lundi 28 mars 2022

La soumission chez Istvan Szabo



Berlin dans les années 30, peu avant la Deuxième Guerre mondiale. Alors que les nazis viennent de prendre le pouvoir, Hendrik Höfgen (Klaus Maria Brandauer), un acteur ayant appartenu à une troupe théâtrale itinérante, va inexorablement gravir les marches de la notoriété pour finir par triompher à Berlin. Son interprétation exaltée et furieuse de Méphistophélès dans la pièce Faust de Goethe attire l'attention du Ministre-Président de la Prusse et Président du Reichstag Hermann Göring, alors présent avec sa femme dans la loge principale du Théâtre national prussien à Berlin. Celui-ci demande alors à rencontrer l'artiste. Le photogramme capte, à ce moment précis, le serment d'allégeance que l'acteur prête au dignitaire nazi. Encore revêtu de son habit de scène – une tunique noire, un maquillage d'un blanc immaculé recouvrant toute sa tête et, sur le dos, une cape noire et pourpre comme le sang - Hendrik déploie ses bras comme s'il voulait étreindre celui qui le couvre d'éloges. Dans l'illusion de pouvoir conserver sa normalité, mais surtout son ascension dans le théâtre du Troisième Reich, il accepte de se soumettre et de se laisser séduire par la bête immonde. En bon disciple de Faust, et en toute complaisance, il vient de vendre son âme au diable pour satisfaire sa passion du théâtre, un plan de carrière, l'argent et tous les honneurs qui accompagnent son entrée fulgurante dans le nazisme. Il est le gant de satin qui embellit la rage totalitaire, Faust à la ville et Méphistophélès sur scène, mais ne réalise pas qu'il y a plus luciférien que lui. Pion servile et docile dans un jeu propagandiste qui le dépasse, il devient un disciple endoctriné obéissant aux ordres de ceux qui sont au pouvoir et qui le maintiennent sous les projecteurs. Le goût de la flatterie et des feux de la rampe l'emporte sur toute considération morale, sur toute éthique et sa responsabilité en tant qu'acteur au service d'une idéologie criminelle ne se pose pas. Le nazisme soumet la culture à l'État et exige de ses représentants une fidélité sans faille. Ni l'individu, ni la libre-pensée n'ont désormais leur place dans un art destiné avant tout à renforcer la communauté nationale et à promouvoir la pureté de l'âme allemande. Par ce pacte démoniaque, Hendrick est condamné à ne pas décevoir, et accepte le poste de directeur du théâtre pour devenir le porte-parole des valeurs culturelles nazies. Pensant probablement être aimé des puissants – les rires du Ministre-Président et de sa femme semblent aller dans ce sens (voir le photogramme) - il n'est au fond qu'un bouffon aveugle et pathétique. Sa capacité à se compromettre - comme a pu le faire une Leni Riefenstahl pour le cinéma – davantage qu'une véritable fascination du mal semble être par ailleurs le véritable enjeu du film. Dans Mephisto (Istvan Szabo, 1981), le champ agit comme un déclencheur d'abîme, mais le hors-champ n'est pas en reste. En effet, le réalisateur hongrois filme un monde de théâtre, de bals, de grandes réceptions, de déjeuners et de soirées avec des acteurs. La haute société allemande s'y montre en se parant de tous ses atours pour s'étourdir autour des verres de champagne et des mets les plus exquis alors que, non loin de là, les violences dans les camps de concentration, les arrestations et les meurtres ont déjà commencé et qu'elle feint de les ignorer. Dans une description impitoyable d'une partie de la société allemande, et à l'instar des personnages des Damnés (La Caduta degli dei, Luchino Visconti, 1969) ou de ceux du Conformiste (Il Conformista, Bernardo Bertolucci, 1970) qui choisissent de se fondre dans le fascisme, Istvan Szabo filme la descente aux enfers d'un opportuniste, artistiquement brillant, mais éthiquement atrophié, fournissant au public nazi un miroir de ses propres aspirations destructrices. Après des années à soliloquer pour les dirigeants nazis, il n'aura pour toute défense que ces mots qui clôturent le film: « Pourquoi m'en vouloir ? Je n'ai rien fait. Que puis-je faire ? Je ne suis qu'un acteur ». Le vertige d'un apolitisme impossible ne s'arrête pas là: lorsqu'en 2006, le monde apprend, stupéfait, que le réalisateur avait travaillé, après l'insurrection de Budapest en 1956, comme indicateur pour le régime communiste hongrois, le parallèle avec le personnage de Hendrik n'en est apparu que plus troublant. Avant cette révélation, et bis repetita, comme une véritable obsession, Istvan Szabo avait tourné en 2002 Le Cas Furtwängler (Taking Sides), qui relatait l'histoire d'un chef d'orchestre allemand soupçonné en 1945 par les Américains de s'être compromis avec le régime nazi. Ou comment un homme peut être absorbé par des forces plus grandes que lui.




mercredi 23 mars 2022

Lady Macbeth chez William Wyler


À partir de sa pièce de théâtre homonyme, mise en scène en 1939 au National Theater de New-York, la dramaturge Lillian Hellman rédige le scénario de La Vipère (The Little Foxes, William Wyler, 1941), un film dénonçant violemment ce capitalisme débridé, égoïste et aveugle qu'elle détestait tant. Antifasciste convaincue dans les années 30, affiliée au Parti communiste américain de 1938 à 1940, future membre de l'Académie américaine des arts et des lettres à laquelle elle accédera en 1946, elle est, à ce moment, une femme de lettres reconnue et une scénariste plébiscitée à Hollywood. Par sa représentation de la décomposition morale d'une aristocratie profondément corrompue et prête à tout pour s'enrichir au détriment des autres, le film porte toutes ses préoccupations. Au tournant du XXe siècle, dans le Sud profond près de Mobile (Alabama), Regina Giddens (Bette Davis), une femme arriviste, sans scrupules et volontiers manipulatrice, affronte son mari Horace Giddens (Herbert Marshall) pour obtenir la somme de 75000 dollars qui lui permettrait de réaliser avec ses deux frères une affaire commerciale très lucrative et ainsi rejoindre la haute société de Chicago. Quand Horace refuse de financer l'accord, elle n'hésite pas à lui dire qu'elle attend qu'il meure pour obtenir ce qu'elle veut. Cardiaque, ne se déplaçant qu'en fauteuil roulant, Horace accuse le coup, tente de prendre le médicament qui atténuerait ses douleurs, mais renverse la fiole sur le tapis du salon. William Wyler et son directeur de la photographie, Gregg Toland, tout juste sorti de Citizen Kane (Orson Welles, 1941), organisent à cet instant le cadre avec une profondeur de champ d'une grande créativité, permettant de relier le premier plan net, à l'arrière-plan flou. Donnant ainsi toute son importance au décor – une colonne de marbre, un rideau, un guéridon et un escalier menant à l'étage supérieur, le tout montrant l'opulence de la famille - ce dispositif de narration dans un espace filmé permet de dramatiser particulièrement le fond du champ. Lorsque Horace demande à Regina de lui chercher à l'étage une autre fiole, celle-ci reste indifférente, de marbre, figée dans son fauteuil. Son mari, pris de panique, se lève alors avec difficulté, traverse la pièce en se tenant au mur, tente d'appeler à l'aide d'une voix sourde, gravit péniblement les premières marches de l'escalier pour bientôt s'effondrer, terrassé par une crise cardiaque (voir le photogramme). Au premier plan, le regard de Regina a le tranchant d'un couteau et la morgue de la prédatrice. Froide et calculatrice, méprisant ses semblables y compris ses frères, embrassant sa fille Alexandra (Teresa Wright) pour mieux l'étouffer, cette Lady Macbeth moderne, égocentrique et profondément venimeuse ne cille pas devant l'agonie de son mari. Avec son corps et sa volonté tendus à se rompre, elle tourne lentement son visage, aussi blême qu'un masque d'acteur de kabuki[1], vers un hors-champ insaisissable, refusant de regarder le calvaire d'Horace. Sa coiffure apprêtée, son jabot et sa robe cintrée luxueuse ne cachent plus son ignominie et sa rapacité qui font d'elle un personnage profondément déséquilibré et haïssable. L'absence de culpabilité, ses pulsions de haine et la volonté de faire plier le monde à ses désirs ne sont que les atours pervertis d'une femme pour qui la fin justifie les moyens. Entre ces deux plans, Wyler crée un malaise visuel extrême qui ne se résorbe qu'au moment où Regina décide de se porter hypocritement et trop tard au secours d'Horace. Pour assouvir sa soif d'argent et de pouvoir, cette matriarche impitoyable est prête à sacrifier ses proches. « Le monde est à prendre pour des gens comme toi et moi. Il y en a des milliers de par le monde. Nous possèderons le pays un jour, personne ne nous arrêtera » lui dit son frère Ben (Charles Dingle) à la fin du film. Dans cet Alabama au passé esclavagiste et dans lequel l'affrontement Nord-Sud est encore dans toutes les mémoires, cette sentence sans conscience prolonge la guerre, mais par d'autres moyens … jusqu'au noir de l'abîme.

 



[1] Forme de théâtre traditionnel japonais. Il se distingue par le maquillage très travaillé des acteurs. 




dimanche 20 mars 2022

Le papillon chez Lewis Milestone

 
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En octobre 1918, à quelques centimètres d'une tranchée allemande, un papillon vient de se poser délicatement sur le couvercle d'une boîte de conserve vide, abandonnée à l'extérieur du parapet. À travers une meurtrière encadrée par des sacs de sable, le soldat Paul Bäumer (Lew Ayres), le voit, lève la tête au-dessus de la tranchée (photogramme 1), puis tend la main pour s'en saisir avec précaution (photogramme 2). Oubliant toute prudence, il ne réalise pas qu'il offre au sniper français qui le vise au même moment, une cible de choix. Alors qu'il se penche, hors-champ, plus près du papillon, le coup de feu tranche l'écran d'un son aussi assourdissant qu'aigu, et la main de Paul recule subitement pour se détendre lentement et s'immobiliser dans la mort, après un dernier spasme. Interrompant une mélodie jouée en arrière-plan à l'harmonica, le silence, désespérant et sinistre, submerge désormais tout le cadre. Après J'accuse (Abel Gance,1919) et avant L'homme que j'ai tué (Broken Lullaby, Ernst Lubitsch, 1932) et Les Croix de bois (Raymond Bernard, 1932), mais en même temps que Quatre de l'infanterie, (Westfront 1918, G.W. Pabst, 1930), À l'Ouest, rien de nouveau (All Quiet on Western Front, Lewis Milestone, 1930[1]) est un témoignage particulièrement saisissant dénonçant l'absurdité et la monstruosité de la guerre. Cette séquence, mêlant poésie et violence brutale, fragilité de la vie et mort soudaine, renforce le discours profondément pacifiste et humaniste du film. Comme autant de rappels de son adolescence passée dans la maison familiale - Paul collectionnait depuis l'enfance les papillons – et de la beauté de la nature, le papillon matérialise cette innocence perdue au fond des tranchées de la Première guerre mondiale, dans lesquelles le cadavre de Paul va s'ajouter aux millions de morts qui jonchent déjà les champs de bataille européens.  En oubliant momentanément le danger toujours présent, même au mois d'octobre, Paul ne peut s'empêcher de tenter de capter cette part de lui-même, cette part de son humanité que le fracas des armes et des bombes n'a pas réussi à éradiquer. Parce que si le papillon évoque la métamorphose, alors Paul espère-t-il une mue qui lui permettrait de renaître pour se prouver à lui-même qu'il est autre chose que de la chair à canon, sacrifiée et jetée en pâture pour satisfaire le patriotisme, l'aveuglement et la médiocrité des décideurs politiques et militaires. Comme Quatre de l'infanterie, À l'Ouest rien de nouveau, sera interdit en Allemagne par Goebbels avant que l'auteur du roman éponyme ne soit déchu de sa nationalité allemande en 1938. Ces films n'avaient pas l'heur de plaire au Ministre de la Propagande, soucieux de préparer les mentalités à une nouvelle guerre dévastatrice. Entretemps, Jean Renoir avait réalisé La Grande illusion en 1937, un autre film pacifiste mais lucide sur l'impossible fraternisation des hommes, comme un prélude à l'éternel recommencement de la barbarie humaine.



[1] Le film s'inspire du célèbre roman du même titre écrit par Erich Maria Remarque en 1929




mardi 15 mars 2022

De l'importance du zoom chez John Ford


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Le zoom est un travelling optique que John Ford utilise de manière rarissime. Il n'en revêt donc que plus d'importance lorsqu'il l'utilise dans le choix de la mise en scène. Nous pensons immédiatement à celui qui introduit Ringo Kid (John Wayne) dans La Chevauchée fantastique (Stagecoach, 1939), mais aussi à celui utilisé à ce moment dans La Prisonnière du désert (The Searchers, 1956). Le photogramme 2 fige la résolution de ce zoom avant effectué très rapidement, permettant  ainsi d'attirer le regard du spectateur vers le visage du personnage principal, en l'occurrence Ethan Edwards (John Wayne). Que veut nous dire John Ford ? Sillonnant les territoires de l'Ouest à la recherche de sa nièce (sa fille ?[1]) Debbie, la seule survivante de sa famille massacrée, kidnappée quelques années plus tôt par les Comanches, Ethan vient d'apprendre que deux anciennes prisonnières, deux jeunes filles blanches, ont été trouvées et emmenées, il y a peu, dans un fort de l'armée américaine. Une fois rendu sur place, il ne peut que déchanter face à celles qui ont gardé les stigmates de leur captivité. Leur air hagard et hébété, leur incapacité à parler ne serait-ce qu'un seul mot en anglais, leur perte de tout sens de la réalité confrontent Ethan à ses démons intérieurs (photogramme 1). Avant de tourner les talons, il se retourne brusquement pour les regarder et se figer devant la caméra, devançant de quelques secondes le zoom qui entre alors en action. Ce dernier « porte sur la relation étroite entre le visage et l'âme humaine, qui sous-tend la grande puissance émotionnelle des gros plans »[2]. Avec ses traits froids et durs, ses mâchoires serrées et ses yeux en partie masqués par l'ombre de son stetson, son visage exprime une rage intérieure et une haine inextinguible pour ces Indiens – tous les Indiens - qui ont commis ce forfait, mais aussi pour celles qui ne sont manifestement plus pour lui des Blanches. Son regard halluciné dit clairement qu'il est prêt au meurtre pour laver la souillure que représente l'union entre des femmes blanches et des Indiens. Cette folie haineuse laisse augurer le pire pour Debbie, en ce sens que cette croisade, cette quête obsessionnelle pour la libérer de ses ravisseurs se transforme progressivement en une volonté de purifier dans le sang cette corruption de la lignée familiale qu'Ethan considère comme une transgression, une profanation de l'ordre blanc et de sa civilisation. Cette fixation meurtrière soulignée par son regard inquiétant suggère qu'il vient de réaliser que Debbie s'est probablement intégrée à la tribu pour devenir une authentique Comanche.  À ses yeux, il vaudrait mieux qu'elle soit morte que vivante. Mais le personnage est encore plus complexe. Ethan est un individu déséquilibré, animé de pulsions violentes, profondément névrosé et raciste, une figure que John Ford a voulu négative, anti-héroïque et tragique. Le fait de chercher à tuer Debbie révèle ses tourments et ses tendances autodestructrices, si nous considérons la jeune fille comme un symbole de la recherche de son passé, ou comme un lien fondamental entre lui et sa famille perdue. Anéantir ce lien équivaudrait à la pulsion paradoxale d'un homme convaincu de détruire ce qu'il aime.

 



[1] Voir chronique Le non-dit chez John Ford

[2] Philosophie politique du western, les ambiguïtés du mythe américain de Robert B. Pippin, Les Éditions du Cerf, 2021, p.182




dimanche 13 mars 2022

La responsabilité chez Stanley Kramer

 

1948. Un soir, un restaurant à Munich dans la zone d'occupation américaine. Madame Berthold (Marlene Dietrich), une aristocrate, veuve d'un général allemand, jugé et pendu quelques années plus tôt pour crimes de guerre, se fige face à Dan Haywood (Spencer Tracy), le Président d'un tribunal jugeant quatre anciens magistrats nazis accusés de crimes contre l'humanité. Dans son désir de mieux comprendre ce qui a mené tant d'Allemands à soutenir l'insoutenable, il n'hésite pas à fouailler la plaie en questionnant son interlocutrice sur la nature fondamentalement criminelle du régime que son mari a servi. « Nous ne savions pas » ! dit-elle avec véhémence, et à cinq reprises, à propos de la réalité des camps de concentration allemands. « Nous croyez-vous capables de tuer des femmes et des enfants » ? insiste-t-elle encore face à un Dan Haywood, plus que jamais sceptique. Dénégation sincère ou refus de la culpabilité ? Jugement à Nuremberg (Judgement at Nuremberg, Stanley Kramer, 1961) pose avec une redoutable lucidité, et pour la première fois sur un écran de cinéma, les questions qui fâchent, particulièrement dans cette RFA de 1961 qui fit un très mauvais accueil au film, tant le pays était désireux de faire table rase d'un passé dont il ne voulait plus rien savoir. Comment en effet, Madame Berthold peut-elle admettre, par sa cécité ou son indifférence, avoir été complice du pire ? Comment peut-elle reconnaître que son mari a servi un régime totalitaire, coupable des crimes les plus monstrueux et commémorer en toute innocence le culte des morts? Comme tous les Allemands en 1948, elle se réfugie dans cette croyance en une Wehrmacht indépendante de l'idéologie nazie, une armée dépolitisée, obéissant aux ordres et lancée dans une guerre juste contre le bolchévisme[1]. Elle veut croire que les bourreaux n'ont agi que sous la contrainte d'un régime perverti et que les Allemands « ordinaires »[2] ne pouvaient être responsables, même indirectement, des tueries de masse qui ont mené l'Allemagne vers l'abîme. Manifestement Madame Berthold ne doute pas un seul instant, ne se pose aucune question, mais proclame haut et fort l'injustice de la justice des vainqueurs. N'avoir rien vu, rien entendu, rien su, est ce mensonge déculpabilisateur permettant de faire un compromis avec soi-même, avec sa morale et sa conscience. Face à cette amnésie de tout un pays, Stanley Kramer pose donc la question de la responsabilité en confrontant la morale universelle à l'obéissance et au nationalisme aveugle. La scène est envoûtante, en ce sens qu'elle donne à Marlene Dietrich un rôle à contre-emploi, alors qu'elle avait quitté l'Allemagne en 1930 pour devenir trois ans plus tard une opposante déterminée au régime hitlérien. Naturalisée américaine en 1939, elle n'a cessé de participer à l'effort de guerre de son pays d'adoption, jusqu'à accompagner en 1944 l'armée du général Patton et chanter sur scène au fur et à mesure que les Alliés libéraient l'Europe. Après 1945, elle fut très mal accueillie en Allemagne, tant elle incarnait la mauvaise conscience de tout un peuple. Au moment du tournage de Jugement à Nuremberg, Marlene Dietrich a toujours cet air mélancolique, cette voix rauque et ses yeux en amandes hypnotiques qui firent sa gloire dans les films de Joseph von Sternberg comme L'Ange bleu (Der Blaue Engel, 1929) ou Cœurs brûlés (Morocco, 1930). La sortie du film à Berlin-Ouest, le 14 décembre 1961 coïncide, en Israël, avec la fin du procès de Jérusalem et la condamnation à mort d'Eichmann, le logisticien de la Solution finale. Cette convergence d'un film et d'un procès contribua à pousser les Allemands à faire leur examen de conscience, à faire ressurgir de nombreux fantômes que la dénazification de l'immédiat après-guerre n'avait pas expurgés d'un passé proche. Par sa force morale, Jugement à Nuremberg renoue avec la veine humaniste des films américains de la fin des années 30 et des années 40, comme Vers sa destinée (Young Mister Lincoln, 1939), M. Smith au Sénat (Mister Smith goes to Washington, Frank Capra, 1939), Le Dictateur (The Great Dictator, Charlie Chaplin, 1940) ou Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, John Ford, 1940).    



[1] L'historiographie allemande et française a, depuis plus de vingt ans, démontré le contraire. Voir La Wehrmacht: la fin d'un mythe de Jean Lopez, Éditions Perrin, 2019




samedi 5 mars 2022

La loi et le lynchage chez John Ford et Edward Dmytryk


Vingt ans exactement séparent Vers sa destinée (Young Mister Lincoln, 1939) de L'Homme aux colts d'or (Warlock, 1959), signés respectivement par John Ford et Edward Dmytryk. Les deux films s'opposent quant à la représentation de la loi, mais se répondent en miroir dans la dénonciation du lynchage. Henry Fonda incarne dans les deux cas un homme face à une foule en colère, prête à lyncher des prisonniers accusés de divers méfaits. Le jeune avocat Abraham Lincoln (photogramme 1) vient de s'interposer entre la porte de la prison et les lyncheurs les plus enragés utilisant un tronc d'arbre comme bélier pour entrer de force dans le bâtiment. Arc-bouté dans l'encadrement de la porte, il s'oppose de toutes ses forces à la foule vindicative. La composition dans le plan est savamment organisée puisque tous les personnages s'inscrivent dans un triangle dont le point de fuite est Lincoln. Les regards convergent vers lui et la tension est à son comble. Mobilisant tout son idéalisme mais aussi son autorité, Honest Abe n'a jamais aussi bien mérité son surnom. Il discute, interpelle, vitupère, cajole et finit par opposer la fureur d'une pendaison illégale « à la honte, au remords que chacun peut éprouver, quand il est seul face à sa conscience »[1]. Pour Lincoln, la loi relève de la raison, de la nécessité d'autoriser ou d'interdire au nom du bien commun, comme un ultime rempart contre l'arbitraire et la violence, à l'interface de la civilisation et de la barbarie. Chez Dmytryk, au contraire, Clay Blaisdell (de face et de dos, photogrammes 3 et 4) est un mercenaire dont la ville de Warlock monnaie la maîtrise du colt pour éliminer une bande de hors-la-loi qui terrorise ses habitants. Tueur à gages flamboyant, mais non dénué d'éthique et de noblesse, il avance en marge de la loi, ne reconnaissant que ses propres règles, et utilise la violence pour répondre à la violence. Appelé à la rescousse par un groupe de citoyens tentant de protéger des prisonniers (photogramme 3), il fait face à la meute assoiffée de sang avec la même détermination et la même autorité que celles de Lincoln. Mais l'idéalisme du second n'a plus cours chez le premier. Qu'un tueur professionnel, refusant tout statut légal pour des raisons financières[2] puisse être, malgré tout, du côté de la justice légale n'est pas le moindre des paradoxes du film. Tant que la loi n'est pas installée dans l'Ouest, Blaisdell peut continuer à exister, condamné à errer de ville en ville, dans l'incapacité de répudier sa profession sans se répudier lui-même. Blaisdell est non seulement un anti-Lincoln, mais aussi un sosie d'Ethan Edwards[3] ou de Tom Doniphon[4], des héros qui se révèlent être des anti-héros, incapables de s'installer et donc inévitablement en voie de disparition. Alors que Lincoln est à l'aube de sa carrière, Blaisdell ne peut être qu'un paria[5], qu'un marginal en obsolescence programmée. La démarcation morale entre le Bien et le Mal est claire chez Ford, mais reste floue chez Dmytrick qui se demande si les meurtres de Blaisdell peuvent être justes[6]. En 1959, le temps commence à corrompre le synopsis usé de la légende dans laquelle les héros étaient sans peur et sans reproche. Clay Blaisdell préfigure donc bien les personnages qui vont peupler les westerns révisionnistes, mélancoliques et amers des années 60 et 70. Pourtant, les deux cinéastes se rejoignent dans un virulent portrait à charge de la loi de Lynch que tant de réalisateurs avaient déjà dénoncée, de Fritz Lang (Furie/Fury, 1936) à William A. Wellman (L'Étrange incident/The Ox-Bow Incident, 1943) en passant par Raoul Walsh (Une Corde pour te pendre/Along the Great Divide, 1951). John Ford lui-même y reviendra encore en filmant le lynchage terrifiant d'un jeune Indien par une horde excitée et venimeuse de Blancs (Les Deux cavaliers/Two Rode Together, 1961). Le contrechamp à 180° de Ford (photogramme 2), filmé en caméra subjective, montre les visages grimaçants, déformés par la haine de citoyens ne répugnant pas à se transformer en juges et en bourreaux. Celui de Dmytryk (photogramme 4) ne dit pas autre chose:  une autre loi, celle de la foule hystérique et haineuse, menace la civilisation, même embryonnaire, en permettant aux instincts les plus vils et les plus grégaires de se déchaîner dans la nuit éclairée par les torches enflammées. Lincoln et Blaisdell, par la seule force de leur verbe (ou presque pour Blaisdell qui n'hésitera pas à assommer un récalcitrant bas du front), parviendront à calmer les esprits, ce que Gil Carter (toujours interprété par Henry Fonda décidément) n'arrivera pas à faire dans L'Étrange Incident. Pendant longtemps, Henry Fonda a incarné l'archétype de l'homme lincolnien, honnête et épris de justice dont Douze hommes en colère (Twelve Angry Men, Sydney Lumet, 1957) est probablement le sommet, puis il est progressivement passé, l'âge aidant, à des rôles plus complexes, plus noirs, plus blaisdelliens en somme, comme celui du chasseur de primes Morg Hickman dans Du sang dans le désert (The Tin Star, Anthony Mann, 1957) qui ouvre la voie au film de Dmytryk. Sergio Leone saura s'en souvenir lorsqu'il lui donnera le rôle de l'impitoyable et crapuleux Frank dans Il était une fois dans l'Ouest (Once Upon a Time in the West, 1968) au cours duquel il n'hésitera pas à tirer sur un enfant.



[1] John Ford, la violence et la loi de Jean Collet, Éditions Michalon, 2004, p.35

[2] Blaisdell répond au shérif qui lui propose une étoile que la fonction l'intéresse mais pas le salaire.

[3] John Wayne dans La Prisonnière du désert/The Searchers, John Ford, 1956

[4] Toujours John Wayne dans L'Homme qui tua Liberty Valance/The Man who Shot Liberty Valance, John Ford, 1962

[5] À l'image du réalisateur qui, en 1951, dénoncera devant la Commission des Activités Anti-Américaines, ses collègues Jules Dassin et John Berry. En ces temps de maccarthysme triomphant, il avait auparavant purgé une peine de six mois de prison pour les liens qu'il avait entretenus avec le Parti communiste américain.

[6] C'est la grande question que posera L'Homme qui tua Liberty Valance (1962).




mardi 1 mars 2022

Le destin chez John Ford

 

Dans l'avant-dernier plan de Vers sa destinée (Young Mister Lincoln, John Ford, 1939) Abraham Lincoln vient de gravir, à grandes enjambées, une colline pour s'immobiliser quelques instants, une fois parvenu au sommet, alors que l'orage gronde et que les nuages à l'arrière-plan obscurcissent le ciel (voir le photogramme). La contre-plongée accentue sa silhouette longiligne vêtue de noir, encore agrandie par le chapeau haut-de-forme qu'il porte avec une noblesse certaine. Jeune avocat, il vient d'acquitter deux frères accusés injustement de meurtre, au cours d'un procès riche en rebondissements. Figure toujours renouvelée du cinéma de John Ford aperçue dans Le Cheval de fer (The Iron Horse, 1924) et dans Je n'ai pas tué Lincoln (The Prisoner of Shark Island, 1936), Abraham Lincoln, ce héros fordien issu du peuple, convaincu que la loi et la justice sont indissociables et indispensables pour bâtir une communauté et une Nation, est ici en route vers sa destinée. À cet instant, John Ford ne filme plus l'avocat un peu gauche et hésitant du début du film, mais un homme qui vient de passer de la jeunesse à l'âge adulte, déterminé à marquer l'Histoire de son empreinte et prêt à s'emparer de son bâton de pèlerin (comme celui qu'il avait laissé tomber sur la tombe de celle qui aurait pu devenir sa femme, Ann Rutledge) pour devenir le 16e Président des États-Unis. Le futur vient de se greffer sur le présent et Ford hisse sa trame narrative à la hauteur du mythe, celui qui fait de Lincoln un élu du destin, un homme qui marquera l'Histoire. Le ciel tourmenté, les nuages noirs et l'orage préfigurent les tragédies qui vont frapper les États-Unis au cours de ses deux mandats: celle déclenchée par la guerre de Sécession, mais aussi celle de son assassinat en 1865. Cette façon de filmer le présent, tout en donnant à Lincoln la stature tutélaire qu'il aura dans un avenir proche, et donc de mettre en symbiose présent et futur, est l'une des grandes occurrences du cinéma de John Ford. Ainsi, dans Le Massacre de Fort Apache (Fort Apache, 1948), le destin du lieutenant-colonel Thursday/Custer est intimement lié à la défaite de Little Big Horn qui plane sur lui tout au long du film. À la droite d'Abraham Lincoln, une clôture en bois qu'il a longée tout au long de son ascension le relie encore au monde d'avant, un monde dans lequel il a forgé les armes de son humanité et de son honnêteté exprimées au cours du procès. Cette architecture qui donne du sens au décor répond comme un écho à la barrière qui délimite l'itinéraire de Wyatt Earp (Henry Fonda encore) lorsqu'il quitte Tombstone et Clementine dans La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946) ou celle que suit Tom Joad (Henry Fonda toujours) se dirigeant vers la ferme familiale dans Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, 1940). À sa gauche, les arbres sont identiques aux arbres des génériques de Vers sa destinée d'une part, et des Raisins de la colère d'autre part, fragiles, ployant sous les bourrasques de vent, mais tenant bon comme autant de signes de régénérescence et de  croissance. À la fin du plan, Abraham Lincoln sort du champ, la pluie se met à tomber, et alors que s'intensifie la musique - The Battle Hymn of the Republic, un chant patriotique et religieux écrit en 1861 – que l'on entendait depuis le début de la séquence, un fondu enchaîné donne à voir la statue de Lincoln au Mémorial de Washington. La combinaison entre l'image et le son est ici d'un lyrisme absolu. Pour John Ford, le jeune Mr Lincoln, héros prédestiné en puissance, prêt à se mettre au service de la Nation américaine, vient de se figer pour toujours dans l'éternité.