vendredi 21 mai 2021

Les graminées chez Kevin Costner


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Ces deux plans de Danse avec les loups (Dances with Wolves, Kevin Costner, 1990) illustrent, non seulement l'étroite relation que le lieutenant Dunbar (Kevin Costner) et Kicking Bird (Graham Greene), un homme-médecine Sioux Lakota, entretiennent avec leur environnement, mais aussi leur profonde complicité future, prélude d'une amitié fraternelle que n'entameront ni les différences culturelles, ni les vicissitudes du temps. En 1863, laissant derrière lui la fureur et la brutalité de la guerre de Sécession, le lieutenant Dunbar est en route vers Fort Sedgewick, sa nouvelle affectation perdue au milieu des plaines d'un Ouest en sursis. Il veut voir la Frontière, cette ligne mouvante qui sépare le monde dit civilisé du monde dit sauvage, avant que celle-ci ne disparaisse bientôt sous la pression des vagues migratoires de colons avides de terres. Épargnées pour le moment par cette colonisation, ces plaines herbeuses ondoyantes et monotones, peu boisées et balayées par le vent, se perdent au-delà de l'horizon pour former une mer végétale que traversent depuis des siècles des troupeaux de bisons et des tribus indiennes. Au cours d'une halte, Dunbar descend de son cheval pour contempler cet océan de graminées safranes de grande taille qui l'encerclent.  En tournant sur lui-même et au comble de sa méditation, il se met délicatement à caresser le sommet de leurs tiges frémissantes (photogramme 1). En symbiose totale avec cette nature qu'il respecte instantanément, la remise en cause de sa propre civilisation est en marche. Profondément meurtri par les horreurs de la guerre en cours dans l'est du pays, il fuit la folie et l'arrogance des hommes pour chercher dans ces solitudes une liberté que sa fonction d'officier dans l'armée du Nord lui interdisait. Pour lui, la vie ne peut se concevoir que dans le contact intime et physique avec la nature. Ayant vu la mort de près et réalisant petit à petit tout ce que la société codifiée dont il est issu représente de superfétatoire, c'est dans son acculturation à ce nouvel environnement que John Dunbar va désormais puiser la raison de son existence. Pourtant, il ignore encore qu'une tribu Sioux Lakota campe non loin de là. La première manifestation de la présence indienne se traduit par l'irruption dans le cadre d'un bras (photogramme 2). Le vêtement qui le moule, confectionné à partir d'une peau tannée frangée, ne laisse aucun doute sur l'origine de son propriétaire. Dans un lent mouvement ascendant, la caméra dévoile Kicking Bird reproduisant à l'identique les gestes que le lieutenant avait exécutés quelques jours auparavant. Même posture contemplative, mêmes effleurements des graminées dont la teinte dorée est le prolongement de sa tunique, même sensibilité environnementale, même sérénité devant l'ampleur d'un monde infini. Les trajectoires de John Dunbar et de Kicking Bird vont inévitablement se croiser pour contribuer à légitimer une vérité féconde que Kevin Costner décline tout au long de son film : la prise de conscience d'une initiation à l'Autre, à celui qui est différent, mais si proche ….

 


Le leitmotiv chez Kevin Costner

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Grâce au montage alterné et à deux raccords aussi subtils qu'inattendus, Kevin Costner réussit à suggérer la continuité temporelle en nous transportant, en temps réel, dans trois espaces différents. Dans Danse avec les loups (Dances with Wolves, Kevin Costner, 1990), le lieutenant Dunbar est arrivé dans les ruines du Fort Sedgewick, abandonné depuis peu par la précédente garnison. Réorganisant les lieux pour rendre cet avant-poste de l'armée américaine viable, il assainit la rivière qui flanque le fort en sortant de son cours des cadavres d'animaux qu'il brûle sur un bûcher improvisé (photogramme 1). Les flammes et la fumée qui s'en dégagent forment très rapidement de longues et larges spirales noires montant vers le ciel, des spirales si amples qu'elles signalent inévitablement sa présence à des kilomètres à la ronde. De manière logique et attendue, le premier raccord permet de cadrer un groupe de Pawnees dont le chef (Wes Studi, à droite du photogramme 2) manifeste de manière évidente des intentions belliqueuses à l'encontre de celui qui est à l'origine du feu dont la fumée est perceptible, au centre de l'image, très loin dans ces interminables étendues herbeuses dont aucun obstacle n'arrête le regard. « Il n'y a qu'un Blanc pour faire un feu visible de tous » dit-il d'un ton méprisant. Il porte tous les attributs du guerrier indomptable: arc et carquois en bandoulière, casse-tête dans la main droite, peintures de guerre sur le visage et le corps, grand collier constitué de griffes animales, et coiffe en forme de crinière posée sur un crâne quasi-chauve. Bien décidé à en découdre pour obtenir son tribut de sang et de scalps, il décide d'aller droit vers ces volutes de fumée. Contre toute attente, le deuxième raccord nous dévoile, non pas le feu déclenché par le lieutenant Dunbar, mais un gros plan sur celui de Timmons (Robert Pastorelli), le muletier qui avait escorté Dunbar jusqu'à Fort Sedgewick (photogramme 3). Tout indique la pause que s'accorde Timmons sur le chemin du retour: une cafetière qu'on suppose brûlante et une poêle à frire constituent les maigres ustensiles de cuisine dont dispose le muletier au milieu d'un bivouac sommairement dressé. Inconscient du danger qui rôde, il prépare tranquillement son repas, plus soucieux de se sustenter que d'assurer ses arrières. Ces deux raccords reposent sur le regard des protagonistes (Dunbar, le Pawnee et Timmons) aimanté par une fumée qui agit comme un leitmotiv et une source de suspense donnant son unité à la narration. Mais cette séquence donne aussi un certain nombre de clés: Dunbar élimine les cadavres d'animaux qui souillent une rivière pour redonner à cet espace sa pureté originelle, préalable à sa propre régénérescence; les Pawnees font corps avec cette vastitude et se déplacent librement  sous des ciels immenses pour mener des expéditions guerrières à l'instar des Sioux que Dunbar va rencontrer; Timmons enfin, présenté comme une personne grossière et inculte, utilise ce lieu comme un vaste dépotoir – ne jette-t-il pas ses déchets sur sa route ? -  et ne peut donc que disparaître avant que d'autres intrus, plus menaçants et nettement plus nombreux ne viennent souiller cette nature altière.



dimanche 16 mai 2021

Le détective privé chez Dick Richards

 

Le détective privé, le private eye, est l'une des figures emblématiques du film noir américain. Archétype du héros à la lisière de la légalité, ce personnage est issu des romans policiers hardboiled [1] qui fleurirent aux États-Unis pendant les années 1920-1930. Nés sous la plume de Dashiell Hammett, Raymond Chandler ou encore Mickey Spillane, les limiers Sam Spade, Philip Marlowe ou Mike Hammer apparurent sur les écrans de cinéma des années 1940-1950, plus occupés à évoluer dans des milieux interlopes, prétexte destiné à scruter d'un regard désenchanté la corruption de l'âme humaine, qu'à tenter de résoudre une énigme par essence profondément labyrinthique et absconse. Parmi eux Philip Marlowe est peut-être celui qui incarne le mieux cet esprit individualiste, mélancolique et désabusé, mais doté d'une morale et d'un honneur qui n'excluent ni cynisme, ni ironie sur le monde qui l'entoure. Incorruptible, le détective privé est un utopiste déchu, celui qui est revenu de tout et en particulier de la bonté humaine, une illusion à laquelle il a pu peut-être croire un jour, mais qu'il a depuis longtemps noyée dans une bouteille de rye et dans ses errances dans les bas-fonds mais aussi les quartiers cossus des cités, et particulièrement celle de Los Angeles. Philip Marlowe a été immortalisé par Humphrey Bogart bien que celui-ci ne l'ait interprété qu'une seule fois dans Le Grand sommeil (The Big Sleep, Howard Hawks, 1946). Mais il lui a donné une apparence indélébile (feutre mou, imperméable) et un visage (yeux cafardeux et pensifs, front plissé, contraction de la bouche en forme de sarcasme toujours renouvelé). Osons une hérésie qui va faire hurler la salle à pleins poumons: au contraire d'un truisme consistant à dire que Bogart est Marlowe, Robert Mitchum (à droite sur le photogramme) dans Adieu ma jolie (Farewell, My Lovely, Dick Richards, 1975) lui fait une redoutable et efficace concurrence. Tout en déambulant dans une rue de Los Angeles, Marlowe/Mitchum se fait accoster par un individu patibulaire, d'une carrure imposante - « genre statue de la Liberté » dit Marlowe en voix off - mais bien mis de sa personne avec, posée sur un costume-cravate et une chemise blanche impeccablement repassée, un visage de bouledogue rasé de près, surmonté d'un borsalino vissé sur la tête: Moose Malloy (Jack O'Halloran à gauche sur le photogramme).  « J'aurais pu m'asseoir dans la main qui me saisit ». Très chandlerien dans le texte, ce monologue de Marlowe, dit toujours en voix off et d'un ton las, tout en humour éreinté, témoigne de son étonnement face à la familiarité manifeste et insistante du colosse. Avec son air faussement étonné, son feutre mou et son col défraichi, le détective n'en mène pas large et ne sait pas encore si cette main, aussi large qu'un battoir, est le prélude d'un uppercut destiné à terminer sa course dans son estomac ou si Malloy est son prochain client. Ne pas contrarier ce dernier lui semble pour le moment la meilleure option à suivre. En attendant de connaître les arrière-pensées du mastodonte, Marlowe sait, en bon professionnel, que l'inattendu et l'imprévisible font partie de son quotidien et que l'important pour lui est de ne pas se départir de sa résignation tranquille et de sa maîtrise de soi. Tourné un an après Chinatown (Roman Polanski, 1974) mettant en scène un autre détective privé (Jack Nicholson) enfermé dans un écheveau d'intrigues, Adieu ma jolie est d'abord un hommage aux grands films noirs de détectives privés : du Faucon maltais (The Maltese Falcon, John Huston, 1941) à La Griffe du passé (Out of the Past, Jacques Tourneur, 1947) en passant par Adieu ma belle (Murder, my Sweet, Edward Dmytryck, 1944), le film de Dick Richards permet à Robert Mitchum d'endosser avec une remarquable facilité un personnage mythique, comme pour mieux rappeler l'immense acteur qu'il est toujours dans un Hollywood en pleine mutation.



[1] Littéralement « dur à cuir ». Expression qui désigne des romans policiers décrivant un monde  urbain dans lequel les personnages explorent la face sombre et violente de la société. Dashiell Hammett et Raymond Chandler en sont les pères fondateurs.



jeudi 13 mai 2021

L'escalier en colimaçon chez Robert Wise

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L'ancienne dame de compagnie (Rosemary Dorken, non créditée au générique) de la propriétaire de Hill House, un manoir construit il y a près d'un siècle en Nouvelle Angleterre est en train de gravir, lentement mais inexorablement, comme mue par une tension intérieure, les marches d'un escalier en colimaçon. Filmée de manière vertigineuse en plongée, cette architecture hélicoïdale déploie ses circonvolutions en aspirant cette femme aimantée par un sommet que nous distinguons à peine (photogramme 1). Elle tient dans sa main gauche un plateau dans lequel est enroulée une corde qui redouble les courbes de l'escalier tout en ne trompant personne sur ses intentions suicidaires (photogramme 2). Soupçonnée d'avoir fait assassiner sa bienfaitrice, elle hérita néanmoins de Hill House pour y vivre dans la plus grande des solitudes pendant de nombreuses années. Depuis sa fondation, de nombreux décès inexpliqués firent de ce château un espace d'une tragique étrangeté, porteur d'une malédiction qui frappait invariablement tous les propriétaires du lieu. La Maison du diable (The Haunting, Robert Wise, 1963) est aux antipodes du titre français qui laisse penser que le film est une histoire satanique dans la continuité de Rendez-vous avec la peur (Curse of the demon, Jacques Tourneur, 1957) ou que sa localisation géographique – la Nouvelle-Angleterre donc – ne renvoie aux sorcières de Salem, accusées en 1692 de complicité avec le diable. Prenant le contrepied de cette facilité scénaristique, Robert Wise choisit au contraire de décrire, non pas une maison hantée par un quelconque démon ou par des forces surnaturelles, mais des personnages perturbés par ces immenses couloirs labyrinthiques, ces hauteurs démesurées de salles aussi vides que silencieuses (photogramme 1) ces miroirs monumentaux, transformant Hill House en tombeau dont l'emprise finit par altérer les sens de ses propriétaires successifs. En ce sens, la hauteur, la courbe de l'escalier et l'étroitesse de ses marches en métal sont aussi la manifestation où le prolongement des angoisses, des peurs et des refoulés de cette femme au bord de la folie. Nous l'imaginons probablement submergée par la culpabilité d'avoir abandonné l'ancienne propriétaire Abigaïl pour folâtrer avec son amant sur un balcon alors que la vieille dame réclamait son aide. Gagnée par une paranoïa dévorante, l'ancienne dame de compagnie est piégée dans les méandres de sa névrose, ses yeux hallucinés regardant un hors-champ que l'on devine mortifère. Son état mental a basculé dans un ailleurs, vers des replis de l'esprit, des territoires connus d'elle seule. Une voix-off, froide et distanciée relate son ascension vers une plate-forme qui couronne l'escalier, là où les dernières marches commencent à s'élargir. Renforçant l'ambiance glaçante de la séquence, le narrateur se tait au moment où la femme sort du champ. Il n'y a plus que le vide qui s'ouvre devant nous, un précipice associé aux ténèbres et à la terreur d'une nuit qui n'en finit pas ……





mercredi 12 mai 2021

L'apprentissage chez Philippe Falardeau

 

Margaret (Sigourney Weaver à gauche du photogramme) est dans les années 90 une éditrice new-yorkaise réputée, gérant entre autres, l'œuvre et les intérêts de l'auteur de L'Attrape-cœurs, J.D. Salinger. Femme de carrière intimidante, elle se montre intraitable dans ses relations personnelles et professionnelles, parfois cassante, mais toujours érudite et maîtresse de ses émotions. Tenant une cigarette dans la main droite, elle se tient appuyée contre une petite bibliothèque sur laquelle sont rangés quelques livres de William Faulkner. Ses cheveux noirs à mèches argentées, son pull-over noir rehaussé d'épaulettes et de poignées à boutons dorés, son collier assorti et sa jupe longue de couleur ocre témoignent du soin qu'elle attache à sa personne. La mise au point faite sur elle permet de rejeter à l'arrière-plan, à droite du cadre et dans une faible profondeur de champ, Joana (Margaret Qualley), une jeune femme assise à son bureau en train de téléphoner. Cette dernière vient d'être embauchée par Margaret comme assistante littéraire pour répondre par écrit aux nombreuses lettres élogieuses adressées à J.D. Salinger. Fraîchement diplômée de l'Université de Berkeley et lauréate d'un concours de poésie, elle n'a qu'une espérance chevillée au corps: devenir écrivaine. Sous le regard tutélaire des deux portraits accrochés au mur de Pearl Buck et de William Faulkner, deux prix Nobel de littérature, elle se plie à son nouveau travail de bonne grâce en attendant de pouvoir réaliser ses rêves. La composition du plan permet de définir a contrario la relation qui existe entre les deux personnages. Construit selon la règle des trois-tiers[1], permettant de bien équilibrer la place des personnages à gauche et à droite, le cadre est organisé pour former un véritable split-screen naturel[2], une image divisée par la verticale de la cloison en deux plans distincts: le bureau de Joana et la pièce attenante dans laquelle se trouve Margaret. Toutes les deux se mettent ainsi mutuellement en valeur. Néanmoins, chacune des deux semble indifférente à l'autre, Margaret perdue dans ses pensées et Joana attentive à sa conversation téléphonique. La scène suggère un fossé générationnel et social commode, mais Philippe Falardeau choisit de dire l'exact contraire. My Salinger Year est d'abord un film sur deux ambitions, deux femmes désireuses de laisser une trace dans le monde littéraire. Elles vont apprendre à se connaître et à se reconnaître en dépit de leur différence d'âge. Dans les deux cas, la sensibilité de ces deux femmes témoigne d'une intimité exigeante et cependant discrète, mais c'est pour mieux dissimuler, chez Margaret, une insécurité et des failles qui lézardent sa cuirasse. À la lisière de sa vie professionnelle, Joanna trouve dans le charisme de son aînée et dans l'œuvre de Salinger, écrivain vivant en ermite depuis 1953, des modèles pour tracer sa propre trajectoire littéraire et affective.



[1] Cette règle consiste à placer les personnages ou les objets à l'intersection de deux lignes verticales et deux lignes horizontales divisant le cadre en trois parties.

[2] L'écran est divisé en plusieurs parties permettant à chacune d'entre-elles de présenter des images différentes.



samedi 8 mai 2021

Le pouvoir chez Sergueï Eisenstein

 

Ivan le terrible (1944) est sorti sur les écrans russes au plus fort de la guerre opposant l'URSS à l'Allemagne nazie. Réflexion sur le pouvoir absolu et ses dérives, le film est une commande du pouvoir soviétique destiné à faire de Staline l'héritier des grands personnages de l'histoire de la Russie. Dans la continuité d'Alexandre Nevski (1938), Eisenstein met donc en scène, une autre figure emblématique de ce pays: Ivan IV le Terrible (1547-1584), le premier « tsar de toutes les Russies », resté dans la mémoire collective comme celui qui a fondé la Russie moderne, mais aussi celui qui a marqué au fer rouge un règne de sang et de terreur. Formidable outil de propagande pour glorifier Staline et en faire un héros, le film n'en reste pas moins une œuvre d'une esthétique fascinante rare et d'une puissance visuelle qui tire sa richesse de l'expressionnisme allemand des années 20 intégré dans la démesure lyrique et tragique propre au cinéma soviétique. Dans le photogramme, Ivan (Nikolaï Tcherkassov) est assis dans une salle voûtée de son palais du Kremlin à Moscou. Le décor et la place des deux personnages servent à souligner tout à la fois la solitude et l'exaltation du pouvoir personnel. Par la place qu'elle occupe dans le cadre, l'ombre d'Ivan projetée sur un mur, une ombre gigantesque, menaçante, effrayante, déploie une aura sinistre, enveloppant cette salle dont les plafonds sont rarement visibles tant leur hauteur matérialise la grandeur de ce règne hors norme. Devant le tsar revêtu d'une large tunique noire qui lui donne l'aspect d'un oiseau de proie, un échiquier allégorise sa vision guerrière du monde dans laquelle le hasard n'a pas sa place. Pour déplacer les pièces comme autant de décisions stratégiques, l'idée et le rationalisme doivent toujours prévaloir sur l'incertitude et l'hésitation. Mais l'absence de chaise en face d'Ivan montre aussi qu'il ne joue avec personne si ce n'est avec lui-même, qu'il ne partage aucun enjeu avec quiconque et qu'il est le seul « roi » pour présider à la destinée de millions de sujets. À sa gauche, une sphère armillaire modélise un globe terrestre. Conçue pour représenter symboliquement l'univers dont la Terre serait le centre, elle est aussi un symbole de la connaissance et du pouvoir, une extension de l'esprit conquérant d'Ivan le Terrible qui s'exercera contre le royaume tatar de Kazan et les villes de la Baltique. Les contrastes entre les zones d'ombres et de lumière traduisent la complexité du personnage capable d'unifier les terres russes et de favoriser le commerce tout en se montrant impitoyable avec tous ceux qui complotent contre son autorité, comme l'autre personnage de la pièce, Vladimir Andreievitch (Pavel Kadochnikov), un boyard[1] manipulé par sa mère pour devenir tsar. Deux gigantesques candélabres surmontés de trois longues bougies et un trône au fond de la salle entre deux ouvertures comme autant de galeries et de tunnels secrets complètent ce décor froid et austère.  L'ambiance en clair-obscur renvoie aux images qui hantent le cinéma expressionniste allemand, des déambulations forcément nocturnes de Nosferatu (Nosferatu, eine Symphonie des Grauens/Nosferatu, le vampire, Friederich W. Murnau, 1922) jusqu'aux ombres assimilées aux obsessions des protagonistes du Montreur d'ombres (Schatten, eine nächtliche Halluzination, Arthur Robinson, 1923).

Pour Eisenstein, l'art doit être au service de la propagande et du pouvoir en place. Initialement prévu en trois parties, seul le premier opus recevra en 1945 la récompense suprême, le prix Staline, le deuxième sera censuré par le maître du Kremlin, ulcéré par la dénonciation des dérives despotiques et paranoïaques du tsar, miroir des propres crimes de Staline, et le troisième n'ira pas au-delà de la continuité dialoguée. Terrassé par une crise cardiaque, Sergueï Eisenstein meurt le 11 février 1948 à cinquante ans seulement.



[1] Noble d'Europe de l'Est



Le Spider Rock chez Jack Lee Thompson


Curieusement, le Spider Rock (à droite sur les deux photogrammes), formation rocheuse de 240 mètres de haut, en plein canyon de Chelly dans la réserve navajo (Arizona) n'a été utilisé qu'une seule fois comme décor de western. Découpée en deux aiguilles acérées aussi majestueuses qu'orgueilleuses et hors de toute échelle humaine, la roche ocre de cette sentinelle géologique se dressant au milieu d'une agora désertique et flanquée de mesas aux versants abrupts, est pourtant particulièrement cinégénique. À la confluence d'un dédale de gorges parcourues par des arroyos[1], c'est ici que, selon la mythologie navajo, Spiderwoman, la déesse protectrice des êtres humains, est sortie de terre pour enseigner à son peuple l'art du tissage. Il aura fallu attendre L'Or de MacKenna (MacKenna's Gold, Jack Lee Thompson, 1969) pour enfin découvrir sur un écran cette architecture grandiose, cette masse rocheuse en équilibre, porteuse d'un mysticisme envoûtant et d'un pouvoir surnaturel. Dans le photogramme 1, motivés par une légende apache et une carte préalablement détruite, mais dont le contenu est connu du seul shérif McKenna (Gregory Peck), six cavaliers se sont arrêtés au pied du Spider Rock, baptisé Shaking Rock pour les besoins du film. Ils sont à la recherche d'un gigantesque gisement aurifère caché dans une gorge surnommée le Canon del Oro et jalousement gardé par les Apaches qui hantent ces montagnes. Comme autrefois Francisco Vasquez de Coronado qui en 1540 se lança dans ces mêmes contrées à la recherche des sept cités d'or de Cibola, ils sont aimantés par la même obsession de ce métal jaune qui ne peut trouver sa résolution que dans le mystère de ces parois rocailleuses mêlant si harmonieusement le sable et la pierre. Sublimée par le talent du directeur de la photographie du film Joseph MacDonald, la scène, d'une magnifique ampleur, revêt un caractère fantasmagorique puisque ces cavaliers attendent le lever du soleil dont l'ombre projetée par le rocher doit indiquer la présence d'une faille dans la mesa située en face, comme une porte permettant ainsi aux chercheurs d'or de s'engouffrer dans cette muraille et accéder au canyon tant convoité. Dans le photogramme 2, la caméra, adoptant le point de vue d'un vautour, seul capable de prendre la mesure de cet espace, filme l'ombre du Shaking Rock s'avancer inexorablement suivant la course du soleil dont les rayons ne tardent pas à embraser petit à petit tout le paysage alentour. Cette lutte entre l'ombre et la lumière, entre ciel et terre et au milieu de ces forces telluriques, ramène les cavaliers à l'infiniment petit, à leur vanité, incapables de prendre la mesure de cette nature qui les dépasse et les fragilise. Le sacré est profané par leur cupidité et le Shaking Rock devient l'image de leur destin en tant que vecteur d'une tragédie à venir.

Probablement phagocyté par la toute proche Monument Valley qui a pris toute la lumière en devenant l'archétype même du décor westernien, le canyon de Chelly est resté dans l'ombre de cet espace que vénérait tant John Ford. Mieux qu'au cinéma, Edward S. Curtis pour la photographie et Tony Hillerman pour la littérature surent lui rendre l'hommage qu'il méritait.



[1] Cours d'eau temporaire qui se remplit d'eau au moment des précipitations


mardi 4 mai 2021

L'allégorie chez John Carpenter



«The Fog (John Carpenter, 1980) raconte la vengeance d’outre-tombe du capitaine Blake dont le navire, l’Elizabeth Dane, a été sciemment orienté vers des récifs afin d’y être coulé puis pillé. Le trésor ainsi dérobé est alors utilisé pour construire la ville fictive, d’Antonio Bay à quelques encablures du lieu du drame [1]». Un siècle plus tard, surgissant des ténèbres de l’océan et précédé par un épais brouillard annonciateur d’une sourde menace, un vaisseau fantôme aux voiles déchiquetées, se dirige vers cette petite ville côtière. À son bord, les fantômes de ceux qui ont été autrefois dupés et assassinés sont de retour sur les lieux du crime originel, pour demander des comptes aux descendants des pères fondateurs d’Antonio Bay et en particulier à six d’entre-eux dont le père Robert Malone, petit-fils d’un des naufrageurs. Cette bourgade, née en 1880 sur la spoliation, le mensonge et la violence, s’apprête, dans l’amnésie la plus totale des événements du passé, à fêter le centenaire de sa fondation. Répandant la mort sur leur passage, Blake et ses spectres se retrouvent dans l’église du père Malone, celle précisément qui a été construite avec l’argent volé. Enveloppés par une brume très dense et rampante qui s’insinue partout entre terre et eau, les cinq naufragés visibles sur le photogramme surgissent de l’obscurité, figés dans un silence lourd au goût d’éternité. Leurs visages restent dans l’ombre et seuls les yeux injectés de braise du capitaine Blake luisent dans la nuit. Celui-ci, avec ses bras pendant le long du corps, ses vêtements en haillons et son sabre pendu à son flanc, se tient prêt à libérer toute sa fureur. Démon à l’aura maléfique exhalant une odeur putride, il est devenu ce loup humain des océans à la tête d’un maelström de terreur vertigineuse. Estompant la frontière entre le réel et l’imaginaire, la brume est un seuil qui a permis à ces âmes réprouvées, condamnées à errer depuis les abysses sous-marins et n’ayant pas eu les mêmes opportunités que l’équipage du Mayflower, de devenir la mauvaise conscience de la communauté d’Antonio Bay. 

Très influencé par les écrits de H.P. Lovecraft et ceux de W.H. Hodgson, John Carpenter dessine pourtant tout à fait autre chose qu’une simple architecture de la peur. Le sous-texte de The Fog fait un parallèle entre la fondation d’Antonio Bay et la naissance des États-Unis. Cette allégorie politique à peine voilée renvoie au reniement des traités signés avec les tribus indiennes, au vol de leurs terres, au massacre des premiers habitants du continent et à l’esclavage - cet autre crime originel - qui permit le développement économique d’une partie du pays.  La commémoration du centenaire de la ville se présente alors comme une interprétation mythifiée d’une origine et d’une histoire que l’arrivée des revenants de l’Elizabeth Dane remet en question dans le sang. À l’instar des Indiens et des esclaves noirs enfouis dans le paysage mental des États-Unis, le capitaine Blake et ses hommes restaient tapis dans ces souterrains de la mémoire d’Antonio Bay, n’attendant qu’un prétexte pour surgir de l’oubli.



[1] L’oeuvre de John Carpenter. Les masques du maître de l’horreur de Stéphane Boulay, Third Éditions, 2019, p.149 




 

lundi 3 mai 2021

L'émancipation chez David Perrault



Western aussi original que rare dans la production française, L'État sauvage (David Perrault, 2019) fait immédiatement penser au roman de Louisa May Alcott Little Women paru en deux volumes en 1868 et 1869 et dont le très célèbre, mais néanmoins très inapproprié, titre français Les Quatre filles du Docteur March escamote la dimension émancipatrice de quatre jeunes femmes transformées en quatre filles soumises à un père par ailleurs pasteur, et non médecin, et surtout la plupart du temps absent. À l'instar des Margaret, Joséphine, Elizabeth et Amy du roman, les trois sœurs du film de David Perrault, Esther (Alice Isaaz), Justine (Deborah François) et Abigaëlle (Maryne Bertieaux) font du voyage qui doit les emmener avec leurs parents, du Missouri vers un port de la côte atlantique - à rebours de la Conquête de l'Ouest - un récit d'apprentissage et d'indépendance. Héritière de la présence française remontant à Cavelier de La Salle (1682), cette riche famille, prise au piège par la guerre de Sécession qui vient de débuter, quitte leur grande propriété avec un petit équipage (deux convoyeurs et une servante). Au bout de plusieurs jours de voyage, le petit groupe se trouve sur un chemin entre le flanc d'une montagne et un précipice, avec les trois sœurs et la servante marchant à l'arrière du fourgon abritant leurs maigres bagages. Soumise à rude épreuve, la roue du fourgon vient de rompre pour bloquer le passage et immobiliser la petite troupe. Marquant sa singularité, et au contraire de ses sœurs qui franchissent l'obstacle en longeant le fourgon du côté du précipice, Esther refuse de les suivre et choisit de grimper sur le fourgon pour se tenir quelques secondes debout sur le toit entre ciel et terre (photogramme). Dans une plongée vertigineuse, la caméra capte, pendant quelques secondes, la jeune femme dominant un panorama qui ouvre subitement le cadre pour découvrir, tout en bas, une profonde vallée aux parois rocheuses abruptes. Esther balaie de son regard ce canyon pour mieux s'approprier cette nature hostile mais grandiose, synonyme d'une liberté qu'elle découvre progressivement. Confrontée à cette nature sauvage et enivrante, Esther est ébranlée par cette conviction que le monde lui appartient désormais, et que tout retour vers la vie prédéterminée d'avant, une vie de future épouse et mère de famille, est impossible. Mais c'est un monde fragile qui s'ouvre devant elle et qui peut à tout moment se refermer ou l'entraîner dans sa chute si elle fait un faux pas, ou si le fourgon bascule dans le vide pour se fracasser avec elle sur ces rochers. Cette manière de se tenir debout s'accorde métaphysiquement avec la stabilité du paysage rocheux qui lance un défi à cette femme, le défi de s'affranchir de tous les obstacles, de tracer sa propre route quel que soit le prix à payer, au besoin par la violence. Sur les traces de l'indépendance farouche d'une Altar Keane (Marlène Dietrich dans L'Ange des maudits/Rancho Notorious, Fritz Lang, 1952) ou d'une Vienna (Joan Crawford dans Johnny Guitar, Nicholas Ray, 1954), Esther est une future Maggie Gilkeson (Cate Blanchett dans Les Disparues/The Missing, Ron Howard, 2003), une femme déterminée qui refuse de plier devant la puissance des hommes.



Les dérives totalitaires chez Peter Watkins

 

Punishment Park (Peter Watkins, 1971) tient tout autant de l'uchronie que de la dystopie. En pleine Guerre froide, et en dépit du veto de Harry Truman, la loi McCarran sur la sécurité intérieure est votée en 1950 par le Congrès des États-Unis. Le Président des États-Unis peut, sans l'accord du Congrès, décider en cas d'insurrection, de déclarer l'état d'urgence. Il peut alors arrêter et détenir toute personne censée être susceptible de commettre des actes de sabotage. Les personnes appréhendées seront interrogées sans remise en liberté sous caution et besoin de preuves pour être ensuite incarcérées dans des lieux de détention. Cette loi, jamais abolie, sert de prétexte au réalisateur britannique Peter Watkins pour plonger le spectateur dans un cauchemar lié à la situation politique et sociale du début des années 70. Faisant tour à tour allusion au procès des sept de Chicago (1969)[1], aux brutalités policières qui touchent les campus universitaires et à une polarisation extrême de la population liée à la guerre du Vietnam, le film est construit en montage alterné, montrant tour à tour sous une tente des jeunes, menottés, questionnés et condamnés devant un tribunal improvisé, puis un autre groupe marchant en plein désert. En réalité, les condamnés ont le choix entre accepter de purger leurs peines dans un pénitencier ou d'être envoyés dans le Punishment Park dont le « jeu » consiste, pour retrouver ses droits civiques, de gagner sa liberté en réussissant à traverser un espace désertique de 85 kms en moins de trois jours, sans eau ni nourriture, pour atteindre un drapeau américain. Filmés par une équipe de la BBC et poursuivis par la police, ces détenus tentent le tout pour le tout. Sauf que le « jeu » est faussé, puisque les mêmes policiers ont l'ordre d'abattre toutes celles et tous ceux qui auraient touché au but. Comme celui qui vient de se mettre à genoux, recroquevillé sur lui-même, attendant le coup de feu fatal du policier qui le met en joue (photogramme 1). Le contenu de l'image est extrêmement violent: dans la fournaise du désert, un État policier devenu paranoïaque tourne son agressivité contre une jeunesse révoltée. Le lien entre ce détenu prostré, épuisé, brisé, mais qui ne veut pas mourir et le policier avec son casque, ses lunettes noires, ses mains gantées, son fusil à pompe, traduit un rapport de force politique implacable entre deux sociétés irréconciliables: l'une est convaincue que le pacifisme et la liberté ne peuvent être possibles qu'en luttant contre le bellicisme et le conservatisme de l'autre. Cette image renvoie bien entendu immédiatement aux événements du 4 mai 1970 qui se sont déroulés sur le campus de l'Université d'État de Kent (Ohio). Au cours d'une manifestation contre la guerre du Vietnam et la décision de Richard Nixon de bombarder le Cambodge, les manifestants se retrouvent sous le feu de la Garde nationale. Bilan: quatre morts et soixante-sept blessés (photogrammes 2 et 3).

Alors que le film de Peter Watkins était sorti dans le contexte de la guerre du Vietnam et des soubresauts de la société américaine, l'actualité de la fin de l'année 2020 lui a redonné subitement un éclat inquiétant. Dans le contexte des États-Unis de Donald Trump et des discussions sur l'éventualité de proclamer la loi martiale pour renverser les résultats des élections présidentielles en confiant l'exécutif et le judiciaire à l'armée, le totalitarisme évoqué par Peter Watkins réactive douloureusement cette idée que nous avons tendance à oublier: la démocratie est mortelle.



[1] Sept organisateurs de la manifestation anti-guerre de Chicago lors de la Convention démocrate de 1968 sont poursuivis en mars 1969 par le gouvernement fédéral pour conspiration et incitation à la révolte.



samedi 1 mai 2021

L'adolescence et la mort chez Elem Klimov

 

Requiem pour un massacre (Va et regarde en russe, Elem Klimov, 1985) est une immersion cauchemardesque dans les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et les atrocités commises par les Allemands sur le front russe et plus exactement sur le front biélorusse en 1943. Vue à travers les yeux de Fiora (Aleksei Kravchenko), un adolescent ayant rejoint les rangs des partisans, la guerre apparaît dans toute sa laideur, sa déshumanisation et son cortège de visions traumatisantes. Sur les traces du cinéma d’Andreï Tarkovski - la contemplation en moins - qui savait si bien plonger le monde de l’enfance dans la tourmente de la guerre (L’Enfance d’Ivan, 1962 ou Le Miroir, 1975), Klimov nous livre un réquisitoire radical contre la barbarie nazie. Né en 1933 à Stalingrad, il a neuf ans lorsque commence la célèbre bataille sur la Volga. Manifestement marqué au fer rouge par la brutalisation de la soldatesque allemande, la plaie continue encore de puruler quarante-trois ans plus tard. 

Les quatre photogrammes sont situés à la fin du film. Ayant miraculeusement échappé à la destruction d’un village et de toute sa population brûlée vive dans une grange, Fiora se retrouve à nouveau au milieu des partisans qui ont capturé une poignée de soldats allemands et de collaborateurs biélorusses ayant participé au massacre des villageois. Dans ce lieu désolé et noyé dans le brouillard, il se tient devant une flaque de boue dans laquelle baigne un portrait d'Hitler. Filmé en plongée, il lève alors son fusil pour tirer sur le tableau. Puis dans un contrechamp brutal, la contreplongée dévoile dans un regard caméra saisissant, son visage prématurément vieilli, usé par les épreuves qu’il vient de traverser, dévasté par l’empreinte de la mort qui plane sur lui, figé dans une épouvante glacée. Ses traits ne présentent plus la page vierge de l’adolescence, mais la souffrance de celui qui a été plongé dans l’enfer. Le premier coup de feu déclenche le défilement d’images d’archives montées à rebours et en accéléré, montrant dans un ordre chronologique inversé la dernière image d’Hitler sorti du bunker à Berlin pour féliciter des jeunes du Volksturm, des flammes dévorant des façades d’immeubles, Hitler encore recevant des bouquets de fleurs de petites filles, la Wehrmacht à l’assaut d’un village, des Allemandes hilares, le bras levé, tendu pour le salut nazi,  des cadavres  et encore des cadavres, des processions d’uniformes noirs, les signatures des accords de Munich, des inscriptions antisémites sur les vitres de magasins et toujours cette liesse populaire d’Allemands en extase devant leur maître. Chaque coup de feu tiré par Fiora relance cette marche à contresens de l’Histoire pour s’arrêter brutalement sur une photo du futur chancelier, enfant, dans les bras de sa mère, comme pour tenter de revenir aux origines du mal, pour comprendre ce qui a pu dévorer cet enfant devenu adulte, pour appréhender ce qui a pu amener un homme et toute une population à commettre l’innommable, l’indicible. Mais plus sûrement, et selon les dires de Klimov, Fiora tire sur Hitler, mais à travers lui, surtout sur le spectateur (Le premier titre du film devait s’intituler Tuez Hitler) pour tuer la bête qui sommeille en chacun de nous. Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde[1] ….…….

Tétanisé par ce premier plan, nous voyons à peine, à l'arrière-plan, une silhouette figée devant les corps des soldats allemands exécutés quelques instants plus tôt (photogramme 1). Bien découpée entre deux rangées de piliers du pont qui surplombe une rivière, elle semble contempler les cadavres pour se convaincre que le nazisme peut être vaincu. Le réalisme quasi-documentaire du film tient beaucoup au grain de l’image utilisé par Klimov, sale, granuleux, qui s’accorde parfaitement aux paysages boueux de la plaine biélorusse. Requiem pour un massacre est un film dont on ne sort pas indemne…



[1] La Résistible Ascension d'Arturo Ui de Bertolt Brecht (1941)