dimanche 29 août 2021

La résurgence du passé chez Martin Scorsese



Bob Dylan débute du 30 octobre au 18 décembre 1975, puis du 18 avril au 25 mai 1976, une tournée bohème, largement improvisée et totalement insolite, faite de musique, de poésie et de cinéma: la Rolling Thunder Revue. Qui peut imaginer aujourd'hui une tournée rock avec, outre les musiciens, un poète récitant des vers (Allen Ginsberg) ou un écrivain- acteur (Sam Shepard), chargé d'écrire un film que Bob Dylan va réaliser pendant cette itinérance (Renaldo and Clara sortira en 1978)[1] ? Notre aède préféré va sillonner, au volant d'un bus, les États-Unis et le Canada avec une bande de musiciens dont les seuls noms de Joan Baez, T-Bone Burnett ou Roger McGuinn suffiraient à faire saliver d'envie tous les dylanophiles. Joni Mitchell et Patti Smith vont aussi s'agréger à cette troupe déjantée qui s'apprête à devenir légendaire. Le résultat se révèle proprement hallucinant. Légèrement courbé devant son micro (voir le photogramme), Bob Dylan chante de manière acérée et sauvage; il éructe ses phrases, tourmente ses mots, libère une force intérieure qui irradie toute la scène. Avec son visage maquillé en blanc, coiffé d'un chapeau fleuri et le cou ceint d'une longue écharpe, il offre des interprétations plus hypnotiques et plus enivrantes les unes que les autres, empreintes d'une transe qui confine souvent au bonheur le plus pur. Que ce soit avec des chansons anciennes (Blowing in the Wind, A Hard Rain's a- Gonna Fall, Knockin'On Heaven's Door ..) ou à venir sur le disque Desire (Isis, Sara ou Hurricane..), le récital offert chaque soir ou presque aux spectateurs, le plus souvent dans de petites salles, témoigne de la puissance de la musique et des mots autant chantés que scandés du natif de Duluth (Minnesota). Dylan cherche manifestement à élever sa musique, désireux de transcender tout ce qu'il avait enregistré et joué sur scène auparavant tout en renouant, en chantant un Hurricane brûlant, avec les protest-songs de ses débuts (Master of War, The Lonesome Death of Hattie Caroll, Ballad of Hollis Brown). N'en doutons pas, il est poussé à se dépasser par celle qui se trouve à sa droite, l'extraordinaire et lumineuse violoniste Scarlet Rivera, recrutée selon la légende, depuis peu, à un coin de rue alors qu'elle se rendait, violon sous le bras, à une répétition dans Greenwich Village. Au diapason de cette odyssée picaresque en roue libre, les yeux tantôt sur son instrument, tantôt sur Bob Dylan, Scarlet Rivera enlumine d'arabesques sonores les mots et les pas de danse fiévreux du chanteur. Son archet vibre de contrechants sinueux, s'intégrant avec grâce et générosité dans les anfractuosités des strophes dylaniennes. Dylan a-t-il eu dans toute sa carrière une musicienne ou un musicien mettant autant ses textes en valeur ? Peut-être Mike Bloomfield, le guitariste découvert sur Highway 61 Revisited (1964) ou encore Robbie Robertson, le guitariste de The Band ? Le doute est permis. Dans cette émulation créative, le violon de Rivera apporte à Bob Dylan ce que le film Becky Sharp (1935) de Rouben Mamoulian apporta au cinéma: la couleur, comme pour mieux intensifier le réel ou accroître un sentiment de proximité. Dans des États-Unis s'apprêtant à célébrer leur bicentenaire, mais toujours en proie au doute (défaite au Vietnam, soubresauts sociaux, remise en cause du modèle américain, démission, l'année précédente, de Richard Nixon à la suite du scandale du Watergate), la Rolling Thunder Revue trace son sillon dans ces années 70 dont on ne se lasse pas de constater tristement la perte, tant elles ont pu générer un bouillonnement innovant en musique et au cinéma. Après avoir réalisé un premier documentaire sur Dylan en 2005 (No Direction Home), Martin Scorsese, en fidèle admirateur, ressuscite en 2019 les images d'archives de cette tournée en y intégrant des interviews récentes de Dylan et de quelques survivants comme, entre autres, Joan Baez ou le guitariste Ramblin' Jack Elliott.  En confrontant le présent au miroir du passé, Scorsese parvient à restituer l'esprit d'une époque libertaire et communautaire, alors même que le rêve était sur le point de s'éteindre.



[1] Sans oublier ses débuts au cinéma dans un petit rôle dans Pat Garrett and Billy The Kid de Sam Peckinpah (1973). Bob Dylan y composa également la musique dont le fameux Knockin' On Heaven's Door.





dimanche 22 août 2021

Le chocolat chez Lasse Hallström



« Il était une fois un petit village pauvre dans la campagne française dont les habitants croyaient fermement à la tranquillité. Dans ce village, chacun connaissait son rôle dans l'ordre des choses, chacun comprenait ce que l'on attendait de lui ». C'est par ces mots que s'ouvre ce conte aussi humaniste que culinaire. « Portés par le vent du Nord », deux chaperons rouges, Vianne Rocher (Juliette Binoche, à droite du photogramme)) et sa fille de six ans Anouk (Victoire Thivisol), s'arrêtent dans le village de Lansquenet pour y louer une ancienne pâtisserie tombée en désuétude, et ouvrir – en plein carême - une chocolaterie, un commerce donc exclusivement dédié à la fève de cacao et à ses dérivés. Que ce soit sous la forme de chocolat chaud, de mignardises à la noix de coco, de gâteaux chocolatés, de truffes aux noix ou que le chocolat soit noir, au lait ou blanc, recouvert de pralin, de caramel ou de grains d'épice concassés, ces confiseries vont bouleverser la vie des villageois engoncés dans un conformisme puritain et dans une morale fossilisée par l'emprise patriarcale et réactionnaire d'un potentat local, le comte de Reynaud (Alfred Molina). En effet, tout ce chocolat va s'avérer être un puissant facteur d'émancipation, un révélateur de désirs réprimés, particulièrement pour Joséphine (Lena Olin, à gauche du photogramme), une femme battue trouvant dans les vertus gustatives du chocolat la force de quitter son mari brutal et vindicatif. Les deux chocolatières vont désormais unir leurs forces, avec une telle concentration, une telle passion commune, que d'autres habitants n'auront d'autre choix que d'y succomber, au grand dam du comte de Reynaud qui voit dans ces femmes libérées et indépendantes une menace directe à son autorité. Penchée au-dessus d'une plaque de papier sulfurisé, Joséphine, toute souriante, tord à deux mains une poche à pâtisserie pour mouler, sous l'œil amusé de Vianne (à droite du photogramme), des mignardises en chocolat. Ce rituel accompli dans la cuisine et à l'abri des regards confine au sacré, mélange la dextérité, la vue, l'odorat et le goût pour charmer leurs sens gustatif et olfactif…... et le nôtre. Non content de faire du chocolat un hymne au plaisir en transformant peu à peu les villageois en fins gourmets de plus en plus rétifs à l'autocrate local, Lasse Hallström dans Le Chocolat (2001) nous immerge dans la dimension divine et historique du cacaoyer nommé en 1727 Theobroma cacao ou « nourriture des dieux » par le naturaliste suédois Carl von Linné. Déjà « chez les Aztèques, on raconte que le dieu Quetzalcoatl aurait voler un cacaoyer au paradis et en fit cadeau à la femme, afin qu'elle prépare un breuvage susceptible de rendre sage et intelligent[1]. Reprenant la dimension thérapeutique et aphrodisiaque du cacao - Moctezuma, l'empereur aztèque ne buvait-il pas 50 tasses de cacao pour satisfaire ses nombreuses concubines[2]? - Vianne et Joséphine conjuguent l'hédonisme à l'épicurisme tout en refusant de faire la fine bouche pour faire disparaître tous les préjugés et autres bigoteries de ce monde.



[2] Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne de Bernard Diaz Del Castillo, 1632.




L'esclave chez Steve McQueen



Incapable pendant des décennies de considérer le Noir autrement qu'à travers un spectre allant de l'autre menaçant[1] à Mammy (Hattie McDaniel), la domestique soumise et docile de la famille O'Hara[2], tout en faisant « rimer les champs de coton avec la douceur de vivre des maîtres et des propriétaires blancs [3]», Hollywood commence, à partir des années 60, à dessiller son regard sur la brutalité de ce crime, ce péché originel qu'est l'esclavage. Encore en pointillés très espacés, des films comme Esclaves (Slaves, Herbert J. Biberman, 1962), Mandingo (Richard Fleischer, 1975), ou encore Amistad (Steven Spielberg, 1997) racontent l'oppression esclavagiste vue de l'intérieur. Dans la foulée de Django (Django Unchained, Quentin Tarantino, 2012), 12 Years a Slave (Steve McQueen, 2013) porte à son point d'incandescence la représentation de ce qu'a été l'asservissement de millions d'hommes, de femmes et d'enfants dans les plantations de coton et de canne à sucre du Sud des États-Unis. Le photogramme illustre une étape de la descente aux enfers que vit Solomon Northup (Chiwetel Ejiofor), un homme noir libre vivant à Saratoga Springs (État de New-York), kidnappé par des individus sans scrupules pour être vendu comme esclave à La Nouvelle-Orléans (Louisiane). À l'arrière-plan, le navire négrier est amarré au quai. Son équipage, indifférent au drame en train de se dérouler, s'affaire à débarquer sacs, tonneaux et cageots… sans oublier la « marchandise » humaine pour laquelle les portes de l'abîme viennent de s'ouvrir. À l'inverse de cette ville à la territorialité romanesque qu'Hollywood a si souvent mise en scène[4], La Nouvelle-Orléans apparaît chez Steve McQueen comme le reflet de ce Deep South au racisme normalisé et institutionnalisé, faisant figure de plaque-tournante du commerce de la traite, au même titre que l'économie du tabac, du coton ou du sucre. Au second plan, Solomon est assis sur un cageot, les yeux perdus dans le vide et encore abasourdi par le cauchemar qu'il est en train de vivre. À sa gauche, deux hommes, deux jeunes femmes et une petite fille sont tout aussi hagards que lui, toutes et tous impuissants à inverser le cours de la tragédie qui pèse sur leurs épaules. Ils viennent de quitter leur prison flottante pour se retrouver, les mains enchaînées, condamnés au silence, affaissés et prostrés sur le débarcadère. Le langage corporel qu'ils projettent dit la fatigue, l'épuisement et une profonde dislocation intérieure qui tranchent avec l'effervescence environnante du port. Que ce soit dans la cale d'un navire, sur un quai ou plus tard dans une plantation, ils sont déjà emprisonnés physiquement et mentalement, broyés par un système qui soumet les corps noirs.  Enfin, au premier plan et à droite du cadre, un homme blanc, revêtu d'un chapeau haut de forme et d'une veste à grandes basques, tient un registre à la main pour faire l'inventaire de ses « biens meubles », préalable à la vente qui ne va pas tarder. Il matérialise cette attitude arrogante et méprisante constitutive du rapport de force existant entre les esclaves et les puissants trafiquants. À travers Solomon, Steve McQueen nous dit qu'il existait en 1841 des Noirs libres et intégrés dans le Nord des États-Unis, mais que cette liberté pouvait se révéler illusoire et fragile tant la couleur de peau restait un marqueur répulsif pour de nombreux Américains – y compris dans les États du Nord, abolitionnistes depuis 1804 - incapables de voir dans un Noir autre chose qu'un être inférieur, un être prédestiné à travailler dans un champ de coton. Manifestement, de plus en plus de cinéastes cherchent à faire rendre gorge à ce passé ignominieux et honteux. Naissance d'une nation (The Birth of a Nation, Nate Parker, 2016), Harriett (Kasi Lemmons, 2019) Emperor (Mark Amin, 2020) et la série The Underground Railroad (Barry Jenkins, 2021) montrent au pays du Black Lives Matter que le retour du refoulé est bien installé.



[1] Naissance d'une nation (The Birth of a Nation, D.W. Griffith, 1915)

[2] Autant en emporte le vent (Gone with the wind, Victor Fleming, 1939)

[3] Pourquoi Hollywood a mal à l'esclavage, podcast de Jean-Baptiste Thoret et Stéphane Bou, dans Pendant les travaux, le cinéma reste ouvert, France Inter, le 30 mai 2014

 [4] L'Insoumise (Jezebel, William Wyler, 1938)




samedi 14 août 2021

La schizophrénie chez Robert Aldrich


Qu'est-il arrivé à Baby Jane (What Ever Happened to Baby Jane, Robert Aldrich, 1962) est un film d'une rare cruauté et d'une misanthropie radicale. Le réalisateur décrit avec férocité et sans concession, un microcosme domestique étouffant et anxiogène. La caméra, comme souvent dans le cinéma de Robert Aldrich, est singulièrement positionnée à la place du miroir devant lequel danse Baby Jane Hudson (Bette Davis). Mais elle peut tout autant donner l'illusion d'être posée dans la fosse d'orchestre ou encore dans les premières rangées de fauteuils d'une salle de spectacle, puisqu'il s'agit de la répétition, dans une maison au décor opulent, de la représentation d'un numéro de music-hall. « Avec ces situations particulières, Aldrich met en évidence la non-liberté de la vision en cinéma, son aspect purement subjectif. Il provoque le spectateur en lui révélant sa passivité face au point de vue (….)[1] ». Et nous restons prisonniers d'un théâtre d'ombres, tétanisés devant le spectacle qui vient de débuter. Bien lisible, le champ dans le cadre est parfaitement découpé: le premier plan est composé d'une rangée d'ampoules, une rampe, située à la base du miroir, pour éclairer les personnages situés dans la pièce principale. Au second plan, à gauche, Baby Jane est une ancienne enfant vedette qui chantait et dansait dans les music-halls cinquante ans plus tôt, mais que le succès et la notoriété ont abandonnée une fois passée l'adolescence. Enfermée dans le souvenir de sa réussite d'antan, elle rejoue le numéro de danse de sa jeunesse, tout en chantant une ritournelle célébrée à l'époque dans tous les États-Unis: I've written a letter to Daddy. Habillée d'une robe blanche qui imite celle qu'elle portait enfant, lourdement maquillée avec ce visage figé dans un fond de teint blanchâtre, Baby Jane exécute maladroitement quelques pas de danse. Comme pour Norma Desmond (Gloria Swanson)[2], le temps s'est arrêté au début du siècle. Incapable de sortir de ce rôle qu'elle a joué jadis, Baby Jane vit dans un monde de souvenirs, et n'est même plus l'ombre d'elle-même, mais la caricature de l'enfant-objet qu'elle fut. Tragique et pathétique, sa vie n'est plus qu'un long cheminement entre raison et folie, une vie de rancœur et de haine accumulées face à un monde forcément ingrat puisqu'elle reste convaincue, à l'instar encore et toujours de Norma Desmond, que les stars n'ont pas d'âge. Avec son timbre de voix abimé par le temps et l'alcool, elle allie le grotesque au tragique en hantant sa propre maison. À droite du cadre, assis au piano, Edwin Flagg (Victor Buono) accompagne Baby Jane. Musicien au chômage, il a répondu à la petite annonce qu'elle avait placée dans un journal local. Suave, obséquieux et hypocrite, il témoigne d'une flagornerie qui n'a d'égal que sa stupeur et son effroi devant cette attitude schizophrène, mais reste prêt à tout faire pour obtenir ce poste. Le volume du piano associé à celui de la commode à gauche équilibre l'ensemble du plan permettant une mise en scène rigoureuse dans laquelle la lumière des ampoules au sol et de la lampe posée sur le piano éclaire ce ballet grand-guignolesque. Enfin, à l'arrière-plan, le champ de vision permet de distinguer, au-delà de la pièce, un couloir et les premières marches d'un escalier menant à l'étage, là où Baby Jane séquestre sa sœur Blanche (Joan Crawford), paraplégique depuis un accident de voiture suspect. Une autre pièce s'ouvre à l'arrière dans le prolongement de la première. Utilisant de courtes focales pour rendre - comme au théâtre et à la manière d'Orson Welles – une grande profondeur de champ, Robert Aldrich nous projette dans un espace cossu et ordonné, un espace apparemment gouverné par la normalité, mais que l'altération des sens de Baby Jane corrompt profondément. Dans sa description vitriolée d'une ancienne gloire, et comme dans Le Grand couteau (The Big Knife, 1955), le réalisateur fouaille la plaie des tares et des maux que peuvent engendrer le vedettariat et le monde du spectacle.

[2] Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard, Billy Wilder, 1950) 




jeudi 12 août 2021

Le bison chez Richard Brooks et Kevin Costner




Dans la représentation de l'extermination des bisons, les liens de parenté entre La Dernière chasse (The Last Hunt, Richard Brooks, 1956) et Danse avec les loups (Dances with Wolves, Kevin Costner, 1990) sont nombreux et patents. Le premier lien concerne la rareté du sujet - cette courte liste peut être toutefois complétée par un troisième film, Le Bison blanc (White Buffalo, Jack Lee Thompson, 1977) – essentiellement en raison de la mauvaise conscience des Américains face à cette tuerie de masse inséparable de l'effondrement du mode de vie des tribus indiennes des Grandes Plaines. À propos de l'échec critique et commercial de La Dernière chasse, Richard Brooks disait: « Ce que le film dénonçait, c'était le meurtre systématique d'animaux. Ce meurtre n'avait aucun sens. Il était ridicule, pour la somme d'un ou deux dollars que valait sa peau, de tuer un animal et de laisser pourrir sa chair (…). Vous pouvez imaginer l'embarras et la gêne qui s'emparèrent des Américains quand ils virent le film [1]». Le deuxième lien concerne le propos écologiste de deux réalisateurs qui, à trente-quatre ans de distance, dénoncent avec la même puissance visuelle l'agonie de cet animal, amené quasiment au bord de l'extinction à la fin du XIXe siècle. Chez Brooks et Costner, le bison n'est qu'une vulgaire marchandise, uniquement chassée et dépecée pour sa peau, au contraire des Indiens des Plaines qui en avaient fait un animal totémique, grand dispensateur de toutes les ressources dont ils avaient besoin[2]. Le troisième lien enfin, évoque de manière indirecte pour le premier et plus frontale pour le deuxième, la déstabilisation et la déculturation des tribus dont le destin tragique est étroitement associé au déclin des bisons. Confrontés à une même réalité, les Indiens et les bisons sont les victimes sacrifiées sur l'autel de la colonisation de l'Ouest américain. Ce dernier point de vue est humaniste chez les deux metteurs en scène, mais la perspective n'est pas la même. Chez Brooks, le massacre est vu à travers les yeux de Charley Gilson (Robert Taylor, photogramme 1), un chasseur raciste possédant tous les attributs du psychopathe: une insensibilité froide à la douleur d'autrui, une indifférence à une quelconque culpabilité et une recherche constante du rapport de force aspirant à dominer tout son environnement. Prenant un plaisir malsain à tuer les bisons aussi bien que les hommes, Charley accomplit à cet instant son œuvre macabre: il abat des dizaines de ces mammifères avec une frénésie qui confine à l'extase et à la folie. Le système de visée de sa winchester et le pied en métal la supportant traduisent tout autant l'habileté du tireur que sa volonté d'abattre jusqu'au dernier, aussi longtemps qu'il le faudra, sans discontinuer, les membres de la harde visible en contrebas. Au contraire, dans Danse avec les loups, Costner adopte, comme dans un miroir inversé, le point de vue des Sioux, découvrant avec consternation les carcasses des bisons écorchés par des chasseurs, jonchant la plaine (photogramme 2). Les tueurs ne seront jamais montrés - seules les traces de leurs chariots resteront visibles au milieu de ce carnage – comme pour mieux individualiser ceux qui subissent de plein fouet cette dévastation. Filmé de dos et occupant tout le premier plan du champ, le petit groupe de Sioux est immobilisé, figé dans cette incompréhension et dans cette douleur sourde qui pèsent sur leurs épaules. Ils savent désormais que le temps de l'innocence est révolu. Le lieutenant Dunbar (Kevin Costner) est rejeté à la périphérie droite du cadre. Impuissant, il ne peut que constater le désarroi de ceux qui l'ont accepté et adopté il y a peu de temps.



[1] Dans Interview, par Michael Caen, Serge Daney, Jean-Louis Noames et Stacy Waddy, Cahiers du cinéma, n 166/167, mai-juin 1965

[2] Peau, viande, tendons, graisse, moelle, os, cornes ….







lundi 9 août 2021

Le point nodal chez George Stevens

 

Dans Géant (Giant, George Stevens, 1956), Leslie (Elizabeth Taylor), une jeune femme élevée dans le Maryland, vient d'épouser Jordan Bick Bennedict (Rock Hudson), un riche « baron du bétail » du Texas. Leur voiture, un point noir à peine perceptible dans le désert, se dirige vers le ranch Reata, l'immense propriété de la famille Benedict. À l'instar de sa représentation des grands espaces du Wyoming que traverse Shane[1], George Stevens filme en plan large le désert de l'ouest texan tel un monde démesuré et achevé, englobant la terre, le ciel et ses nuages, les hommes, les troupeaux, points noirs visibles à gauche et à droite du cadre, et au milieu du tout, la maison, le ranch Reata donc. Sentinelle surréaliste, incongrue mais opulente, dressée dans sa solitude et seul point de repère vertical dans cet océan minéral horizontal dans lequel le regard se perd, cette maison est le lieu où la civilisation et la nature s'affrontent, une maison semblant se désintéresser du vent, du sable, de la poussière et du temps. Avec ses trois étages et sa tour en forme de guérite, elle défie les éléments pour mieux les domestiquer, pour mieux les dominer. Le plan fixe choisi par George Stevens nous permet tout à loisir de saisir cet espace, à priori inhospitalier et en apparence vide, dans lequel va désormais vivre Leslie, très loin de ses prairies humides et verdoyantes du Maryland. Au fur et à mesure que la voiture avance vers le ranch Reata, l'opposition entre la culture de l'Est et la rusticité– pour ne pas dire la sauvagerie - de l'Ouest se fait jour. La caractérisation de cette maison est primordiale en ce sens qu'elle nous avertit sur la nature profonde de son propriétaire Bick Bennedict: fier de perpétuer la fortune matérielle de sa famille, celui-ci incarne tout autant la réussite d'un éleveur que l'expérience d'un individualisme forcené, hérité de ses ancêtres et qui ne souffre aucune critique. Un pied dans le passé forcément héroïque et victorieux (résistance texane à Alamo[2], bataille de San Jacinto[3]) et un avenir qui ne peut que sourire aux audacieux, lui qui est parvenu à séduire une femme intelligente, cultivée, empathique et solaire , Bick reste néanmoins prisonnier de ses préjugés racistes à l'encontre des Mexicains qui travaillent pour lui. « Ces gens-là » dit-il, ne peuvent être qu'au service de celui qui règne en maître sur son domaine puisqu'ils ont été vaincus autrefois. Géant égrène les codes westerniens d'une part, de la conquête d'un espace désertique arraché depuis deux générations aux Indiens et aux Mexicains, et d'autre part, du pionnier dont les valeurs de courage et d'esprit d'initiative se transmettent de père en fils. Seuls la voiture, le téléphone et bientôt le pétrole vont nous dire que l'époque de la Conquête de l'Ouest est révolue en dépit de la persistance de son esprit et de la pérennité de sa geste. Cet environnement et ses enjeux dramatiques se retrouveront deux ans plus tard dans Les Grands espaces (The Big Country, William Wyler, 1958), un film construit en miroir de Géant: même immensité texane, même point nodal matérialisé par un ranch perdu au milieu de nulle part, même confrontation entre l'Est et l'Ouest et jusqu'à l'utilisation de la même actrice (Carrol Baker) pour incarner la future fille de Bick Benedict et celle de Henry Terrill (Charles Bickford), un autre éleveur démiurge, plus âpre, plus acrimonieux, et qui pour son malheur  n'aura pas une Leslie pour lui faire entrevoir de nouveaux horizons.



[1] L'Homme des vallées perdues (Shane, George Stevens, 1953)

[2] Siège par le général mexicain Santa Anna de la mission Alamo défendue par 180 hommes dirigés par le commandant William B.Travis, Jim Bowie et Davy Crockett (23 février – 6 mars 1836). Tous furent tués.

[3] Affrontement entre l'armée mexicaine de Santa Anna et l'armée texane commandée par Samuel Houston (21 avril 1836). La victoire américaine ouvrira la voie, la même année, à la création de la République du Texas.




vendredi 6 août 2021

L'innocence chez George Stevens



Dans ce photogramme extrait du Journal d'Anne Frank (The Diary of Anne Frank, George Stevens, 1959), Anne (Millie Perkins) et son ami Peter Van Daan (Richard Beymer) sont en train de vivre, au printemps 1944, l'un de leurs derniers moments d'intimité avant leur arrestation par la police allemande le 4 août de la même année. Avec leurs familles, ils vivent reclus depuis bientôt deux ans sous les toits d'un immeuble à Amsterdam afin d'échapper aux rafles et aux persécutions organisées par les nazis contre les juifs. À travers les morceaux de verre d'une vitre fracassée par une bombe alliée tombée à proximité, leurs visages juvéniles (Anne et Peter ont respectivement quinze et dix-huit ans) expriment une harmonie et une innocence que la guerre n'est pas parvenue à entamer. Ils avaient pris l'habitude de monter sous les combles pour s'isoler, regarder au-dehors le déroulement immuable des saisons, le vagabondage fugitif des nuages dans un ciel si immense que le cadre ne peut le contenir, ou la succession des toits des maisons alentour dans lesquelles vivaient les autres, si proches et si lointains à la fois. C'est là, à l'abri du monde extérieur, que ces deux jeunes vont apprendre à se connaître, à s'apprivoiser pour découvrir progressivement un sentiment amoureux qui se révèle, sans mots, mais tout en regards et en effleurements, chacun voulant donner à l'autre l'univers et son éternité.  Mais des indices comme autant de signes prémonitoires de la tragédie à venir perturbent le cadre. Leurs regards divergents, occupés à regarder un hors-champ qu'ils savent pour le moment interdit, préfigurent leur future séparation, et les morceaux de verre, comme autant de lames coupantes, déchirent leurs visages, les morcellent, particulièrement celui de Peter. Leurs rêves et leurs espérances sont encore intacts, en dépit de la claustrophobie induite par leur enfermement, protecteur un temps, mais qui n'est que l'antichambre de leur futur univers concentrationnaire. Alors que les bottes nazies menaçantes résonnent régulièrement sur le pavé de la rue en contrebas amplifiant les bruits plus furtifs des rôdeurs à la recherche d'un butin dans l'immeuble qu'ils pensent vide, ces deux êtres n'auront ni le temps, ni l'heur de pouvoir vivre une destinée d'amoureux ordinaires embrassant la vie, sans inquiétude et sans trouble.

En 1942, après avoir vu le film de propagande nazi par excellence, Le Triomphe de la volonté de Leni Riefensthal, George Stevens décida à 38 ans qu'il lui fallait combattre l'Allemagne en accompagnant, après le 6 juin 1944, les armées américaines pour documenter, caméra à la main, la libération de l'Europe. En 1945, il filme la découverte des camps de concentration de Nordhausen-Dora et de Dachau; il en ressort traumatisé. De manière troublante, et à l'instar du journal d'Anne Frank – qui n'était pas encore connu à ce moment-là – le soldat et cinéaste américain tourne un journal intime sur son expérience dans une Europe en guerre dont il ne parle pas. Ce n'est qu'en 1980, après la mort de son père, que son fils George Stevens Jr découvre ces bobines dans le grenier familial. Montées une première fois en 1984 sous le titre Mémoires de guerre, les images de George Stevens le seront une deuxième fois sous la forme définitive d'un documentaire, From D-Day to Berlin, un film en couleurs qui restitue l'horreur de la guerre que le noir et blanc du Journal d'Anne Frank ne fait que suggérer.