jeudi 24 août 2017

L'île des morts chez Ridley Scott


L'île des morts d'Arnold Böcklin


L'île des morts de Ridley Scott

Dans Alien : Covenant (2017), Ridley Scott réactive l’un des marqueurs qui a immortalisé depuis 1979 toute la saga du xénomorphe venu d’ailleurs : un décor composé d’espaces hostiles, inhospitaliers, inquiétants et dont la dramaturgie a participé pleinement aux différentes intrigues développées dans les scénarios respectifs. Le dernier opus de la série (le sixième en fait si l’on intègre Prometheus (2012) du même Ridley Scott), fait manifestement directement référence à l’une des versions (il y en a cinq) du tableau d’Arnold Böcklin, L’île des morts (1886). Cette peinture du symboliste suisse (1827-1901) représente une île vers laquelle se dirige, sous un ciel noir et orageux, un frêle esquif conduit par Caron, le guide des enfers, qui dans la mythologie grecque est chargé de faire traverser le Styx aux âmes des défunts vers le royaume des morts. Cette île mystérieuse composée de hautes falaises escarpées surplombant de leur masse le fleuve et prenant en tenaille des cyprès, forme un ensemble lugubre qui renvoie directement à la nécropole de la planète inconnue sur laquelle débarquent, à l’instar de ceux du Nostromo de la version originelle, les astronautes du vaisseau Covenant. Chez Böcklin, la verticalité des lignes et les pleins que forment les rochers colossaux sont autant de signes d’une tragédie en cours et d’une oppression sourde que Ridley Scott reprend à son compte. En effet, l’idée de perte et de deuil imprègne l’œuvre du peintre helvète comme celle du cinéaste britannique, puisque le tableau a été réalisé à la demande d’une amie qui venait de perdre son mari. Ce dernier est représenté debout dans une barque, revêtu d’un linceul blanc, se dirigeant vers cette île pour un voyage sans retour. Chez Scott, il ne peut y avoir pour équipage qu’un groupe lentement mais sûrement décimé par des forces qui le dépassent. Mais dans les deux cas, l’île est d’abord une masse émergeant d’une obscurité, entourée d’une aura de mort et de mystère. Dans Alien : Covenant, ce paysage spectral est avant tout un paradis perdu, totalement vide et isolé du reste de la galaxie, mais sur lequel règne un dieu androïde, nouveau Mabuse, nouveau Frankenstein ou nouveau Kurz, fasciné par les mutations et la création des hallucinants xénomorphes. Ce démiurge renouvelé entend, dans cet espace qui n’a rien de bucolique, et qui tranche par son naturalisme sur les couloirs habituels des vaisseaux spatiaux, répondre aux questions que se posaient les symbolistes européens à la fin du XIXe siècle sur le sens de la vie – et donc de la mort – et le destin de l’humanité. Figé dans sa majestuosité, ce vaisseau fantôme minéral dégage une inquiétante et étrange beauté qui n’a aucune vie propre si ce n’est le mouvement des cyprès balayés par le vent et cette lumière énigmatique scintillant dans les ténèbres. De Jacques Tourneur (I Walked with a Zombi/1943) à Ridley Scott en passant par Mark Robson (The Isle of Dead/1945) ou Norman McLaren (A Little Phantasy on a 19th Century Painting/1946), le cinéma n’a cessé d’être fasciné par la poésie macabre du tableau d’Arnold Böcklin. 



                                 I Walked with a Zombi (Jacques Tourneur, 1943)


                                                       The Isle of Dead (Mark Robson,1945)


                           A Little Phantasy on a 19th Century Painting (Norman McLaren,1946)


vendredi 11 août 2017

Le lynchage chez John Ford

      1                                  Ford Rainey et Richard Widmark (au centre de l'image)

      2                                           John Qualen, Ford Rainey et Willis Bouchey

Il s’agit ici de l’une des scènes les plus violentes, les plus dramatiques, les plus âpres de tout le cinéma de John Ford. Dans Les Deux cavaliers (Two Rode Together, 1961), un groupe de pionniers participe au lynchage d’un jeune Comanche, Running Wolf (David Kent). Laissant exploser son racisme et sa haine, une main tenant une bible et l’autre un fusil, le révérend Henry Clegg (Ford Rainey) interpelle violemment le lieutenant Jim Gary (Richard Widmark dans le photogramme 1) chargé de négocier la restitution de prisonniers blancs kidnappés depuis de nombreuses années par les Comanches. La famille blanche de Running Wolf semble reconnaître en lui, le fils perdu jadis. Mais alors que la mère tente de lui couper les cheveux, Running Wolf la tue. En réponse, à la lueur des torches et au nom d’une vengeance primitive et expéditive, un groupe d’excités mené par le révérend s’improvise juges, jurés et exécuteurs des basses œuvres. Cette séquence nocturne rappelant les manifestations du Ku Klux Klan est d’une fulgurance et d’une morbidité étouffantes. Elle révèle l’âme noire de ces pionniers qui prétendent, au nom de la religion, coloniser un espace forcément hostile à leurs yeux. Alors que les colons le traînent sur le lieu de son supplice, Running Wolf renverse une boîte musicale dont il reconnait instantanément la mélodie qui s’en échappe. Quelques instants plus tard, le corps de l’infortuné indien finit par se balancer au bout d’une corde attachée à la branche d’un arbre (photogramme 2). Le fait que Running Wolf soit finalement un Blanc dont l’enfance avait été manifestement bercée par cette musique ne change rien au propos de Ford.  Cherchant à dénoncer la violence aveugle à l’égard des Indiens, le réalisateur fait de Running Wolf le double inversé de Debbie Edwards (Natalie Wood), déjà kidnappée par les Comanches (La Prisonnière du désert/The Searchers, 1956) mais sauvée par son oncle Ethan Edwards (John Wayne). Running Wolf n’a pas la même chance : il est la victime expiatoire de toutes les haines et le réceptacle du racisme des Blancs, qui ne voient dans sa personne qu’un sauvage inapte à vivre de manière dite civilisée. « Avec John Ford, le sauvage n’est jamais celui que l’on croit » (1). Bien que renié par son auteur, Les Deux cavaliers fait partie de ces œuvres tardives du maître qui, à l’instar du Sergent noir (Sergeant Rutledge, 1960), de L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man who shot Liberty Valance, 1962), ou encore des Cheyennes (Cheyenne Autumn, 1964), témoignent d’une certaine amertume mais aussi d’une lucidité par rapport à la conquête de l’Ouest. Le massacre des Indiens, la ségrégation raciale dans l’armée, la religion dévoyée (le patronyme du révérend Clegg renvoie à la famille Clegg, une bande de hors-la-loi qui terrorise un convoi de pionniers dans Le Convoi des braves, 1950), sont autant de thèmes qui remettent en cause les mythes fondateurs de l’Amérique tout en assurant une transition entre le western classique des années 40/50 et le western crépusculaire de la fin des années 60.

(1) Les Deux cavaliers, critique de Anne Dessuant dans Télérama, le 18 mars 2017.


mardi 8 août 2017

La composition dans le plan chez Anthony Mann


Dans Du sang dans le désert (TheTin Star/1957), Anthony Mann met en scène un ancien shérif devenu chasseur de primes Morgan Hickman (Henry Fonda) arrivant dans une petite ville de l’Ouest américain avec le cadavre d’un hors-la-loi en travers de la selle d’un cheval, pour réclamer sa récompense. Le moins que l’on puisse dire, est que son entrée ne passe pas inaperçue. À l’instar d’un Orson Welles dans Citizen Kane (1940), Anthony Mann place tous les éléments de son intrigue dans un même cadre démultiplié. Tout d’abord les limites du champ (ce qui est visible à l’écran), avec au premier plan l’intérieur d’une pièce dans laquelle déambule Morgan Hickman puis, au second plan, une fenêtre constituée de deux cadres (voire de quatre) permettant de voir la rue à l’extérieur et les badauds qui s’interrogent sur l’arrivée du chasseur de primes. Le cinéaste travaille manifestement la composition dans le plan en jouant sur la profondeur de champ. Plusieurs échelles visuelles, le plus souvent filmées en autant de plans, sont fusionnées en un seul, dont la netteté permet ainsi de tout voir. L’œil du spectateur, allant sans cesse de l’intérieur vers l’extérieur, peut donc saisir toute la dramaturgie qui est en train de se mettre en place. Morgan Hickman est certes un chasseur de primes, c’est-à-dire un personnage peu recommandable puisqu’il tue pour de l’argent, mais la seule présence d’Henry Fonda, suffit à tempérer ce premier jugement négatif. Celui-là est à cette époque très fortement associé à ses rôles d’homme épris de justice, de noblesse, de bravoure et de paix : Vers sa destinée (Young Mister Lincoln, 1939), Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, 1940), La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946) et surtout 12 Hommes en colère (12 Angry Men, 1957) avaient sanctuarisé la réputation de l’acteur à Hollywood et dans l’esprit des spectateurs. Seuls John Ford en 1948 (Fort Apache/Le Massacre de Fort Apache) ainsi que Sergio Leone en 1968 (Il était une fois dans l’Ouest/Once upon a Time in the West) et dans une moindre mesure, toujours en 1968, Vincent McEveety (Les Cinq Hors-la-loi/Firecreek) oseront utiliser à contre-emploi cet acteur en lui faisant jouer respectivement le lieutenant-colonel Thursday, une brute galonnée massacreur d’Indiens, Franck, un tueur d’enfants et Bob Larkin, un chef de gang, violent et sans scrupules. Dans Du sang dans le désert donc, Morgan Hickman ne peut être cet être vil et vénal qu’est un chasseur de primes. Le premier enjeu du film est ainsi posé d’emblée : quelle est l’impérieuse nécessité qui a pu pousser Morgan à devenir un paria aux yeux de ses concitoyens ? Parce que c’est bien sous le sceau de la marginalité qu’il arrive dans cette ville, sous les regards interrogateurs de ses habitants. À l’arrière-plan, des groupes d’autochtones bien visibles se sont formés. Ils constituent une foule méfiante qui dévisage ce messager de la mort tout en mettant en valeur par opposition la solitude de Morgan Hickman. Ce ne sont pas encore des villageois hostiles, mais leurs chuchotements et leurs conciliabules en disent long sur leur opinion devant l’arrivée de cet homme, un étranger, opérant en marge de la loi. Deux univers s’opposent donc dans un même plan : un espace ouvert (la rue principale) en apparence civilisé mais travaillé par des forces réactionnaires, et un espace fermé (le bureau du shérif local) dans lequel se pose la question de la représentation de l’ordre : celle incarnée par le jeune shérif inexpérimenté Ben Owens (Anthony Perkins), représentant légal de la communauté que le chasseur de primes va rencontrer, et celle de Morgan Hickman préférant rester un homme ivre de liberté et maître de ses actes, soumis à sa seule moralité et non à celle d’un groupe. Du sang dans le désert est un western passionnant.


jeudi 3 août 2017

Les armes à feu chez Mel Gibson


Dans une Amérique qui ne voit aucune contradiction entre religion et armes à feu, le film de Mel Gibson, Tu ne tueras point (Hacksaw Ridge/2016) est un brûlot. En 1944, un objecteur de conscience adventiste, Desmond T. Doss (Andrew Garfield) s’engage dans l’armée au plus fort de la guerre dans le Pacifique, mais refuse, obstinément, au nom de sa foi, de ses convictions et de sa morale, de porter une arme. Subissant les vexations et les sanctions que lui infligent sa hiérarchie et les autres appelés, il finit néanmoins par être affecté, en tant qu’infirmier, dans un régiment qui se lance en 1945 à l’assaut de Hacksaw Ridge (la falaise du hachoir) sur l’île d’Okinawa. Sous le feu de l’artillerie et des mitrailleuses japonaises, sans tirer un seul coup de feu, et alors que son régiment a battu en retraite, Desmond Doss va soigner, évacuer et sauver des dizaines de combattants laissés blessés sur le champ de bataille et promis à une mort certaine. L’histoire d’un individu pris dans la tourmente de la guerre est une figure récurrente du cinéma américain. Desmond Doss fait immédiatement penser au sergent York (Sergeant York de Howard Hawks/1941), mais reste fondamentalement opposé à un Chris Kyle (American Sniper de Clint Eastwood/2014). Si Alvin York (Gary Cooper) est déjà un objecteur de conscience et un pacifiste convaincu, il accepte néanmoins de porter un fusil dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, alors que Chris Kyle (Bradley Cooper : deux Cooper curieusement réunis sous un même patronyme, mais sans lien de parenté et fortement antinomiques) est un tireur d’élite envoyé en Irak dans les années 2000 pour abattre tous les Irakiens, civils et militaires qui passent devant la lunette de son fusil. Sur l’île d’Okinawa donc, et dans une atmosphère cauchemardesque, cerné par les explosions et les balles qui sifflent autour de lui, recroquevillé sur lui-même, le visage grimaçant sous l’effort, Edmond Doss traîne un compagnon blessé pour le mettre à l’abri. Il semble vouloir s’enfoncer dans cette terre labourée par la puissance de feu des troupes japonaises, pour mieux se protéger de leurs projectiles. La fumée des explosions, au deuxième plan, forme un écran qui rend l’ennemi invisible. Le champ de bataille apparaît vide mais la mort vient de loin, anonyme, brutale, effrayante, accentuant le phénomène de déshumanisation en cours. Ce sont les convictions religieuses chevillées au corps de Desmond qui lui font supporter cette dangerosité extrême. Rien d’étonnant de la part de Mel Gibson, fervent catholique revendiqué et assumé depuis La Passion du Christ (The Passion of the Christ/2004). La lecture du film peut se faire à l’aune de la démarche christique et patriotique d’Edmond, mais peut aussi être interprétée comme un rejet viscéral des armes à feu. Dans un pays où circulent plus de 310 millions de ces armes, l’attitude du personnage de Doss est un gigantesque pied de nez à toutes les gâchettes vampirisées par la mystique du colt et de la winchester héritée des pionniers, la longue tradition de l’autodéfense et surtout l’omniprésence et l’omnipotence du lobby de la National Rifle Association qui, forte de ses 5 millions de membres, court-circuite systématiquement toute velléité de limiter la circulation de ces armes. Montrer une telle détestation de la violence alors que l’enfer se déchaîne autour de Doss, n’est pas le moindre paradoxe de ce film, faiblement récompensé aux Oscars 2017 (meilleur montage et meilleur mixage son).