Dans son hilarant essai sur les morts
incongrues au cinéma[1],
Lelo Jimmy Batista place L’Ascenseur (Dick Maas, 1983) au troisième et
dernier niveau d’une hiérarchie dont la dramaturgie ne se laisse pas
appréhender au premier regard : le niveau 1 peut faire de l’ascenseur le
décor principal d’un film (l’auteur cite entre autres Out of Order [Carl
Schenkel, 1984] dans lequel trois hommes et une femme sont coincés dans un
ascenseur, un vendredi soir); le niveau 2
donne à l’ascenseur un rôle déterminant mais sans lui faire prendre conscience
qu’il est un ascenseur et qu’il n’a donc ni capacités de réflexion ni pulsions
meurtrières (comme Ascenseur pour l’échafaud [Louis
Malle, 1958], au cours duquel un homme revenu sur les lieux de son crime pour
effacer un détail compromettant se retrouve bloqué dans un ascenseur); et enfin le niveau 3, précisément celui du film
de Dick Maas, fait de l’ascenseur, tout au contraire, un être doué de
conscience, en mesure de réfléchir et de tuer. Dans le cinéma d’horreur, si les
voitures[2],
les poupées[3], les
téléphones[4],
voire les appareils photo[5]
peuvent être dotés d’une vie propre, de
préférence maléfique, l’ascenseur possédé, comme machine à asphyxier, à
décapiter, ou encore à pendre, est plutôt rare. Pourtant,
quand on y pense, il y a tout dans cette machine pour en faire un objet
de terreur : un gouffre abyssal sous les pieds des
usagers réactivant la peur primale des profondeurs, des portes palières
coulissantes – surtout pour les ascenseurs
de type ancien, pouvant soit écraser les corps, soit décapiter les impatients
qui auraient malencontreusement penché leur tête au-dessus du vide pour voir si
ledit ascenseur ne serait pas bloqué un étage plus bas ou plus haut –, un
panneau de commande a priori intelligent
pouvant malgré tout tomber en panne entre deux étages, de préférence un samedi
à minuit, une cabine plus ou moins étroite que doivent fuir comme la peste les
claustrophobes, ou enfin, horreur ultime, l’éventualité de la chute de l’ascenseur dans sa gaine surtout
si c’est celui de l’Empire State Building. Autant le dire d’emblée, d’ordinaire
les rencontres entre un ascenseur et ses occupants ne sont pas mortelles. Pas
chez Dick Maas. Dans cette optique, le réalisateur hollandais a parfaitement
saisi la spécificité d’une machine intrinsèquement synonyme de situations
fâcheuses potentielles.
Donc, à l’intérieur d’un immeuble de
bureaux d’Amsterdam, un ascenseur commence sans raison
apparente à fonctionner de manière indépendante
en tuant les imprudents qui ont le malheur de l’utiliser. Nulle trace de tueur
portant des lunettes noires, habillé en femme, armé
d’un rasoir, utilisant un ascenseur pour
assouvir ses pulsions meurtrières[6],
mais juste un objet technologique très agité, pour ne pas dire ombrageux, dont
les microprocesseurs se comportent comme des entités vivantes à l’image de
l’ordinateur Hal, mais dans une version nettement plus saignante que celle que
Stanley Kubrick nous avait proposée dans 2001, l’Odyssée de l’espace (1968)
. L’angoisse surgit donc du quotidien le plus banal. En observant le photogramme, et ce, depuis la vision de l’ascenseur s’ouvrant les veines
de l’hôtel Overlook (Shining, 1980), le public averti, sachant prendre
de la hauteur, et à qui on ne la fait pas, est en symbiose avec ce type de plan
frontal, en caméra fixe, présentant trois portes rouge sang éclairées par
autant de tubes fluorescents fixés au plafond. Le cinéma d’horreur a ceci de réjouissant qu’il offre, entre frisson
et effroi, le plaisir de la reconnaissance et de la variation, voire de la
mutation des motifs. Chez Maas, même sans faire cascader des litres
d’hémoglobine, ce plan, par l’attente qu’il suggère, préfigure ce dérèglement
soudain du familier, cette transformation brutale d’une nature docile en
hostilité sauvage. Vues en légère plongée, les trois portes métalliques
coulissantes, séparées par deux panneaux sur lesquels sont fixés les boutons
d’appel, focalisent à ce point notre regard
qu’elles en deviennent écrasantes, mystérieuses et angoissantes, comme un
prélude à la terreur qui va bientôt s’enclencher. L’ascenseur est en ce sens le
maître du décor, qu’il habite et hante à la fois, l’objet hostile permettant de
conjuguer attente avec effroi. Ce plan d’ensemble offre ainsi un espace bien
ordonné, coutumier, à l’ambiance glaciale avec ce sol en marbre charbonneux, et
trompeusement calme car la caméra n’enregistre pas – au contraire du spectateur
– la présence derrière ces portes de tous ces
câbles électriques, engrenages biseautés en spirale, pièces en métal lourd,
poulies ou courroies, comme autant d’armes létales prêtes à entrer en action et
à transgresser les fonctions purement utilitaires pour lesquelles ces
mécanismes ont été conçus. Ce hors-champ est si prégnant qu’il finit par
contaminer le champ et se confondre avec lui, particulièrement avec ces
fameuses portes lourdes, coulissantes, qui offrent la meilleure réponse
cinématographique au rideau de scène s’ouvrant et se fermant sur des mises à
mort plus sanglantes les unes que les autres. Le cinéaste fonde ainsi sa mise
en scène sur la dualité de l’image entre cet endroit visible saturé de rouge et
de noir et cet envers caché, comme autant de figures protéiformes d’une seule
et même altérité cauchemardesque échappant à toute logique…
Plus proche d’un Wes Craven que de la
violence esthétisante et maniérée d’un Dario Argento, Dick Maas s’inspire du
premier dans sa description anxiogène d’un dysfonctionnement mécanique, entre
suspense, brutalité visuelle et humour noir. Dissimulé sous les apparences les
plus quotidiennes et devenu une machine terrifiante précisément parce qu’il se
révèle être plus qu’une machine, un serial killer en somme, mais d’un
type particulier, l’ascenseur désobéissant en roue libre est le révélateur de
notre hantise de l’enfermement et le symptôme de nos angoisses modernes d’une perte de contrôle face aux technologies
informatiques. Prendre un ascenseur après avoir vu le film de Dick Maas s’avère
aussi traumatisant que de prendre une douche après avoir visionné
Psycho.
[1] Lelo Jimmy Batista, Tués
par la mort : le dictionnaire des morts
incongrues au cinéma, Hachette Heroes, 2019,
p.43-49.
[2] Christine, John Carpenter, 1983.
[3] Child’s Play, Tom Holland, 1988, ou Anabelle,
John R. Leonetti, 2014.
[4] When a Stranger Calls, Fred Walton, 1979.
[5] Polaroid,
Lars Klevberg, 2019.