentent les derniers avatars d’un Ouest naturel et donc fruste, dans lequel la violence prime sur la loi et l’ordre.  C’est donc le thème essentiel du film – et de tout le western en tant que genre -,  la culture et la civilisation face à la sauvagerie, que Ford filme ici. Mais, tout à son monologue, Thorndyke est également le miroir et le double d’un autre ange déchu qui traverse le film de sa silhouette impavide; Doc Holliday (Victor Mature), ex-chirurgien en rupture de ban, suicidaire distingué (le vrai Doc Holliday était en fait dentiste)  fuyant l’Est pour des raisons indéterminées, est le seul dans le saloon à connaître les vers de Shakespeare, qu’il déclamera à la suite de la mémoire défaillante de l’acteur shakespearien. Ces deux soliloques se répondent de manière poétique et font de ces deux personnages à priori dissemblables, des frères en perdition flamboyante. Le moment est sublime.



samedi 2 juillet 2016

La propagande selon John Wayne


Autant le dire tout de suite, le film The Alamo réalisé par John Wayne en 1960 est d’abord un film de pure propagande,  à destination du Texas, des États-Unis et du monde. Il relate le sacrifice héroïque des 180 hommes qui ont défendu pendant treize jours Alamo, une vieille mission fortifiée en 1836 au Texas, alors mexicain, face à l’armée du generalissimo Santa Anna  bien supérieure en nombre. L’enjeu pour les immigrants américains – dont Davy Crocket (John Wayne), William B. Travis (Lawrence Harvey) et Jim Bowie (Richard Widmark) -  était de créer une République indépendante du Mexique et de permettre à Sam Houston (Richard Boone) de gagner un temps précieux pour mettre sur pied une armée texane. John Wayne a porté ce projet pendant quinze ans avant de pouvoir le tourner sur un site reconstitué près de Brackettville au Texas. Mais, ramener The Alamo uniquement à cela, serait oublier la fantastique geste cinématographique que nous livre l’acteur fétiche de John Ford. L’assaut final mexicain dure 13 minutes et reste un morceau de bravoure inégalé (le dernier Alamo, filmé par John Lee Hancock en 2004, est bien plus plus proche de la réalité historique mais reste dénué du souffle épique de la version de John Wayne). Davy Crocket (le troisième à partir de la gauche), revêtu  de sa toque de trappeur, est à la tête d’un groupe de volontaires du Tennessee défendant la palissade sud de la mission. Protégés par un mur, aussi improvisé que fragile, constitué de bois et de pierres, ces défenseurs - déjà statufiés dans le mythe - s’apprêtent à stopper les charges furieuses de la cavalerie mexicaine. Leurs yeux, rivés sur la mire de leurs fusils, soulignent leur détermination et leur courage, alors que derrière eux, la bataille fait déjà rage. Leurs armes, comme autant de baïonnettes, dressent une véritable barrière qui doit rendre cette partie de l’Alamo infranchissable. Magnifiés par l’écran large et la photographie de William Clothier, Davy et ses compagnons opposent une farouche résistance tout à leur volonté de ne pas céder un pouce de terrain. Prêts à mourir en martyrs pour une cause supérieure, ils incarnent cette Amérique conquérante du XIXe siècle que John Wayne veut traduire sur un écran au tournant des années 60. Mais, entre les lignes, The Alamo, sorti le 24 octobre 1960, parle davantage de John Wayne et des États-Unis que du Texas en 1836. Pour un partisan du parti républicain comme lui, l'époque est rude: la guerre de Corée s’est terminée en 1953 par un statu quo, le sénateur McCarthy est mort en 1957 et John F. Kennedy est sur le point d’accéder à la Maison blanche (John Wayne a soutenu son adversaire, le républicain Richard Nixon). Cela explique la volonté du réalisateur d’imposer sa vision conservatrice de la grandeur de l’Amérique à une époque où l’URSS marque des points en lançant, en 1957 avant les États-Unis, le Spoutnik dans l’espace. 180 hommes menés par des personnages de légende ont accepté de se sacrifier dans une enceinte encerclée par 7000 Mexicains ! Il émane de cet épisode tragique, revisité par la force de conviction de John Wayne, un lyrisme brutal sublimé par la musique de Dimitri Tiomkin. La vieille mission espagnole est le réceptacle de toutes les valeurs défendues par le réalisateur: le patriotisme, la liberté, le sacrifice et l’héroïsme. La République texane affronte la dictature mexicaine dans un combat sans merci. Pour Wayne, cette page de l’histoire du Texas doit servir à proclamer à la face de ses contemporains et du monde que les États-Unis se sont construits grâce à des héros dont le courage et la détermination ont permis de légitimer la conquête d’un espace au nom de la liberté. D’aucuns pourraient penser que le ton du film est conservateur, pompeux et moralisateur, mais qu’importe, le souffle de la réalisation emporte tout.




Le champ-contrechamp de l'assaut final



L'épilogue selon Mervyn LeRoy


Les deux plus grands épilogues de l’histoire du cinéma appartiennent à La Planète des singes (Planet of the Apes de Franklin J.Schaffner, 1968) et à Je suis un évadé (I am a Fugitive from a Chain Gang  de Mervyn LeRoy, 1932). Dans ce dernier film, Paul Muni (ici, au regard halluciné) incarne un ancien combattant de la Première Guerre mondiale de retour au pays. N’arrivant pas à se réinsérer dans la société, il se laisse entraîner dans un casse qui tourne mal et finit condamné à dix ans de travaux forcés. Une lente descente aux enfers commence alors pour lui …….

La séquence dure 1’24 mais imprime la rétine du spectateur de manière indélébile. James Allen (Paul Muni, donc) est en cavale et s’extirpe des ténèbres pour délivrer un message d’adieu à Helen (Helen Vinson), la femme qu’il aime. Mal rasé, les yeux hagards et revêtu d’une chemise, d’un costume et d’un feutre élimés encadrant une cravate noire lui rappelant sa vie d’avant le bagne, James Allen est aux abois. Il vient de s’évader du bagne et se sait pourchassé. Extrêmement nerveux et constamment sur le qui-vive, il sursaute au moindre bruit qui transperce l’obscurité environnante. Ses paroles frénétiques d’animal traqué résonnent sinistrement alors qu’Helen tente en vain de le retenir. La tension dramatique de cette image est transmise par l’éclairage qui fige, dans une large zone d’ombre, le visage de James, dévoilant non seulement son expression désespérée mais aussi la destinée de cet homme, broyé par la société et ses institutions judiciaires et pénitentiaires, et voué à la marginalité. En cette année de 1932, Paul Muni incarne dans une construction en miroir deux rôles qui pervertissent le rêve américain ; Scarface (Scarface de Howard Hawks), gangster flamboyant parvenu à la réussite par le meurtre et la corruption et James Allen, ancien soldat condamné pour un crime qu’il n’a pas commis et pour lequel la justice persiste à ne pas avoir les yeux bandés. Bien que se déroulant au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’itinéraire de cet homme, déchu de ses droits, fait forcément écho aux années noires de la Grande Dépression des années 30 que traversent à ce moment les États-Unis. À l’instar de milliers de laissés-pour-compte jetés sur les routes par le chômage et la misère, James Allen est devenu un paria rejeté dans l’ombre. Cette séquence d’une esthétique foncièrement pessimiste, ne doit son existence qu’à  un fusible récalcitrant qui avait sauté, plongeant ainsi le studio Warner dans l’obscurité. La noirceur – dans tous les sens du terme – de la scène avait semble-t-il plu à Darryl F. Zanuck, l’omnipotent producteur du film. La séquence fut gardée.



Paul Muni