vendredi 31 décembre 2021

La confusion chez Sam Peckinpah


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Dans La Horde sauvage (The Wild Bunch, Sam Peckinpah, 1969), les apparences sont toujours trompeuses. En 1913, un groupe de six hors-la-loi, mené par Pike Bishop (William Holden), entre dans la petite ville de San Rafael au Texas (photogramme 1). Ils s'apprêtent à cambrioler les bureaux des Chemins de fer et ont revêtu, pour mieux passer inaperçus, l'uniforme de l'armée américaine. Au coin d'une rue, Pike se heurte par inadvertance à une femme d'un âge certain en faisant tomber les paquets qu'elle portait. Confus et d'une courtoisie exquise, il ramasse lesdits colis, les remet à son voisin de droite Dutch (Ernest Borgnine), tout sourire, avant d'offrir son bras à cette aînée pour traverser la rue. Des gentlemen en somme, pétris de savoir-vivre et ravis de secourir les dames en difficulté ou dans l'embarras. Au même moment, en face, sur le toit d'un immeuble surplombant les faux militaires, un autre groupe d'hommes mené par Deke Thornton (Robert Ryan) et le dirigeant de la Compagnie des Chemins de fer Pat Harrigan (Albert Dekker, le deuxième à partir de la gauche, photogramme 2), surveillent les faits et gestes de Pike et de sa bande. Armés jusqu'aux dents, les mines patibulaires, les vêtements déguenillés et assurément malodorants, ils ont manifestement des intentions malveillantes, et la plupart présentent tous les symptômes de la névrose qui siéent à des chasseurs de primes sans foi ni loi, mus par la seule recherche du profit. Des truands en somme, impatients de faire parler la poudre et enchantés à l'idée de faire un carnage, y compris dans la rue principale très fréquentée de San Rafael. Le premier groupe en contrebas ne sait pas encore qu'il est tombé dans un piège. À l'opposé du western classique hollywoodien, Sam Peckinpah dynamite les cartes de l'Ouest en donnant à la notion du bien et du mal une dimension toute relative. Pike Bishop et ses comparses ont pris l'apparence de ceux qui ont la charge de défendre l'ordre établi, alors qu'ils sont sur le point de commettre un forfait. « Le camp du Droit et de la vertu se réduit ici à un simple ensemble de perceptions visuelles élémentaires: parce qu'ils sont habillés en soldats, ces hommes deviennent un instant tels pour la société[1]. De même, Harrigan, un « baron du fer » comme on peut parler d'un « baron du bétail », censé défendre la ville, la légalité et le capitalisme naissant, est entouré d'une bande de forbans méprisables à l'exception de Deke, par ailleurs ancien frère d'armes de Pike. La confusion est donc totale, les deux groupes utilisant la même violence pour parvenir à leurs fins. Chaque groupe peut contempler en l'autre son propre reflet. Le réalisateur filme un monde de faux-semblants, de dissimulation et de masques qui exhale, dans une vision nihiliste de l'humanité, une odeur de mort et de violence. L'homme est fondamentalement mauvais quel que soit la cause qu'il sert, seul l'honneur et un attachement viscéral à la notion de groupe, permettront de départager les deux « hordes sauvages » au profit de Pike et de ses hommes. Il y a chez Peckinpah, sinon une volonté de tuer la mythologie hollywoodienne, une rage à dépeindre l'envers du décor, à donner à son univers la couleur de la duplicité et du sang, ce même sang que les États-Unis, berceau de la démocratie, répandent au Vietnam au même moment. Il n'y a plus de romantisme, plus d'héroïsme, mais des désillusions et un avenir en pointillés pour Pike et sa bande qui savent que le crépuscule et la mort sont au bout de la piste.   

mardi 21 décembre 2021

Le baiser de la mort chez Guillermo del Toro



Du premier au dernier plan, Nightmare Alley (Guillermo del Toro, 2021) exsude l'essence même du film noir, celle qui fait de la cupidité, de la fatalité, de la prédestination et du crime, un condensé de la tragédie humaine. Le réalisateur mexicain met en scène à la fin des années 30, dans des États-Unis qui peinent à retrouver leur lustre d'avant la Grande Dépression, un trio infernal composé d'un escroc, Stanton Carlisle (Bradley Cooper), prétendant être un mentaliste capable de lire dans les pensées et de parler aux morts, bonimenteur d'estrade de cirque d'abord, puis de night-clubs chics de la société de Chicago, d'une assistante enamourée et dévouée Molly (Rooney Mara), et d'une psychiatre, le Docteur Lilith Ritter (Cate Blanchett), aussi machiavélique que manipulatrice, rencontrée au cours d'une séance de spiritisme. Dotée de l'intelligence froide de la femme fatale qui suggère l'ambition et l'absence d'état d'âme, elle a juré la perte de Stanton non par jalousie ou à cause de l'argent, mais en raison de sa volonté de détruire celui qui finit par se prendre à son propre jeu en pensant pouvoir lui disputer le monopole du ça freudien[1]. Un choc d'hubris en somme, une rivalité de compétiteurs aussi vénéneux l'un que l'autre. En face d'elle, Stanton, aigrefin sans scrupules, doté d'une arrogance démesurée, exploitant la crédulité d'un public dont il soutire des sommes énormes, est en fait aveuglé par son obsession de réussir à tout prix et de donner au rêve américain, même en le pervertissant, toute sa mesure. Ce couple infernal se retrouve dans le cabinet de consultation de Lilith (voir photogramme). La caméra en contreplongée, l'arrière-plan flou permettant d'orienter les regards sur elle, et la place centrale qu'elle tient dans le cadre donnent à Lilith une allure menaçante et dominante. Penchée sur le charlatan[2], dans une posture qui tient plus de l'affrontement que d'un élan passionnel, elle tient la tête de Stanton entre ses mains, comme une mante religieuse, s'apprêtant à lui donner le baiser de la mort. Ses cheveux blonds encadrent un visage qui exprime l'intimidation, ses lèvres serrées maquillées de rouge, un rouge aussi sanglant que l'itinéraire que va emprunter Stanton, suggèrent la dureté de ses sentiments. La coupe élégante de ses vêtements et son collier trois tours dénotent une sophistication de l'apparence mais aussi une aisance sociale doublée d'une assurance décomplexée. Leurs corps se frôlent mais la dynamique du mouvement n'est pas la même: tout le corps de Stanton est passif et semble basculer hors du cadre, au bord du gouffre, alors que celui de Lilith imprime une tension et une pression qui soulignent bien la prédatrice en elle et le pouvoir qu'elle a sur lui. Si Stanton a bien conscience qu'il a trouvé dans Lilith son double, il ne s'aperçoit pas en revanche qu'il en est le jouet, qu'il est manipulé autant par la psychiatre que piégé par un destin empoisonné, parce que dans ce dédale de mensonges, de faux-semblants et d'hypocrisie, seule la fin justifie les moyens. Dans la Bible, Lilith est un démon féminin, une créature de la nuit, un spectre. L'analogie métaphorique bien réelle avec la psychiatre peut aussi renvoyer à l'univers de Guillermo del Toro et à sa représentation de la monstruosité. Du fantôme d'un enfant mort (L'Échine du diable/El Espinazio del diablo, 2001) à un humanoïde amphibien (La Forme de l'eau/The Shape of Water, 2017) en passant par un faune mi-homme, mi-bouc (Le Labyrinthe de Pan/El Labirento del fauno, 2006), les créatures étranges et fantastiques qui peuplent son cinéma se révèlent au final toujours protectrices et/ou victimes face à la cruauté du monde et des hommes. Car pour del Toro, c'est bien la laideur des êtres humains qui crée la monstruosité. Dans Nightmare Alley, Lilith et Stanton ne font pas exception.



[1] Selon Freud, le ça désigne la part inconsciente, les désirs refoulés et inavoués de l'homme.

[2] Le Charlatan est le titre français de la première version de Nightmare Alley réalisée par Edmung Goulding en 1947 avec Tyrone Power dans le rôle de Stanton Carlisle.




vendredi 17 décembre 2021

Le xénomorphe chez Jean-Pierre Jeunet


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Manifestement aussi à l'aise dans ses déplacements dans les coursives des astronefs que dans leurs compartiments inondés, le très célèbre xénomorphe montre une fois encore toute son adaptabilité face aux défis qui lui sont posés par des équipages plus ou moins désorientés qui ne cessent de se trouver sur sa route. Dans l'opus 4 de la série, Alien: la Résurrection (Alien: Resurrection, Jean-Pierre Jeunet, 1997), le lieutenant Ripley (ou plutôt son clone[1]) et son équipage tentent – comme ils en ont l'habitude désormais – de fuir ce prédateur ultime tout en cherchant le meilleur moyen pour le détruire[2].  Une fois n'est pas coutume, Ripley et ses compagnons viennent de plonger dans la partie inférieure inondée du vaisseau spatial Auriga en détresse pour rejoindre un ascenseur qui devrait leur permettre de gagner un pont supérieur. Tout en nageant, en se retournant de temps à autre pour scruter leurs arrières, inquiets, ils progressent au milieu des restes de ce qui fut une cuisine (photogramme 1): assiettes, plateaux, mobilier renversé, tout cela git sur le sol ou flotte dans ce milieu liquide coloré de bleu, que réverbère à peine la lumière de quelques néons encore miraculeusement allumés (photogramme 3). Mais leurs regards se figent soudainement en voyant, surgissant de la semi-obscurité aqueuse, deux aliens se diriger vers eux, lancés comme des torpilles, les membres bien alignés contre leurs corps, propulsés par leurs queues puissantes (photogramme 2).  L'irruption vient toujours de l'obscurité et le xénomorphe n'a pas son pareil pour apparaître dans son élément à tout instant. Si l'alien se déplace habituellement sur ses quatre membres, la structure confinée des vaisseaux spatiaux ne lui laisse guère d'espace pour tester sur une longue distance ses capacités de vélocité, alors même qu'il est doté d'un vrai talent d'acrobate puisqu'il est capable de grimper aux murs ou de s'accrocher aux plafonds. Très à l'aise dans les moindres recoins des coursives obscures où son immobilisme est inversement proportionnel à la soudaineté de son attaque, il est aussi doté d'homotypie, se confondant avec son environnement et particulièrement avec les conduits de ventilation. Aussi ne pouvait-il être que totalement ravi et à l'aise dans ce monde sous-marin dans lequel il s'avère être un redoutable nageur, extrêmement mobile, capable de respirer l'oxygène dissout dans l'eau et de se mouvoir cette fois-ci sans grande discrétion, heureux de traquer Ripley, sa meilleure ennemie. Le monstre est désormais proche (photogramme 3). La morphologie biomécanique de cet exterminateur implacable composée d'une tête en forme de dôme, aussi lisse que du verglas, d'une mâchoire d'acier prête à s'ouvrir et d'un corps humanoïde doté dans son dos de quatre appendices en forme de tuyaux, sans parler de sa longue queue déjà citée, est encore plus terrifiante sous l'eau en raison de la fragilité des fuyards qui ne sont pas, eux, dans leur élément naturel. Ralentissant sa course, se repliant sur elle-même, et mue par un instinct féroce, cette masse noire occupe le tiers droit du cadre laissant ainsi assez d'espace à gauche pour lui permettre de se projeter sur sa victime. En dépit du lieu, l'alien ne tue pas pour se nourrir, mais chasse toute forme vivante, autre que la sienne, pour s'en servir comme hôte et permettre ainsi d'assurer sa reproduction. Sous l'eau, alors que les sons sont atténués, la terreur apparaît encore plus inexprimable et redouble davantage encore la citation du premier opus de Ridley Scott, « Dans l'espace personne ne vous entendra crier ».



[1] Ripley s'est suicidée à la fin d'Alien 3 (David Fincher, 1992), pour tuer l'alien qu'elle portait en elle. Des scientifiques décident de la cloner à partir d'échantillons de son ADN pour récupérer le xénomorphe.

[2] C'est le canevas immuable de toute la série mais dont la matrice (Alien, Ridley Scott, 1979) reste indépassable.




dimanche 12 décembre 2021

L'hôpital pour vétérans chez Hal Ashby et Robert Zemeckis


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Seize années séparent ces deux photogrammes antinomiques, donnant la mesure de la profonde mutation mémorielle qui caractérise la place de la guerre du Vietnam – ou plutôt ses conséquences – dans la psyché des Américains. Le photogramme 1 est extrait de Retour (Coming Home, Hal Ashby, 1978) dans lequel Luke Martin (Jon Voight) est un vétéran revenu de la guerre paraplégique. À travers ce personnage, Hal Ashby filme le traumatisme et la douleur des anciens combattants de retour au pays, profondément meurtris physiquement et moralement. En convalescence dans un hôpital militaire, les cheveux longs et un collier indien autour du cou, Luke se déplace dans les couloirs sur son brancard à l'aide d'une canne qu'il peut aussi brandir, dans des crises aussi hystériques que désespérées, pour casser le matériel médical autour de lui, ou pour menacer et injurier les infirmières et les médecins qui tentent de le calmer. En position ventrale, tenant de sa main gauche sa poche à urine, il tente de se redresser en hurlant sa souffrance et le manque de considération à son égard. À travers Luke, l'Amérique se trouve face à elle-même, face à une guerre perdue au fin fond de l'Asie, face surtout à une génération totalement désillusionnée, abandonnée à son sort et sacrifiée sur l'autel de la démocratie que les États-Unis se croient toujours contraints d'imposer aux peuples du monde entier. La chute de Saïgon a eu lieu trois ans auparavant, et le film s'inscrit dans le contexte des bouleversements sociaux et politiques en cours aux États-Unis à la fin des années 70. Le pacifisme, la prise de conscience que la guerre du Vietnam a été une tragique erreur, le profond rejet de Richard Nixon et de son successeur Gerald Ford favorisent en 1977 l'élection de Jimmy Carter et sa morale idéaliste. L'heure est venue, au cinéma, de « faire vivre le traumatisme vietnamien à ceux qui ne l'ont pas vécu »[1] et de montrer les séquelles que cette guerre a causées d'abord aux soldats, puis à la population américaine pour mieux favoriser la cicatrisation et le repli. Nul besoin de rappeler aux spectateurs le contexte militaire et politique, la guerre est encore dans tous les esprits. Dans Forrest Gump (1994), Robert Zemeckis adopte un ton diamétralement opposé. Blessé au combat, Forrest (Tom Hanks) se trouve également dans un hôpital pour vétérans, mais à Saïgon cette fois-ci[2]. Touché dans son fondement, sa position ventrale n'est que transitoire (photogramme 2). Avec sa coupe militaire, bien dégagée derrière les oreilles et son air perpétuellement ahuri, il déguste une glace, avec une délectation certaine. Autour de lui, ce n'est plus l'hôpital glauque, indigent manquant de tout et surtout de financement public de Retour[3], mais un hôpital illuminé par la lumière du jour, aseptisé, vibrionnant des allées et venues des infirmières, distributeur de sucreries et d'autres distractions comme une table de ping-pong qui permettra à Forrest de devenir un champion de la petite balle. L'hôpital est donc devenu un moyen de se réinsérer dans la société ! Le souvenir du vétéran meurtri et révolté par « une guerre de blancs faite par des noirs, une guerre de riches faite par des pauvres, une guerre de vieux faite par des jeunes »[4], mais surtout l'image de celui qui incarne la défaite est, au début des années 90, progressivement vidée de sa charge dramatique et écartée du champ cinématographique. Le Vietnam se banalise donc et Forrest Gump renvoie des images rassurantes, conformistes et humoristiques, voire réactionnaires sur le contexte des années 70, d'où ne sont pas exclus les mauvais souvenirs comme la présence dans l'hôpital de l'ancien lieutenant Dan Taylor (Gary Sinise), amputé des deux jambes. On peut désormais rire du Vietnam et de sa dimension tragique parce que le public a changé et qu'il n'a connu ni la guerre, ni sa contestation. Le film est donc entièrement articulé autour d'une vision contemporaine d'une histoire passée, celle des États-Unis sortis vainqueurs de la Guerre froide, après la chute du mur de Berlin en 1989 et la dislocation de l'URSS en 1991. Leur victoire militaire, la même année, dans la Guerre du Golfe leur permettra désormais de mettre en avant les vétérans d'Irak pour mieux les substituer aux vétérans du Vietnam. À partir de ce moment, le nombre de films consacrés au Vietnam – ou l'évoquant de façon périphérique comme The Indian Runner (Sean Penn, 1991) - diminue de façon drastique. Des rizières du Sud-Vietnam, les caméras se déplaceront désormais vers les sables du Proche-Orient.

 

 



[1] Le Vietnam, un cinéma de l'apocalypse de Laurent Tessier, Éditions du cerf, 2009, p.92.

[2] Comme Nick (Christopher Walken) dans Voyage au bout de l'enfer (The Deer Hunter) de Michael Cimino sorti la même année que Retour.

[3] Oliver Stone plantera le dernier clou du cercueil en décrivant dans Né un 4 juillet (Born on the Fourth of July, 1989) un hôpital pour vétérans encore plus sordide.

[4] Fire in the Lake: The Vietnamese and the Americans in Vietnam de Frances Fitzgerald, Back Bay Publishing, 1972 cité dans Hollywood-Vietnam, la guerre du Vietnam dans le cinéma américain: mythes et réalités de André Muraire, Michel Houdiard Éditeur, 2010.





mercredi 8 décembre 2021

Le dissident chez Milos Forman



Tout le cinéma de Milos Forman est subordonné à la figure du dissident. Que celui-ci ait les traits de R.P. McMurphy (Jack Nicholson dans Vol au-dessus d'un nid de coucou, 1975), du hippie George Berger (Treat Williams dans Hair, 1979), de Mozart (Tom Hulce dans Amadeus, 1984) ou encore de Larry Flynt (Woody Harrelson dans Larry Flynt, 1996), tous se heurtent aux institutions, rejettent la norme et les règles pour apparaître rebelles et insoumis aux yeux de tous les pouvoirs. Dans Ragtime (1981), une fresque sociale sans concession des Etats-Unis à la veille de la Première Guerre mondiale, Coalhouse Walker Jr (Howard E. Rollins Jr.) est de cette trempe. Pianiste afro-américain de ragtime talentueux et ambitieux, propriétaire d'une Ford T flambant neuve comme preuve de sa bonne fortune professionnelle et sociale, il n'est pas à l'abri des discriminations et des humiliations perpétrées contre lui par des Blancs ne supportant visiblement pas cette réussite matérielle[1]. Victime d'un acte raciste[2], il cherche en vain à obtenir réparation par tous les moyens légaux. Devant la mauvaise volonté de la justice et de la police, il finit par basculer dans la violence en posant des bombes dans les casernes de pompiers environnantes. Exigeant qu'on lui remette le responsable qui a saccagé sa voiture, il prend, avec quelques complices, le contrôle de la bibliothèque J.P. Morgan à Manhattan. Rapidement encerclés par la police, cet immeuble et ses occupants vont ordonner le récit, puisque le pianiste menace de tout faire sauter si justice n'est pas rendue. Dans ces revendications, ce qui peut apparaître dérisoire et superfétatoire n'est que la matérialisation de la dignité et de la morale qui lui sont refusées. Le cadrage du plan et la position des personnages construisent une diagonale entre un tireur armé d'un fusil à lunette et sa victime qui demeure le point focal du plan, à partir duquel tout s'organise. La caméra est positionnée en légère plongée dans l'une des pièces d'un immeuble situé de l'autre côté de la rue, dans le dos des policiers à l'affût, aussi près que possible de la tragédie en cours. La mise au point est faite sur Walker Jr. alors que le premier plan reste flou. À l'arrière-plan donc, encadré par deux colonnes en marbre et éclairé par un projecteur braqué sur lui, le musicien descend les marches de l'entrée principale, les mains levées, ayant choisi de se rendre en échange de la fuite de ses compagnons. Au premier plan à gauche, un policier le tient dans sa ligne de mire et à droite se trouve Waldo Rheinlander (James Cagney), le commissaire de police qui donnera l'ordre, dans quelques secondes, d'abattre sans sommation un homme en train de se rendre. Le réalisateur « oswaldise »[3] le tireur dans cette position caractéristique, en surplomb et à faible distance de la cible. Cet assassinat dévoile l'envers d'une Amérique qui, au-delà de la Belle Époque et de son cortège d'optimisme et de confiance dans l'avenir, révèle en fait les tares inséparables mais contradictoires de son histoire qui se veut empreinte de liberté, de vertu et d'opportunités: violence raciale, brutalité des autorités envers les minorités, discours laudateurs sur la démocratie alors que les remugles de l'esclavage ne se sont toujours pas évaporés. Dans Ragtime, et de la même façon que Michael Cimino dans La Porte du paradis (Heaven's Gate, 1980), Forman filme cette possibilité d'émancipation sociale vite avortée pour nous dire que l'égalité et la justice ne sont pas pour tous au pays de l'Oncle Sam. Malheur à celui qui osera se dresser contre ce catéchisme sacré, contre ce rêve américain qui ne souffre aucun affront, aucune profanation. Chez Forman, la dissidence se paie toujours au prix fort. La quête de justice et la rébellion de Coalhouse Walker Jr. ne pouvaient que passionner un Milos Forman ayant perdu très jeune son père à Buchenwald et sa mère à Auschwitz et auteur d'une œuvre très satirique vis-à-vis du régime communiste dans sa Tchécoslovaquie natale (Au feu les pompiers, 1967). Présent à Paris au moment de la répression du Printemps de Prague par les chars du Pacte de Varsovie, le réalisateur part pour les États-Unis en 1969 poursuivre sa carrière dans un pays qu'il saura, en tant qu'humaniste pessimiste et sans militantisme, ni idéologie, diagnostiquer les failles.   



[1] Rétrospectivement, on ne peut s'empêcher de penser au massacre de Tulsa en Oklahoma (1921) au cours duquel une horde de Blancs, secondée par la police, la Garde nationale et l'aviation détruisit un quartier noir réputé pour sa réussite économique.

[2] Bloquée volontairement par deux camions de pompiers, sa voiture est immobilisée au milieu d'une rue. Refusant de payer une taxe pour sortir de cette situation, il cherche en vain l'aide de la police et finit par retrouver sa voiture saccagée et souillée par les pompiers.  

[3] Cette image d'un tireur armé d'un fusil à lunettes renvoie à tous les films faisant après 1963 directement ou indirectement allusion à l'assassinat de J.F. Kennedy.




samedi 4 décembre 2021

La villa chez Polanski


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Roman Polanski aime placer ses personnages dans des espaces clos, étouffants, profondément anxiogènes et mortifères. Les appartements de Carol (Catherine Deneuve dans Répulsion, 1965), de Rosemary (Mia Farrow dans Rosemary's Baby, 1968) ou de Trelkovsky (Roman Polanski dans Le Locataire, 1976) sont autant de domiciles marqués du sceau de la normalité, mais dans lesquels leurs occupants sont peu à peu submergés par une confusion mentale, une paranoïa voire une aliénation. Dans The Ghost Writer (2010), le réalisateur nous plonge dans l'enfermement physique et mental d'un prête-plume (Ewan McGregor) – un écrivain sans nom dans le film - chargé de rédiger les mémoires de l'ancien Premier Ministre britannique Adam Lang (Pierce Brosnan), contraint de rester aux États-Unis en raison des accusations de crimes de guerre portées contre lui au Royaume-Uni. Un ancien membre de son cabinet l'accuse, en effet, d'avoir autorisé l'enlèvement et le transfert de citoyens britanniques de confession musulmane vers des prisons secrètes de la CIA pour y être torturés. Sur les trois photogrammes, le scribe se trouve sur l'île de Martha's Vineyard (Massachussetts)[1], dans la résidence de Lang, un véritable bunker hyper sécurisé, planté au milieu d'un paysage dunaire balayé par les embruns et les tempêtes hivernales (photogramme 1). Encerclée par une solitude sauvage qui renvoie au château de l'île de Lindisfarne au large des côtes du comté anglais de Northumberland (Cul de sac, 1966), cette maison à deux étages, que n'auraient pas renié les architectes du Bauhaus, est une résidence dont les extérieurs lisses, sévères et épurés faits de briques, de béton et de verre tranchent avec l'intérieur qui associe luxe et raffinement. L'architecture de cet espace donne à voir une géométrie faite de couloirs en équerre, de pleins (le bureau du photogramme 2) et de vides (la béance de l'escalier central du photogramme 3), éclairés tout autant par des néons que par des baies vitrées ou par un puit de lumière dont la clarté permet de mettre en relief l'apparente tranquillité du lieu. Des tableaux de peintures abstraites, accrochés sur tous les murs qui bordent les pièces et les coursives, donnent à la villa une allure de musée. Dans le bureau d'Adam Lang, l'ouverture vitrée dévoile un horizon ensablé et herbeux, tout en grisaille. L'écrivain s'y trouve souvent seul, en vase clos, à travailler les mémoires de Lang, à reformuler les phrases, à supprimer des digressions amphigouriques, mais surtout à chercher à comprendre pourquoi, quelques semaines auparavant, la mer a charrié sur le rivage le cadavre de son prédécesseur dont la présence hante encore ces murs, comme Simone Choule a pu hanter, après sa défenestration, l'appartement parisien que loue le nouveau locataire Trelkovsky (Le Locataire). Insidieusement, Polanski installe entre ces murs une tension sourde, oppressante, quasi palpable. Par son cadre élégant mais lisse, la villa peut être vue comme le reflet des caractères de leurs occupants: Lang, un ancien Premier Ministre donc, portant beau, le verbe haut mais postiche, cynique et poursuivi par son passé, sa femme Ruth (Olivia Williams) aussi ambigüe que tourmentée, et Amélia Bly (Kim Cattrall), son assistante et sa maîtresse, au visage fermé, énigmatique et hautain. Quant à l'écrivain, il apparaît progressivement pris dans une intrigue opaque aux multiples ramifications géopolitiques, perdu dans le labyrinthe de ses pensées inquiètes, isolé dans un espace dans lequel les ouvertures architecturales et l'air du large masquent mal un enfermement et un danger latent. Aux prises avec des secrets cachés, il erre dans cette villa, naviguant entre le doute, les faux-semblants et les apparences. On devine dans ce sanctuaire des dissimulations, des manipulations, de la corruption et du déshonneur. Au-delà des échos entre le scénario du film et les méandres tortueux et nauséabonds de la politique britannico-américaine récente[2], et au-delà de l'histoire personnelle de Roman Polanski[3], The Ghost Writer déploie une géographie du malaise dans laquelle le mensonge et les rapports de pouvoirs entre une élite politique, un quidam et la société civile tout entière organisent un monde dans lequel la démocratie n'est qu'un leurre.

 



[1] Roman Polanski, ne pouvant se rendre aux États-Unis depuis la fin des années 70 suite à ses déboires avec la justice américaine, choisit de filmer sur deux îles allemandes de la mer du Nord et une île danoise de la mer des Wadden. La mystification est totale.

[2] Adam Lang fait inévitablement penser à Tony Blair et à son tropisme américain pendant la guerre en Irak (2003).

[3] Adam Lang est bloqué aux États-Unis alors que Roman Polanski est assigné à résidence dans son chalet à Gstaad (Suisse) suite aux rebondissements judiciaires liés aux accusations de viol de 1977 portées contre lui par la justice américaine.




dimanche 21 novembre 2021

Le miroir chez Vincente Minnelli

 

Dans ce photogramme extrait de Madame Bovary (Vincente Minnelli, 1949), Emma Bovary (Jennifer Jones) et son amant Léon Dupuis (Christopher Kent) sont enlacés dans une chambre d'hôtel de Rouen. Profondément insatisfaite de la vie qu'elle mène depuis son mariage avec un médecin de campagne Charles Bovary (Van Heflin), une vie faite de routine, d'espérances déçues et d'horizons anonymes, Emma s'est depuis jetée dans l'extase des relations amoureuses, ivre de quadrilles, de bals, de volupté, de parfums subtils, mais surtout ivre de cette liberté rebelle que les conventions sociales du temps condamnent et que la morale réprouve. Aspirant au luxe et à la richesse, elle rejette le monde provincial et rural étriqué d'Yonville, un petit bourg perdu de Normandie dans lequel elle se sent prisonnière, pour vivre un ailleurs qu'elle imagine aussi foudroyant que romanesque. De passage à Rouen pour aller à l'opéra, et alors que son mari est reparti voir ses patients, elle reste en ville pour retrouver celui qui avait, quelques années auparavant, réprimé à son égard un sentiment amoureux, par ailleurs partagé. Seuls dans cette chambre, à l'insu de tous les regards – excepté du nôtre – et de manière instinctive, Emma et Léon s'abandonnent dans une étreinte frémissante pour laisser libre cours à leurs passions et à leurs désirs. En tenues de soirée, elle porte une robe bouffante blanche et lui une cape noire enveloppant Emma, assortie d'une large écharpe autour du cou, comme pour fêter à la hauteur de leurs espérances leurs retrouvailles intimes. Mais le panoramique droite-gauche qu'effectue lentement la caméra de Vincente Minnelli pour fixer dans un miroir ébréché l'image de ce couple, contredit leur élan amoureux. Le reflet projeté d'Emma n'est plus celui de la femme narcissique d'autrefois, assaillie de soupirants n'ayant d'yeux que pour elle, au cours du bal organisé par le marquis d'Andervilliers, mais celle d'une antihéroïne tragique condamnée à l'échec. La diagonale formée par la brisure du miroir scinde le couple en deux tout autant pour mieux préfigurer l'impossible rêve d'absolu qu'Emma recherche entre les bras de Léon, que pour souligner également sa fêlure interne, son déchirement et ses contradictions irrémissibles entre ses lectures mondaines et romantiques et son absence de lucidité sur la réalité et les hommes qui l'entourent. Ainsi, personnage condamné à la clandestinité, Emma Bovary porte-t-elle une robe de gala dans la chambre défraîchie d'un hôtel indigent, sans se rendre compte de l'antinomie que son rendez-vous galant dans un tel cadre peut générer de souffrance pour celle qui se rêve en princesse. Comme dans Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful, 1952) ou La Vie passionnée de Vincent van Gogh (Lust for Life, 1956), l'art de Vincente Minnelli consiste à mettre à nu les passions humaines jusqu'à l'égarement et l'hypertrophie. Le personnage du roman de Gustave Flaubert ne pouvait que rencontrer l'enthousiasme du réalisateur convaincu que « le mal-être de ceux qui rejettent le moule que veut leur imposer la société »[1] ne peut être qu'universel.

mardi 16 novembre 2021

L'arrivisme chez Billy Wilder

 
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Dans Le Gouffre aux chimères (Ace in the Hole, Billy Wilder, 1951), Charles Tatum (Kirk Douglas sur les deux photogrammes) est un journaliste aussi cynique et opportuniste que sans scrupules, à l'opposé de son collègue Ed Hutchinson (Humphrey Bogart), un croisé défendant les valeurs de la démocratie face à la corruption (Bas les masques /Deadline USA, Richard Brooks, 1952), mais très proche de J.J. Hunsecker (Burt Lancaster dans Le Grand chantage/Sweet Smell of Succes, Alexander Mackendrick, 1957), un éditorialiste impitoyable et cauteleux foulant aux pieds la déontologie journalistique[1]. Tatum a été, autrefois, un journaliste réputé ayant travaillé dans la plupart des grands quotidiens de la côte Est. Déchu de ces postes prestigieux autant pour ses inconduites personnelles – à New-York, une de mes histoires a provoqué un procès, à Chicago, je suis sorti avec la femme de l'éditeur, à Détroit, j'ai été attrapé à boire, dit-il toute honte bue - que pour une propension à chercher à « mordre le premier chien venu », il se retrouve, dans les premiers plans du film, désargenté à Albuquerque (Nouveau-Mexique) dans la salle de rédaction du journal local, le Albuquerque Sun Bulletin (photogramme 1). Cet individu, aussi roué que bonimenteur, fondamentalement arriviste et dénué de toute rigueur morale, s'arrête, faussement interloqué, devant une broderie encadrée et accrochée au mur, proclamant une maxime dont il se moque éperdument: « Dites la vérité ». – Ça, c'est quelque chose. Qui le dit ? demande Tatum - M. Boot, lui répond fièrement sa consoeur (Edith Evanson) en parlant du rédacteur en chef, mais j'ai fait les travaux d'aiguille. - Je regrette de ne pas pouvoir en faire autant. Vous le feriez pour moi si l'envie m'en prend ? rétorque Tatum dans une répartie hypocrite à double sens que ne mesure pas la journaliste. Le photogramme 2 est l'un des derniers plans du film. Tatum se retrouve dans le même espace, six jours plus tard, mais dénué de l'autosatisfaction et de la superbe arrogante qui le caractérisaient jusque-là. Appuyé sur le cadre de la porte, alors que le sol se dérobe sous ses pieds, il n'est plus que l'ombre de lui-même, pour la première fois sans artifices, mais pas sans panache, mis à nu, aux abois. Ses traits douloureux et interrogateurs trahissent une inquiétude qui lui rend paradoxalement une part de son humanité. La broderie est toujours là pour lui rappeler ironiquement ses turpitudes passées. Six jours séparent donc les deux photogrammes. Entre les deux, Charles Tatum s'était emparé d'un fait divers en apprenant qu'un Indien, Léo Minosa (Richard Benedict), gisait, enterré vivant, dans une galerie de mine qui s'était effondrée. Plutôt que de laisser les sauveteurs le sauver en quelques heures en étayant les galeries souterraines, il leur a proposé de recourir à un forage vertical dans la montagne, beaucoup plus long à exécuter et destiné à lui donner l'exclusivité du sauvetage pour en retirer toute la publicité. L'histoire se répand comme une traînée de poudre et des centaines de spectateurs avides de curiosité malsaine, des journalistes, la radio, la télévision et bientôt une fête foraine s'installent dans une folie collective, comme des vautours, sur les lieux du sauvetage faisant de Tatum une célébrité locale. La mort de Léo et le coup de ciseaux que lui assène dans l'abdomen la femme de l'infortuné Léo, Lorraine Minosa, (Jan Sterling), finiront par faire tomber de son piédestal et achever Tatum dans tous les sens du terme. Avec une rare puissance et une rage lucide mais dévastatrice, Billy Wilder fouaille la plaie purulente des bassesses humaines: recherche du sensationnalisme d'une certaine presse, vanité des journalistes érigés en faiseurs de manipulations, médiocrité du public à l'instinct grégaire, voyeur et friand de la souffrance des autres, marchands du temple tirant profit de la foule massée aux pieds de la mine pour vendre leurs colifichets. Il est frappant de constater à quel point Le Gouffre aux chimères peut être considéré comme une véritable catharsis pour le réalisateur, puisque Tatum est le double de ce qu'il a été dans sa jeunesse passée dans le Berlin des années 20. D'origine austro-hongroise, il y fut journaliste d'un tabloïd Die Bühne dans lequel il usa et abusa du mensonge à longueur d'articles consacrés à des faits divers [2]. Mettre en images sa part d'ombre ne donne que plus de véracité à cette vision désabusée et cynique de l'humanité. Enfin, agissant en miroir, l'hystérie collective dénoncée dans le film renvoie à celle du maccarthysme alors en cours depuis 1950 aux États-Unis et à laquelle n'échappe pas Billy Wilder. Membre de la Screen Directors Guild[3], il signe aux côtés de vingt-quatre confrères une déclaration affirmant qu'ils ne sont pas communistes, se désolidarisant – mais sans dénonciation – de tous ceux qui, comme Dalton Trumbo, John Berry, Jules Dassin ou encore Herbert Biberman, subissent les attaques conjointes du sinistre sénateur et des principaux producteurs des studios hollywoodiens.

 

jeudi 11 novembre 2021

Les Grands Anciens chez Frank Darabont



À l'instar de John Carpenter[1], la terreur chez Frank Darabont est toujours tapie dans le brouillard. Dans Brume (The Mist, 2007), à la suite d'un très violent orage, Bridgton, une petite ville du Maine[2], est enveloppée par un brouillard épais qui s'étend en rampant au ras du sol. Cernés par cette brume aussi singulière qu'inquiétante, des citadins se retrouvent confinés dans un centre commercial, et bientôt terrorisés lorsqu'ils comprennent qu'à l'extérieur sont embusquées des créatures monstrueuses venues d'une autre dimension. Le film bascule alors dans un univers particulièrement anxiogène et directement inspiré par l'univers du maître de Providence[3], Howard Phillips Lovecraft. Dans son œuvre, la notion d'horreur cosmique repose sur une peur archaïque provoquée par un mystère dont les implications associent autant une menace physique pour l'homme qu'une remise en question des certitudes qu'il peut avoir sur le monde qui l'entoure. L'expression de cette angoisse existentielle se retrouve dans la création la plus lovecraftienne qui soit, le mythe de Cthulhu, qui affirme l'existence dans les coins les plus reculés de l'univers, d'entités extraterrestres, les Grands Anciens, cherchant à rétablir leur ancienne domination sur la Terre. Dans Brume, ces forces obscures menaçant l'humanité ont été libérées par des expériences scientifiques réalisées par l'armée à la recherche d'autres mondes et qui ont ouvert une brèche, « interface entre le monde des humains et un univers inconnu [4]», permettant à tout un bestiaire cauchemardesque de franchir une frontière, un seuil que nul ne pouvait concevoir. Cachées dans le brouillard, ces créatures annoncent l'apocalypse en semant la terreur dans un arrière-plan indéterminé, sans limites, impénétrable, pour ensanglanter les rues et les places publiques de cette ville jusqu'ici sans histoires. Norm (Chris Owen), le magasinier du centre commercial est l'une de leurs premières victimes. Happé par un flot grouillant, visqueux et nauséeux de tentacules surgies de ce linceul blanchâtre comme autant d'appendices musculeux, turgescents et préhenseurs, il lutte de toutes ses forces contre une force cyclopéenne dont le reste du corps reste invisible (voir le photogramme). Sa main gauche ensanglantée appelant à l'aide, son visage grimaçant tordu par la douleur et par une peur indicible composent une vision d'une humanité en perdition, au bord de l'anéantissement. Tel un boa constricteur, la créature s'est emparée de sa proie pour ne plus la lâcher avant qu'elle ne disparaisse dans le brouillard aussi rapidement qu'elle était apparue. Au-delà de la peur froide et brutale, l'impossibilité de voir ce qui se déplace dans cette brume donne à toute la séquence une dimension irrationnelle, pessimiste et mortifère qui se confond avec le tourbillon des malaises oppressants de Lovecraft. Construit sur le même modèle que La Nuit des morts-vivants (Night of the Living Dead, George Romero, 1968), le film de Frank Darabont nous parle d'un groupe d'humains, assiégé par des forces qui les dépassent, et comme chez Romero, le danger va servir de révélateur des abjections qui sont en l'Homme lorsqu'il plongé dans une catastrophe devant laquelle la part sombre, les instincts les plus primaires balayent la raison et le sens commun. Les monstres ne sont pas forcément ceux que l'on pense.   



[1] Voir la chronique L'allégorie chez John Carpenter.

[2] Le film est inspiré par The Mist, une nouvelle écrite par Stephen King en 1985. L'auteur a fait de sa terre natale, le Maine, le décor de l'essentiel de son œuvre.

[3] Providence est une ville du Rhode Island aux États-Unis où vécut Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), célèbre pour ses récits fantastiques et d'horreur.