jeudi 29 juillet 2021

Le suicide chez Elia Kazan



Ce plan glaçant, filmé en plongée et extrait de La Fièvre dans le sang (Splendor in the Grass, Elia Kazan, 1961), fige la fin du parcours d'un riche exploitant pétrolier, Ace Stamper (Pat Hingle), ruiné par le krach de Wall Street en octobre 1929. C'est un paysage urbain triste et cafardeux comme on en trouve dans les mauvais rêves. Désemparé et pris de vertige par l'effondrement des cours de la Bourse new-yorkaise, Ace vient de se défenestrer pour s'écraser misérablement dans l'arrière-cour froide et sinistre d'un hôtel de New Haven (Connecticut) dans lequel il séjournait. Le suicide est resté hors-champ, mais la compréhension de la séquence est immédiate. La caméra est placée en hauteur et à distance pour mieux écraser les personnages et donner son homogénéité au drame qui vient de se dérouler. En effet, le cadrage, remarquablement choisi par Elia Kazan, suggère l'enfermement et la solitude dans lesquels devait être, la veille, le magnat de l'or noir. Visible entre deux barres métalliques d'un garde-corps, sa dépouille est sur le point d'être identifiée par son fils Bud (Warren Beatty), vêtu d'une chemise blanche et d'un costume noir, alors qu'un homme soulève la couverture qui recouvre le cadavre dont seuls les pieds sont visibles. Les plateformes et les escaliers de secours en fer forgé, associés aux murs de briques comme autant de tenailles, ne laissent aucune échappatoire à Bud, contraint de voir la mort de son géniteur en face, partagé entre un lâche soulagement et une infinie tristesse. Père et mari tyrannique, Ace Stamper claudiquait à la suite d'une première mauvaise chute du sommet d'un derrick qui l'avait autrefois rendu infirme, démarche spasmodique qui matérialisait tout autant une névrose personnelle qu'une marche vers l'abîme du capitalisme américain. Tout peut s'acheter, pensait-il avec l'arrogance de ceux pour qui les obsessions pécuniaires altèrent les émotions et la conscience des autres. L'argent et la puissance qu'il en retirait était son alpha et son oméga, une façon de voir le monde et de vouloir le réduire à sa seule volonté, y compris pour son fils dont il refusait d'entendre les tentatives pour exercer un quelconque libre-arbitre. Jusqu'à cette nuit fatale au cours de laquelle la réalité a pris le dessus, une réalité dévastatrice que ne peut supporter cet homme, mis à nu par la crise économique qui va dévaster le pays, puis le monde. Son déséquilibre intérieur, sans cesse alimenté par son mépris pour Ginny (Barbara Loden), sa fille rebelle et délurée, et par son désintérêt pour sa femme soumise et docile (Joanna Roos), ne pouvait qu'aboutir à cette confusion du moment transformé en éternité, moment au cours duquel la corruption de son âme se heurta au réel. La verticalité des lignes emprisonne tous les protagonistes du plan pour exprimer une violence sourde et pathétique que la grande profondeur de champ rend encore plus palpable. Notre regard peut ainsi circuler sans entraves d'un personnage à l'autre. Dans le silence assourdissant qui baigne cette arrière-cour servant de refuge aux sans-abris, seule la mélodie plaintive d'un saxophone, en son off, déchire la froidure de ce matin funèbre.  


 

vendredi 23 juillet 2021

Le duel chez George Stevens

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Dans la semi-obscurité du saloon d'une bourgade perdue au fin fond du Wyoming, deux hommes s'affrontent. D'un côté, Shane (Alan Ladd, photogramme 1) est un homme venu de nulle part, un homme au lourd passé de pistolero, un passé resté hors-champ mais qu'il souhaitait laisser derrière lui pour vivre paisiblement aux côtés d'une famille de fermiers, les Starrett, mais qui n'a d'autre choix, à ce moment précis, que de répondre à la violence par la violence. Soucieux de protéger les petits exploitants qui subissent les agressions des frères Ryker, de riches éleveurs cherchant à accaparer toutes les terres de la région, Shane, accoudé nonchalamment au comptoir quelques secondes plus tôt, se tient maintenant bien droit, les bras ballants le long du corps, le regard rivé sur son adversaire. Sa cartouchière finement ciselée de conchas et l'éclat de la crosse de son colt rehaussent la couleur ocre de sa veste et de son pantalon en cuir de daim. Il sait qu'il doit aller jusqu'au bout de sa mission, qu'il doit d'abord et à nouveau affronter les démons de son passé pour défier celui qui lui rappelle ce qu'il a probablement été autrefois. Face à lui justement, Jack Wilson (Jack Palance, photogramme 2) est le tueur engagé par les frères Ryker pour éliminer tous les obstacles et tous les irritants se trouvant sur la route du potentat local. Il est l'incarnation de la mort en marche. Sûr de lui et bien campé sur ses deux jambes, ce spadassin a les yeux brillants de la fièvre du crime avec un sourire sardonique aux lèvres fendant un visage en lame de couteau. Ce spadassin à l'allure de chacal toise et jauge Shane. Sa main droite gantée de noir se tient à proximité de son colt droit, prête à entrer en action. Toute son attitude relève d'un rituel mortifère: démarche lente et reptilienne, tintement régulier de ses éperons, gant enfilé avec un soin maniaque, phrasé économe de mots. Il est l'antithèse parfaite de Shane, son exact contrepoint dénué de scrupules, sinistre et avili par une atrophie morale. Pourtant, en dépit de leur opposition, quelque chose d'indéfinissable s'est instauré entre ces deux hommes qui ne sont tout à fait eux-mêmes qu'avec un colt à la main, une arme qui s'avère être le prolongement naturel de leur corps, la raison même de leur existence. Les deux corps sont tendus à se rompre et semblent frémir d'impatience, attendant le meilleur moment pour se détendre et mettre fin au choc tant attendu. Pour Shane et Jack Wilson, le monde vient de se réduire à cette lutte qui doit sceller le sort des fermiers de la vallée, ou les libérer de la menace qui s'exerce sur eux. Le saloon s'est progressivement vidé des rares clients qui s'y trouvaient, et une lampe à pétrole accrochée au plafond diffuse une lumière blafarde dans cet espace sur lequel le silence s'est soudainement abattu. Dans L'Homme des vallées perdues (Shane, George Stevens, 1953), Shane est celui qui a recours à la violence pour civiliser et rendre la Frontière plus sûre, mais qui ne peut y vivre en raison d'une incapacité à se défaire d'un passé de violence et de mort. Le personnage de Will Munny (Clint Eastwood) dans Impitoyable (Unforgiven, Clint Eastwood, 1992) n'est pas loin de cette représentation d'un héros qui a tué et qui est sans cesse amené à tuer encore.







mercredi 14 juillet 2021

Le tic facial chez Sergio Leone



Avec le Bossu, personnage inquiétant et haut en couleurs, nous sommes très loin de l'anachorète jovial et détendu, mais plutôt du côté du cénobite, vindicatif, fiévreux et manifestement névrosé. Lorsqu'il se met, à deux reprises, dans une colère noire, comme ici face au colonel Mortimer (Lee Van Cleef) (photogrammes 1 et 2), la commissure gauche de ses lèvres est agitée par des spasmes par définition incontrôlés. Est-ce le symptôme d'une maladie rare comme le syndrome de Gilles de la Tourette[1] ou un tic, voire un toc ? Nous pouvons d'ores et déjà éliminer Gilles puisque les soubresauts labiaux du Bossu ne sont pas sonores, mais uniquement visuels. Idem pour le TOC, ce trouble obsessionnel compulsif relié à des idées fixes et à des habitudes qu'on se sent obligé d'accomplir, quoique saigner son prochain avec une allégresse certaine peut s'avérer être pour le Bossu une fâcheuse marotte. Reste donc le tic. Ce mouvement compulsif irrépressible, sied à ravir à ce bandit bossu, hyperémotif et fébrile. Lorsqu'il apparaît pour la première fois, le spectateur sait immédiatement à qui il a affaire. D'abord, parce que cet individu est interprété par Klaus Kinski, bien connu pour ses rôles de névropathe au regard halluciné (prenons au hasard Aguirre, la colère de Dieu ou Cobra Verde, deux films réalisés respectivement en 1972 et en 1987 par Werner Herzog) et ensuite parce qu'il a tous les attributs physiques et mentaux du  hors-la-loi possédé par une altération de la personnalité patente: un regard intense, des yeux souvent exorbités, des gestes impétueux, une mine globalement patibulaire avec des cheveux en bataille, un teint hâlé prouvant qu'il passe plus de temps sur la piste, à cheval sous le soleil brûlant que tranquillement assis sous une véranda, et ce tic donc, signe extérieur d'une tension intérieure brutale et immédiate. À voir un tel énergumène constamment au bord de l'explosion, nous serions tentés de dire qu'il devrait se faire soigner. Mais qui peut décemment avoir une telle empathie ? El Indio (Gian Maria Volonte) le chef de la bande à laquelle appartient le Bossu ? Peu probable puisqu'il est encore plus névropathe et plus violent que lui. Alors le Manchot (Clint Eastwood), un autre membre de la bande ? Rien n'est moins sûr parce que ce dernier est trop autocentré sur ses actions et trop cynique pour se préoccuper du malheur d'autrui. Il y a donc une certaine fatalité à voir le Bossu se faire occire par le colonel Mortimer qui ne s'embarrasse pas de circonvolutions existentielles pour dégainer à la vitesse de l'éclair et faire cesser ce tic exaspérant. Dans Et pour quelques dollars de plus (Per qualche dollaro in piu, Sergio Leone, 1965), Klaus Kinski dévore avec gourmandise les quelques minutes qu'il a à l'écran et nous pouvons regretter que Sergio Leone l'ait fait disparaître très tôt ou qu'il ne lui ait donné que ces deux séquences aussi courtes qu'électrisantes. Quelques années plus tard, il jouera un autre tueur combinant l'hystérie et la démence dans deux autres westerns qui feront date : El Chuncho de Damiano Damiani (1967) et Le Grand Silence de Sergio Corbucci (1968). Pour notre plus grand plaisir.

 


[1] Affection qui doit son nom au neurologue qui l'a diagnostiquée et caractérisée par des tics moteurs et au moins un tic sonore.




lundi 12 juillet 2021

La confrontation chez Peter Yates



Trop souvent, le film Bullitt (Peter Yates, 1968) a été vampirisé, voire phagocité, par la fameuse course-poursuite automobile - certes remarquablement mise en scène - entre le lieutenant Frank Bullitt et deux tueurs, à travers les rues de San Francisco.  Elle a ainsi escamoté une autre confrontation, plus riche et plus passionnante à suivre et qui oppose ledit Frank Bullitt (Steve McQueen), un policier intègre et volontiers taiseux, à Walter Chalmers (Robert Vaughn), un sénateur dont l'ambition se mesure au nombre de personnes qu'il est prêt à écraser de sa morgue et de son pouvoir. Frank est donc ce policier (photogrammes 1 et 2 à gauche) chargé de surveiller un témoin-clé à la veille d'un procès destiné à mettre en accusation un chef de la mafia et qui doit, accessoirement, servir de tremplin au politicien pour accroître sa notoriété. Sauf que rien ne se passe comme prévu. Le témoin est blessé à mort par deux tueurs à gages et se retrouve à l'hôpital sous la surveillance de Frank, que Chalmers ne tarde pas à rejoindre (photogrammes 1 et 2 à droite). Tout oppose ces deux hommes. Frank est à mi-chemin entre Popeye Doyle[1] et Harry Callahan[2], deux flics urbains qui vont, quelques années plus tard, rompre définitivement les amarres pour devenir des réfractaires à la bienséance et des spécialistes de la transgression. Il n'a ni la violence éruptive, ni la brutalité frénétique assumée du premier, ni le cynisme, ni les méthodes expéditives du second, mais il les précède dans une marginalité incontestable dans ses rapports avec toutes les institutions et particulièrement avec celle de la police. Avare de mots mais pas de convictions ni d'éthique, une expression lasse portée en bandoulière, Bullitt est sans illusion sur la condition humaine. Aussi instinctif que cérébral, recourant ultimement à la violence, il refuse les conventions sociales et parle au sénateur, veste tombée, col de chemise ouvert, un verre et un sandwich dans les mains. Son flegme nappé d'irrévérence irrite manifestement Walter Chalmers, plus habitué à obtenir tout ce qu'il demande, mais qui ne trouve aucune prise aux explications/sommations qu'il exige d'une voix néanmoins suave. Sanglé dans son costume-cravate et sa chemise blanche sous le Loden brun de bonne coupe, maîtrisant sa coiffure à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, Chalmers porte beau et sait ce que l'apparence peut apporter aux politiciens plus aptes aux compromissions qu'à l'intégrité et à  l'honnêteté intellectuelle. Aux antipodes d'un Jefferson Smith[3] ou d'un Frank Skeffington[4], deux hommes politiques antédiluviens à la moralité chevillée au corps, Chalmers incarne au contraire, avec sa diction fielleuse et ses sous-entendus perfides, un individu moralement odieux et socialement menaçant contre quiconque se met en travers de sa route. Mais en réalité, ce que Chalmers ne supporte pas, c'est le regard lucide et désenchanté que porte Frank sur le monde en général et sur son arrivisme en particulier. Un regard zébré de solitude, scarifié par la violence urbaine.



[1] Gene Hackman dans French Connection (William Friedkin, 1971)

[2] Clint Eastwood dans L'Inspecteur Harry (Dirty Harry, Donald Siegel, 1971)

[3] James Stewart dans Monsieur Smith au Sénat (Mr.Smith goes to Washington, Frank Capra, 1939)          

[4] Spencer Tracy dans La Dernière fanfare (The Last Hurrah, John Ford, 1958)




mercredi 7 juillet 2021

La métamorphose chez David Cronenberg



Véritables obsessions, la décomposition et les mutations de la chair sont au cœur de l'œuvre du cinéaste canadien David Cronenberg. Lorsqu'il réalise en 1986 La Mouche (The Fly), Frissons (Shivers, 1975), Rage (Rabid, 1977) et Chromosome 3 (The Brood, 1979) avaient déjà évoqué les rapports entre le corps humain et le monstrueux par, respectivement, la contamination de personnages par un parasite, l'apparition d'un dard suite à une greffe de peau transformant une femme en vampire et le surgissement de tumeurs, révélatrices de troubles mentaux, chez les patients d'un psychiatre. L'univers de Cronenberg est peuplé d'êtres torturés par des démons intérieurs et des corps étrangers qui prennent possession de celui ou celle qui aime manipuler la structure moléculaire de l'être humain. Dans La Mouche, Seth Brundle (Jeff Goldblum) est ce scientifique, aussi génial que singulier, qui a mis au point dans son laboratoire un télépod, une invention capable en décomposant la matière pour la reconstituer, de téléporter d'une cabine à l'autre un objet ou un être vivant. Sur les traces des Docteurs Griffin[1] et Jekyll, Seth, aussi aventureux que téméraire, tente l'expérience sur lui-même, se dévêt, entre dans le télépod et actionne, par ordinateur interposé, sa téléportation. À travers un hublot en forme d'œil à facettes[2] (photogramme), son profil apparaît flou alors que la mise au point se fait sur un intrus collé sur la vitre dont Seth n'a pas conscience: un insecte de l'ordre des diptères, doté d'une paire d'ailes, d'un corps cylindrique, d'une tête particulièrement mobile, de six pattes et d'un vrombissement caractéristique - que le spectateur a entendu, mais pas Seth – …… une mouche. Cronenberg filme dans le même plan celui qui cherche à transgresser ses limites corporelles et cet hexapode insignifiant capable de mettre en échec l'intelligence, la rationalité et le travail de Seth. En dépit de l'univers très contrôlé dans lequel vit le savant, l'accident est en place et apparaît d'autant plus dissonant que Seth avait réussi auparavant à téléporter un babouin avec succès. À ce moment, Seth et la mouche forment encore deux corps distincts mais déjà réunis dans le même habitacle et bientôt fusionnés en une seule entité par un ordinateur incapable de faire la différence entre deux patrimoines génétiques différents. Lors de la reconstitution des organismes, Seth Brundle a perdu son titre d'être humain et la mouche a abandonné son rang d'insecte. De ce syncrétisme anatomique va naître l'horreur de la dégradation des organes et des cellules de Seth, prélude au pourrissement de la chair et à une métamorphose en une créature insectoïde aussi répulsive que menaçante. Dans sa description d'un scientifique au prénom prédestiné[3], dominé par son hubris et son énergie démiurgique, mais anéanti par son invention, Cronenberg fait incontestablement mouche.

 


[1] Dans L'Homme invisible (James Whale, 1933), Jack Griffin est un savant qui teste sur lui une drogue qui le rend invisible. Sans antidote pour retrouver sa forme originelle et sous le coup d'effets secondaires, il devient un meurtrier.

[2] Œil d'insecte

[3] Dans la mythologie égyptienne, Seth est le dieu du tonnerre et de la foudre