Dans
ce conte fantastique (La Forme de l’eau/The Shape of Water, 2017), Guillermo del
Toro réactive la figure de la créature venue d’ailleurs. À l’instar de King
Kong (King Kong de Merian C. Cooper
et Ernest B. Schoedsack, 1933) ou de L’Étrange
créature du lagon noir (Creature from
the Black Lagoon de Jack Arnold, 1954), un nouvel alien, mi-homme,
mi-amphibien, capturé en Amazonie, a été ramené de force, au début des années
60, dans un laboratoire ultra-secret de Baltimore, pour devenir un objet
d’expérimentations scientifiques. Prisonnier, mis à l’isolement, martyrisé par
le responsable du programme, le colonel Strickland (Michael Shannon), l’humanoïde
aquatique voit son destin basculer lorsque Elisa (Sally Hawkins), jeune femme
muette, préposée au nettoyage des sols du laboratoire, tombe amoureuse de lui. Celle-ci
se démarque alors d’Ann Darrow (King Kong)
et de Kay Lawrence (l’Étrange créature du
lagon noir) terrifiées par ces monstes trop entreprenants, pour vivre
instantanément une passion amoureuse qui ne laisse pas indifférent l’humanoïde
amphibien. Lorsque Sally apprend que la créature, revêtue d’écailles, de
nageoires et de branchies est promise à une vivisection, elle décide de la libérer.
Cachée dans son appartement, cette dernière s’échappe toutefois un court moment
pour se réfugier dans le cinéma qui se trouve juste en-dessous. Dans une salle
vide, l’humanoïde s’arrête devant le film projeté, L’Histoire de Ruth (The Story
of Ruth de Henry Koster, 1960), un péplum dans lequel des esclaves travaillent
dans les mines de Judée sous les coups de fouet des garde-chiourmes et le
regard méprisant de leurs maîtres. Au-delà de la mise en abyme de la scène, l’être
aquatique ne peut voir dans ces hommes enchaînés que la reproduction de sa
propre condition. L’armée américaine a fait de lui un objet assujetti à sa
propre curiosité qui dans le contexte de la Guerre froide ne fait pas rimer
science avec conscience. Mais fasciné par l’image cinématographique, l’homme
amphibien ne se rend pas immédiatement compte de la présence de Sally, entrée à
son tour, toute en élégance chaplinesque, dans la salle de cinéma. Marginaux,
et donc singuliers dans ce monde qui n’est pas fait pour eux, les deux êtres «
incomplets » se font face, de part et d’autre d’une rangée de sièges et
engagent une étrange conversation, dénuée de mots, mais chargée de regards et
de gestes, dans une entreprise de séduction mutuelle. La belle et la bête sont
au diapason dans leurs identités respectives, acceptant de s’aimer en dépit de
tout ce qui les sépare. De manière foudroyante, Sally voit en cette altérité
son double, son alter ego en souffrance et en solitude et sait que chacun
partage les mêmes émotions, les mêmes humiliations et les mêmes désirs. La
salle de cinéma sert alors d’écrin pour
célébrer cet hymne à la différence, forgé par des élans passionnels
insoupçonnés. Par l’intensité du sentiment amoureux et l’espoir d’un ailleurs
dépassant le réel, la séquence paraît répondre à ce que nous mettons dans le
nom de romantisme. Nous avons l’intime conviction de croire que le cinéma en serait
la terre d’asile la plus extraordinaire.
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