Ce plan glaçant, filmé en plongée et extrait de La Fièvre dans le sang (Splendor in the Grass, Elia Kazan, 1961), fige la fin du parcours d'un riche exploitant pétrolier, Ace Stamper (Pat Hingle), ruiné par le krach de Wall Street en octobre 1929. C'est un paysage urbain triste et cafardeux comme on en trouve dans les mauvais rêves. Désemparé et pris de vertige par l'effondrement des cours de la Bourse new-yorkaise, Ace vient de se défenestrer pour s'écraser misérablement dans l'arrière-cour froide et sinistre d'un hôtel de New Haven (Connecticut) dans lequel il séjournait. Le suicide est resté hors-champ, mais la compréhension de la séquence est immédiate. La caméra est placée en hauteur et à distance pour mieux écraser les personnages et donner son homogénéité au drame qui vient de se dérouler. En effet, le cadrage, remarquablement choisi par Elia Kazan, suggère l'enfermement et la solitude dans lesquels devait être, la veille, le magnat de l'or noir. Visible entre deux barres métalliques d'un garde-corps, sa dépouille est sur le point d'être identifiée par son fils Bud (Warren Beatty), vêtu d'une chemise blanche et d'un costume noir, alors qu'un homme soulève la couverture qui recouvre le cadavre dont seuls les pieds sont visibles. Les plateformes et les escaliers de secours en fer forgé, associés aux murs de briques comme autant de tenailles, ne laissent aucune échappatoire à Bud, contraint de voir la mort de son géniteur en face, partagé entre un lâche soulagement et une infinie tristesse. Père et mari tyrannique, Ace Stamper claudiquait à la suite d'une première mauvaise chute du sommet d'un derrick qui l'avait autrefois rendu infirme, démarche spasmodique qui matérialisait tout autant une névrose personnelle qu'une marche vers l'abîme du capitalisme américain. Tout peut s'acheter, pensait-il avec l'arrogance de ceux pour qui les obsessions pécuniaires altèrent les émotions et la conscience des autres. L'argent et la puissance qu'il en retirait était son alpha et son oméga, une façon de voir le monde et de vouloir le réduire à sa seule volonté, y compris pour son fils dont il refusait d'entendre les tentatives pour exercer un quelconque libre-arbitre. Jusqu'à cette nuit fatale au cours de laquelle la réalité a pris le dessus, une réalité dévastatrice que ne peut supporter cet homme, mis à nu par la crise économique qui va dévaster le pays, puis le monde. Son déséquilibre intérieur, sans cesse alimenté par son mépris pour Ginny (Barbara Loden), sa fille rebelle et délurée, et par son désintérêt pour sa femme soumise et docile (Joanna Roos), ne pouvait qu'aboutir à cette confusion du moment transformé en éternité, moment au cours duquel la corruption de son âme se heurta au réel. La verticalité des lignes emprisonne tous les protagonistes du plan pour exprimer une violence sourde et pathétique que la grande profondeur de champ rend encore plus palpable. Notre regard peut ainsi circuler sans entraves d'un personnage à l'autre. Dans le silence assourdissant qui baigne cette arrière-cour servant de refuge aux sans-abris, seule la mélodie plaintive d'un saxophone, en son off, déchire la froidure de ce matin funèbre.
jeudi 29 juillet 2021
vendredi 23 juillet 2021
Le duel chez George Stevens
mercredi 14 juillet 2021
Le tic facial chez Sergio Leone
[1] Affection
qui doit son nom au neurologue qui l'a diagnostiquée et caractérisée par des
tics moteurs et au moins un tic sonore.
lundi 12 juillet 2021
La confrontation chez Peter Yates
Trop
souvent, le film Bullitt (Peter Yates, 1968) a été vampirisé, voire
phagocité, par la fameuse course-poursuite automobile - certes remarquablement
mise en scène - entre le lieutenant Frank Bullitt et deux tueurs, à travers les
rues de San Francisco. Elle a ainsi escamoté
une autre confrontation, plus riche et plus passionnante à suivre et qui oppose
ledit Frank Bullitt (Steve McQueen), un policier intègre et volontiers taiseux,
à Walter Chalmers (Robert Vaughn), un sénateur dont l'ambition se mesure au
nombre de personnes qu'il est prêt à écraser de sa morgue et de son pouvoir.
Frank est donc ce policier (photogrammes 1 et 2 à gauche) chargé de surveiller
un témoin-clé à la veille d'un procès destiné à mettre en accusation un chef de
la mafia et qui doit, accessoirement, servir de tremplin au politicien pour
accroître sa notoriété. Sauf que rien ne se passe comme prévu. Le témoin est
blessé à mort par deux tueurs à gages et se retrouve à l'hôpital sous la
surveillance de Frank, que Chalmers ne tarde pas à rejoindre (photogrammes 1 et
2 à droite). Tout oppose ces deux hommes. Frank est à mi-chemin entre Popeye
Doyle[1]
et Harry Callahan[2],
deux flics urbains qui vont, quelques années plus tard, rompre définitivement
les amarres pour devenir des réfractaires à la bienséance et des spécialistes
de la transgression. Il n'a ni la violence éruptive, ni la brutalité frénétique
assumée du premier, ni le cynisme, ni les méthodes expéditives du second, mais il
les précède dans une marginalité incontestable dans ses rapports avec toutes
les institutions et particulièrement avec celle de la police. Avare de mots
mais pas de convictions ni d'éthique, une expression lasse portée en
bandoulière, Bullitt est sans illusion sur la condition humaine. Aussi
instinctif que cérébral, recourant ultimement à la violence, il refuse les
conventions sociales et parle au sénateur, veste tombée, col de chemise ouvert,
un verre et un sandwich dans les mains. Son flegme nappé d'irrévérence irrite
manifestement Walter Chalmers, plus habitué à obtenir tout ce qu'il demande, mais
qui ne trouve aucune prise aux explications/sommations qu'il exige d'une voix
néanmoins suave. Sanglé dans son costume-cravate et sa chemise blanche sous le Loden
brun de bonne coupe, maîtrisant sa coiffure à n'importe quelle heure du jour et
de la nuit, Chalmers porte beau et sait ce que l'apparence peut apporter aux
politiciens plus aptes aux compromissions qu'à l'intégrité et à l'honnêteté intellectuelle. Aux antipodes d'un
Jefferson Smith[3]
ou d'un Frank Skeffington[4],
deux hommes politiques antédiluviens à la moralité chevillée au corps, Chalmers
incarne au contraire, avec sa diction fielleuse et ses sous-entendus perfides,
un individu moralement odieux et socialement menaçant contre quiconque se met
en travers de sa route. Mais en réalité, ce que Chalmers ne supporte pas, c'est
le regard lucide et désenchanté que porte Frank sur le monde en général et sur
son arrivisme en particulier. Un regard zébré de solitude, scarifié par la
violence urbaine.
[1] Gene Hackman dans French Connection
(William Friedkin, 1971)
[2] Clint Eastwood dans L'Inspecteur
Harry (Dirty Harry, Donald Siegel, 1971)
[3] James Stewart dans Monsieur
Smith au Sénat (Mr.Smith goes to Washington, Frank Capra,
1939)
mercredi 7 juillet 2021
La métamorphose chez David Cronenberg
Véritables obsessions, la décomposition et les
mutations de la chair sont au cœur de l'œuvre du cinéaste canadien David
Cronenberg. Lorsqu'il réalise en 1986 La Mouche (The Fly), Frissons
(Shivers, 1975), Rage (Rabid, 1977) et Chromosome 3
(The Brood, 1979) avaient déjà évoqué les rapports entre le corps humain
et le monstrueux par, respectivement, la contamination de personnages par un
parasite, l'apparition d'un dard suite à une greffe de peau transformant une
femme en vampire et le surgissement de tumeurs, révélatrices de troubles
mentaux, chez les patients d'un psychiatre. L'univers de Cronenberg est peuplé
d'êtres torturés par des démons intérieurs et des corps étrangers qui prennent
possession de celui ou celle qui aime manipuler la structure moléculaire de
l'être humain. Dans La Mouche, Seth Brundle (Jeff Goldblum) est ce scientifique,
aussi génial que singulier, qui a mis au point dans son laboratoire un télépod,
une invention capable en décomposant la matière pour la reconstituer, de
téléporter d'une cabine à l'autre un objet ou un être vivant. Sur les traces des
Docteurs Griffin[1]
et Jekyll, Seth, aussi aventureux que téméraire, tente l'expérience sur
lui-même, se dévêt, entre dans le télépod et actionne, par ordinateur interposé,
sa téléportation. À travers un hublot en forme d'œil à facettes[2]
(photogramme), son profil apparaît flou alors que la mise au point se fait sur
un intrus collé sur la vitre dont Seth n'a pas conscience: un insecte de
l'ordre des diptères, doté d'une paire d'ailes, d'un corps cylindrique, d'une
tête particulièrement mobile, de six pattes et d'un vrombissement
caractéristique - que le spectateur a entendu, mais pas Seth – …… une mouche. Cronenberg
filme dans le même plan celui qui cherche à transgresser ses limites
corporelles et cet hexapode insignifiant capable de mettre en échec
l'intelligence, la rationalité et le travail de Seth. En dépit de l'univers très
contrôlé dans lequel vit le savant, l'accident est en place et apparaît
d'autant plus dissonant que Seth avait réussi auparavant à téléporter un
babouin avec succès. À ce moment, Seth et la mouche forment encore deux corps
distincts mais déjà réunis dans le même habitacle et bientôt fusionnés en une seule
entité par un ordinateur incapable de faire la différence entre deux
patrimoines génétiques différents. Lors de la reconstitution des organismes,
Seth Brundle a perdu son titre d'être humain et la mouche a abandonné son rang
d'insecte. De ce syncrétisme anatomique va naître l'horreur de la dégradation
des organes et des cellules de Seth, prélude au pourrissement de la chair et à
une métamorphose en une créature insectoïde aussi répulsive que menaçante. Dans
sa description d'un scientifique au prénom prédestiné[3],
dominé par son hubris et son énergie démiurgique, mais anéanti par son
invention, Cronenberg fait incontestablement mouche.